Redécouvrir Lost Highway, un des nombreux chef-d’œuvres de David Lynch, est déjà un plaisir immense. Profiter de sa restauration 4K par Potemkine Films au cinéma l’est encore plus. Son pouvoir de fascination et de déstabilisation s’en retrouve décuplé.

Article initialement paru dans Revus & Corrigés N°17 – Révolutions du cinéma numérique.

« Dick Laurent est mort. » C’est par ces mots énigmatiques que commence Lost Highway, 7e film de David Lynch. Message sybillin prononcé par un inconnu à l’interphone d’une maison, ces mots sont le prélude d’événements étranges et obscurs, signes annonciateurs du désastre à venir. Fred, saxophoniste, vit avec sa femme Renée dans leur grande maison de Los Angeles. Un jour, ils reçoivent une cassette vidéo avec des images de leur maison. Événement tout sauf anodin pour Fred, éveillant les soupçons de cet homme paranoïaque et jaloux. Les cassettes vidéos devenant de plus en plus intimes, la tension monte au sein du couple. Après que Fred a commis l’irréparable, le film change de protagoniste et de ton. Le spectateur suit désormais un dénommé Pete, garagiste vivant chez ses parents, qui tombe amoureux d’Alice, ressemblant étrangement à Renée… 

Silence et satin

Comme la majeure partie des films de David Lynch, Lost Highway est impossible à résumer. Il ne faudrait surtout pas y chercher de la cohérence ou du sens car tout est mystérieux et demeure inexpliqué. L’aventure lynchienne se vit, se ressent et s’observe, avant de se comprendre. D’ailleurs, dès les premières minutes du film, on est plongé dans cette ambiance que l’on ne retrouve chez aucun autre cinéaste : lenteur des phrases, silences évocateurs, paroles chuchotées à demi-mot, bruits et sons inquiétants. Mais ce faux univers ouaté de satin noir est en réalité un monde sombre fait de sexe et de violence, où se confondent désirs sexuels et pulsions meurtrières. La maison de la première partie du film semble être le cerveau de Fred, qui se perd dans les couloirs comme dans les méandres de son imagination, et ne sait plus où est sa femme ni ce qu’il a pu lui faire. Détestant la vidéo car préférant avoir ses propres souvenirs des événements, Fred refuse la réalité et vit dans son imaginaire. Ainsi, la seconde partie du film semble tirée de ses rêveries, lorsque le jeune Pete se fait accoster par la pulpeuse Alice, version blonde de Renée. Détail qui a son importance : c’est Patricia Arquette qui joue les deux personnages féminins, Renée la brunette aux faux airs d’Ava Gardner, et Alice la blonde sexy style Barbara Stanwyck dans Assurance pour la mort (1944). Des noms évoquant le film noir américain, qui n’a pas fini de fasciner Lynch puisque Mulholland Drive, réalisé quatre ans plus tard, sera également truffé de références au genre. 

Sublimement filmée et à moitié nue dans presque chaque scène, Patricia Arquette est tantôt une femme-objet, tantôt une femme fatale. Après True Romance et Ed Wood, elle trouve à nouveau un film à la mesure de son talent, Lynch confirmant son statut d’icône des années 1990. Balthazar Getty incarne le naïf Pete et – coïncidence surprenante – Lynch embauche deux acteurs d’Independence Day, sorti un an plus tôt. Fred est interprété par Bill Pullman, aussi crédible en président des États-Unis dans le film de science-fiction qu’en meurtrier impassible. Robert Loggia (le général Grey dans le film d’Emmerich) est le mafieux Dick Laurent, tout simplement effrayant. Dans une scène, Dick rentre dans une voiture qui l’a collé de trop près, tabasse son chauffeur et lui rappelle les chiffres d’accidents de la route. Le spectateur, tout comme Pete assis à l’avant de la Cadillac, est ahuri par cette scène, quasi comique, qui semble sortie de nulle part. Car le film change de ton et de genre à plusieurs reprises : tour à tour huis clos oppressant, comédie, teen movie, thriller, enquête policière, film érotique, Lost Highway est littéralement une route perdue dans la nature cinématographique, quelque part entre Los Angeles et le désert. Tous les genres y sont présents, en faisant un objet étrange et à part, une expérience visuelle que seul Lynch est capable de créer. D’ailleurs, outre le film noir, on trouve des références à des films disparates, comme Fenêtre sur cour (1954), L’Enfer de Clouzot (1964) ou encore La Fureur de vivre (1955)

Profondément ancré dans les années 1990, de par son esthétique, ses matières, et sa musique, Lost Highway pourrait être le point de rencontre entre Videodrome (1983) et Basic Instinct (1992). Le premier car c’est comme si Lynch prédisait l’importance croissante de la vidéo dans nos vies et l’explosion du porno. Ce n’est par hasard que la maison de Fred se situe près de l’Observatoire. L’objet de la cassette renvoie au voyeurisme, récurrent chez Lynch. Onze ans auparavant, dans Blue Velvet, le corps féminin s’observait à travers les battants d’un volet. Désormais, il se regarde par le médium de la vidéo. Car chez Lynch, il y a toujours ceux qui observent et ceux qui sont observés. Quand les premiers sont le plus souvent passifs, frustrés dans leurs pulsions sexuelles, les seconds sont plus actifs, épanouis dans leur sexualité. Avec une bande-son composée de morceaux de Trent Reznor, Rammstein, David Bowie et Marilyn Manson, le film est une proposition séduisante et inquiétante, renvoyant chaque spectateur à son propre voyeurisme. Si vous êtes devant ce film, c’est que vous aimez regarder, semble nous chuchoter à l’oreille David Lynch. Quintessence des thèmes lynchiens, le tout nimbé de mystère, rêves et visions cauchemardesques, Lost Highway confirme son statut de  classique instantané.

LOST HIGHWAY

David Lynch (1997)
Potemkine Films
Au cinéma le 7 décembre 2022

Catégories : Critiques