Il a une dizaine d’années, au moment de la sortie de Drive de Nicolas Winding Refn, son film-matrice, Driver de Walter Hill, sorti en 1978, avait refait parler de lui. Depuis, grâce aux ressorties et rétrospectives, la carrière du cinéaste, ancien scénariste de Peckinpah, a su lui redonner la place qu’il mérite dans le paysage américain des années 1970-80 – son âge d’or (même si quelques manques restent à combler, dont le monumental Sans retour). En attendant, la ressortie de Driver à la fois au cinéma et en vidéo donne à revoir une performance de cinéma minimaliste géniale, hors-du-commun, et avec certainement parmi les meilleures courses-poursuites jamais filmées.

Article originellement publié dans Revus & Corrigés n°16, automne 2022.

À partir des années 1960, une partie du cinéma américain est revenue à la quête d’un geste de cinéma pur, cru, comme au temps des westerns d’aventure muets ou des polars de série B les plus fauchés et efficaces de l’après-guerre. Des films dégraissés au possible, devenus presque abstraits, souvent des histoires de mouvement : La Proie nue (1965), Bullitt (1968), Macadam à deux voies ou Point limite zéro (1971). Lorsqu’en 1978, Walter Hill réalise Driver, l’esprit est à peu près le même, mais le contexte a changé et le temps est aux « robots qui parlent [1] », comme l’ironisait Ryan O’Neal. Dans cette période post-Vietnam, Michael Cimino n’a pas encore donné un sursis au Nouvel Hollywood avec le carton de Voyage au bout de l’enfer, sorti à la toute fin 1978 (coproduit par EMI Films, comme The Driver), mais William Friedkin a quant à lui déjà posé les premiers clous du cercueil avec le flop homérique de Sorcerer, sorti l’année précédente. Un moment charnière pour le « jeune » cinéaste qu’est encore Walter Hill, remarqué avec son premier film, Le Bagarreur, déjà du cinéma à l’os, sans superflu. Hill avait été à bonne école, assistant sur Bullitt et L’Affaire Thomas Crown, mais surtout scénariste pour Sam Peckinpah ayant signé l’adaptation du roman de Jim Thompson, Guet-apens (1972) – toujours un film sans une réplique de trop. Le cinéma américain s’était gorgé du cinéma européen, tout le monde avait vu le panthéon melvillien, Le Samouraï (1967), qui, piochait lui aussi dans le cinéma américain. Juste retour des choses d’imaginer un Samouraï américain. Forcément en voiture, donc.

L.A. Plays Itself

L’intrigue, on la connaît par cœur tellement l’héritage du film a été dilué dans la culture populaire [3] : le driver (Ryan O’Neal) est un conducteur parfait, sans peur et sans reproche, insaisissable, clef indispensable d’un casse réussi, qu’un flic douteux (Bruce Dern, hystérique comme on l’aime) aimerait bien attraper. De là, le scénario de Hill, décrit comme « carré » (« tight script [3] ») déploie sa galerie d’évènements et de protagonistes avec le minimum d’information nécessaire. Quel intérêt de connaître le nom des personnages ? Qu’importe, aucun n’est nommé. Leur passé ? Idem. Les motivations sont claires comme de l’eau roche, et tout n’est finalement qu’une histoire de survie, d’argent et d’ego dans le downtown complètement déshumanisé de Los Angeles. Un jeu de chat et la souris vieux comme le monde, à la simplicité rendant hommage à cette formule.

En cette fin des années 1970, Driver, à cheval sur deux époques, semble inventer une partie du cinéma américain des années 1980. Dans ses scènes-phares de nuit, dans le béton urbain éclairé bleu métallique, le travail du directeur de la photo Philip H. Lathrop (Seuls sont les indomptés, mais aussi les intérieurs somptueux du Kid de Cincinnati) préface Le Solitaire de Michael Mann, sorti trois ans plus tard – et puis, comment ne pas voir dans le personnage taciturne de Ryan O’Neal un proto-James Caan ? Mais a contrario de chez Mann, chez qui l’humanité des personnages fait acte de résistance, tout est clinique dans le film de Walter Hill, limite robotique. Ryan O’Neal a gardé sa poker face et son air de chien battu de Barry Lyndon (1975) – sans pour autant manquer du charisme mystique qu’impose son personnage taiseux.

Isabelle Adjani, en escort fatale, sublime et non moins mystérieuse, ne rend pas le film davantage chaleureux. Au côté vivant et organique, quand bien même éventuellement désespéré, des films américains du Nouvel Hollywood des années 1960 et début 1970, succède cette vision glaciale, pré-apocalyptique – au fond, les rues de L.A. ont l’air à peine plus vivantes que les routes mortelles de Mad Max, sorti l’année auparavant.

Image-mouvement

Et puis, il y a la performance, celle si chère au cinéma américain. On avait vu les poursuites dingues de Bullitt, de French Connection (1971), de The Seven-Ups (1973), ou celles délirantes de La Grande Casse (1974, le 60 secondes chrono original). C’est comme si la note d’intention de Driver était « faire mieux ». De nuit, déjà. Et deux courses-poursuites, tant qu’à faire, la première de six minutes, la seconde de quasiment dix minutes – en prime, un interlude carambolage dans un parking non moins impressionnant. Tout en vrai, sans aucune transparence (Ryan O’Neal accomplit lui-même plusieurs des cascades, comme lorsque la voiture passe sous le camion ; plusieurs plans ont été tournés
en 20 images par seconde, pour augmenter la sensation de vitesse)
avec une épure du découpage et une mise en valeur, une fois de plus, du terrain urbain – ce dont Christopher McQuarrie et Tom Cruise sauront se largement de souvenir dans la grande poursuite de Jack Reacher (2012). Voilà le cinéma réduit à l’essentiel, aux lumières qui passent, au mouvement.

Le geste était tellement radical que le public américain est passé à côté – c’est le moment où il allait passer à côté de pas mal de grands films. Affecté par cet échec, Walter Hill expérimentera dans des directions différentes (Les Guerriers de la nuit, Sans retour, Streets of Fire), mais toujours avec son côté franc-tireur, au moins jusqu’à Extrême préjudice (1987), son dernier grand film. Et puis, juste après Driver, voilà qu’on l’appellera pour réécrire, puis produire, un scénario de Dan O’Bannon et Ronald Shusett. Une histoire de monstre dans l’espace, à laquelle il ajoutera sa patte terre-à-terre. Aliens. Une autre forme d’épure. Avec, ce coup-ci, le succès qu’on connaît. 

[1] Guy Flatley, « At the Movies », New York Times, 30 décembre 1977.
[2] Chez Nicolas Winding Refn (Drive, forcément), Quentin Tarantino (qui s’y réfère régulièrement), Edgar Wright (Baby Driver), ou inévitablement dans le bien nommé jeu-vidéo Driver, sorti en 2001.
[3] Walter Hill dans Legends of Film Podcast de la Nashville Public Library, 22 février 2012.

DRIVER
(THE DRIVER)
Walter Hill, 1978, États-Unis

Les Acacias
Au cinéma le 23 novembre 2022

Studiocanal
En steelbook combo UHD / Blu-ray le 30 novembre 2022

En complément, un extrait de la masterclass donnée par Walter Hill et conduite par Jean-François Rauger au festival du polar de Reims en 2022 (15 min.) ; un entretien avec Walter Hill mené par le journaliste Philippe Guedj, où le cinéaste replace Driver au sein de sa carrière (30 min.) ; un début alternatif, une ouverture sur Isabelle Adjani finalement coupée (3 min.) ; des bande-annonces d’époque.
Erratum : contrairement à ce qui est indiqué dans la revue, où nous n’avions pas le disque au moment du bouclage, cette édition ne reprend hélas pas le bonus du précédent blu-ray Studiocanal, monté par Jérôme Wybon, avec des archives de production d’époque.

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