Du haut de ses 85 ans, la réalisatrice hongroise Judit Elek a reçu avec beaucoup d’émotion l’hommage rendu par Cannes Classics lors de la projection en version restaurée de La Dame de Constantinople (1969) le 18 mai dernier. C’est une femme pleine de vigueur et de malice que nous avons rencontrée pour parler avec passion de la genèse de ce beau film. Après plusieurs documentaires l’ayant imposée comme une des pionnières du cinéma direct, La Dame de Constantinople fut sa première fiction. Un film qui nous plonge avec réalisme dans le quotidien d’une sexagénaire de Budapest (les scènes de la vie quotidienne nous rappellerait presque une Jeanne Dielman avant l’heure), contrainte de changer de logement. Un tableau réaliste de la société hongroise, de la solitude et des problèmes immobiliers vécus dans la capitale, peint avec délicatesse par la cinéaste.

Comment avez-vous vécu ce retour au Festival de Cannes, 55 ans après la présentation de La Dame de Constantinople à La Semaine de la Critique ?

C’était merveilleux ! Ce fut très touchant pour moi de revenir avec le même film et d’observer une réaction du public similaire à celle de l’époque, avec ces longs applaudissements debout. C’était comme dans un rêve, je n’en espérais pas autant ! Le travail de restauration qui a pu être effectué à partir des archives du directeur de la photographie Elemér Ragályi, hélas décédé il y a quelques mois, est fantastique. J’ai vu un film sur grand écran que je n’avais jamais vu auparavant dans la qualité de détail de l’image. J’ai revu tous les petits détails que j’avais minutieusement positionnés à l’époque dans les appartements avec le décorateur Tamas Banovich. Un plaisir aussi de revenir voir des films ici, à Cannes. La dernière fois que je suis venue c’était en 2008, pour le 40e anniversaire de l’édition de Mai 68. Cette année-là j’y présentais à La Semaine de la Critique mon documentaire Où finit la vie. C’était le dernier film qui a été projeté avant l’interruption du festival en 1968.

Judit Elek © Lucinda Douglas-Menzies

Quels souvenirs gardez-vous de cette édition historique ?

Je me souviens d’un dîner le soir de ma projection avec le directeur du festival Robert Favre Le Bret qui avait invité les réalisateurs. C’était une ambiance romantique dans le sens où nous étions éclairés… à la bougie ! La grève générale avait déjà éclaté en France, il n’y avait plus d’électricité. En réalité Godard et Truffaut n’avaient aucune raison de faire ce geste de déchirer les rideaux car le festival était déjà paralysé par le manque d’électricité. Ce fut vraiment une année exceptionnelle. Je me souviens aussi du voyage retour, effectué avec Jean Eustache et le critique des Cahiers du Cinéma Michel Delahaye. Nous sommes partis ensemble car nous n’avions pu avoir ni billets de train, ni d’avion. Nous avons roulé en voiture jusqu’à Paris pendant environ une semaine. Une traversée de la France où nous nous arrêtions chaque jour dans des petits villages où tout le monde était très gentil. Nous faisions connaissance avec les gens de manière approfondie, c’était passionnant. Je peux vous dire qu’à partir de ce voyage, je ne me suis plus jamais sentie étrangère en France !

Revenons-en à La Dame de Constantinople. Comment est né le projet ?

À l’origine c’est une histoire très personnelle. Je cherchais un logement à Budapest. J’envisageais de devenir mère et je voulais quitter mon appartement du 9e étage pour un espace qui soit représentatif de Budapest, avec une pelouse, de grands arbres, des fleurs… Et je me suis mise à chercher ce bien partout. J’allais notamment sur une place près de la gare de Budapest où se dressait un mur où l’on accrochait les petites annonces. Ce lieu était devenu spontanément au fil du temps un espace important pour le marché immobilier. Là-bas j’ai fait la connaissance de beaucoup de gens d’horizons différents. À partir de ces rencontres, j’ai écrit une petite nouvelle d’une trentaine de pages, structurant l’intrigue autour d’une vieille dame. Je voulais me détacher en mettant en scène un personnage à l’âge opposé du mien. Puis je souhaitais aborder frontalement le thème de la solitude en montrant une femme vivant seule. C’est d’ailleurs le titre original du film : Sziget a szárazföldön, qui signifie « Une île sur terre ». Cette femme vit sur une île symbolique, sauf que cette île se trouve au milieu de la ville, au milieu des gens. Entre son île et la terre il y a des « rivières », où les gens passent, la rencontrent… Mais en réalité personne ne peut directement rentrer en contact avec elle. Cette vieille dame s’accroche à la richesse de sa mémoire, qu’on identifie à travers les objets ou la musique. Elle vit dans son monde, dans un univers antérieur. Et la comédienne Maniyi Kiss a réussi à rendre compte de la magnificence de ce monde grâce à la profondeur de son regard. 

La Dame de Constantinople © Hungary National Film Institute – Film Archive

En effet, le regard de l’actrice principale Maniyi Kiss est bouleversant. La beauté du film et de ce personnage repose en grande partie sur son intensité.

Tout à fait. C’est précisément pour ça que je l’ai choisie. C’est un génie du jeu ! Elle sait tout faire, quelle que soit la situation ou l’époque, absorbant intérieurement toute la richesse d’un personnage. Elle m’a donné la même profondeur qu’une vielle femme paysanne. Heureusement elle s’est rapidement adaptée à ma méthode de tournage, caméra à la main près de son visage. Nous avons pris la décision de tourner de cette manière seulement au deuxième jour de tournage, quand nous devions filmer les fêtes dans l’appartement. En effet, le premier jour nous avons tourné les scènes de marché avec une caméra plutôt éloignée, et ça fonctionnait parfaitement. Maniki Kiss avait beau être une grande star en Hongrie, avec son costume et son attitude, elle s’est complètement fondue dans la foule. Le fait est que personne ne l’a reconnue. C’était une femme qui achète des légumes et des fruits au marché comme n’importe quelle autre. Globalement j’essayais de faire en sorte que les acteurs soient les plus libres possibles. 

C’est aussi très rare de voir des femmes de cet âge au cinéma, surtout dans les années 60.

Au-delà du fait que je voulais m’éloigner de moi, de mes propres recherches et de mon aspect juvénile – on se trompait souvent sur mon âge –,  j’ai toujours énormément aimé les personnes âgées. Avant La Dame de Constantinople, j’ai réalisé un documentaire sur le fonctionnement des châteaux : Des châteaux et leurs habitants (1966). On y voit par exemple une ancienne demeure de la reine Elizabeth reconvertie en asile pour les vieilles. J’y ai rencontré et filmé plusieurs femmes qui sont venues se confier à moi. C’était des femmes passionnantes. J’ai adoré travailler sur le sujet et à partir de là je me suis mise à chercher d’autres projets autour des personnes âgées. Pour la radio par exemple, j’ai récupéré les témoignages des pionniers du cinéma en Hongrie. Des contemporains de Méliès et des Frères Lumières qui me racontaient l’arrivée du cinéma dans le pays, quand on ne voyait les films que dans des foires. Ils m’ont raconté leur histoire avec beaucoup d’émotion. Après, au-delà de mon travail de réalisatrice, c’est aussi une classe d’âge que je fréquentais chez moi à Budapest. Avec mes voisins, nous formions une grande famille, le bâtiment était comme un petit village où tout le monde se connaissait… et où tout le monde savait tout ! Difficile de garder quelque chose secret ! D’ailleurs la maison où j’ai choisi de tourner La Dame de Constantinople se situe dans la rue où j’ai vécu adolescente. C’est tout ce monde-là que j’ai souhaité représenter. 

La Dame de Constantinople © Hungary National Film Institute – Film Archive

Votre mise en scène est impressionnante dans les séquences de fêtes dans les appartements, souvent en plan séquence, où votre caméra passe d’un visage à l’autre. Comment avez-vous procédé ?

Le seul problème que j’ai eu en fait concernait le texte. C’était un scénario trop écrit, cela fonctionnait dans son aspect littéraire mais pas à l’oral. Le résultat était un peu abstrait. Du coup j’ai fait en sorte dans les scènes de fêtes notamment qu’on ne puisse pas identifier qui parle. Le texte passe d’une voix à l’autre, n’importe qui peut les dire. Il y a une forme d’anonymisation que je voulais mettre en place. Ce sont des voix que nous avons travaillées pendant le mixage. J’ai recréé plusieurs canaux pour chaque séquence (le marché, les fêtes d’appartement…). Ce qui est drôle c’est que même Les Cahiers du Cinéma n’y ont vu que du feu. Ils ont écrit que le travail sur la prise de son direct était incroyable, sauf que ce n’était pas du tout du son direct ! C’était une véritable création, un mélange qui donne l’illusion du son direct. C’est une des clés pour comprendre pourquoi le film est si vivant. 

Et puis il y a eu l’impact indirect du Printemps de Prague…

C’était très curieux car nous avons tourné les grandes fêtes dans l’appartement le 21 août 1968, le jour même de la révolution en Tchécoslovaquie. Tout le monde pleurait. J’avais moi-même beaucoup d’amis dans le pays, issus du monde du cinéma ou non. Nous avions une telle sympathie pour la révolution… Nous avons tous été très blessés par ce geste. Mais j’avais le devoir de faire cette fête, de faire une scène heureuse malgré tout. J’ai réuni tout le monde, l’équipe, les acteurs, et je leur ai dit ceci : « Je suis triste. Ici, aujourd’hui, tout le monde est triste. Mais nous avons une chose à faire, il faut montrer notre force, montrer que malgré la situation que nous vivons, nous sommes heureux. Nous allons tourner cette fête avec tellement d’enthousiasme que le film sera excellent. Nous ne les laisserons pas nous détruire. Ni notre cinéma, ni notre ville, ni notre révolution. »

La Dame de Constantinople © Hungary National Film Institute – Film Archive

Avec notamment Márta Mészáros, vous êtes une des premières réalisatrices en Hongrie. Le fait d’être une femme a-t-il causé une difficulté dans la production de vos films ?

C’était surtout le cas avant. Faire un film en soi n’était pas différent pour moi. Une fois le scénario validé, le budget voté, zou… on partait tourner ! Mais en école de cinéma c’était différent. Je n’ai pas eu de diplôme. J’ai écrit plusieurs scénarios, certains qui ont été dirigés magnifiquement par d’autres metteurs en scène. Mais on a déclaré à l’époque qu’on ne me délivrerait jamais de diplôme de réalisateur, tout simplement parce qu’une femme réalisateur, ça n’existait pas. J’ai dit alors à mon professeur, que j’adorais par ailleurs, Félix Máriássy : « Très bien, j’ai compris je n’aurai pas de diplôme, je ferai autrement. Merci. » En 1960, j’ai arrêté les cours de cinéma pour travailler pendant un an et demi sur les actualités cinématographiques. Ça m’a appris à savoir où placer la caméra car je ne pouvais pas demander à mes interlocuteurs de la refaire. Imaginez :  « Monsieur le ministre pouvez-vous redescendre les marches s’il-vous-plaît pour que j’enregistre ? » Impossible ! Il fallait tout de suite le bon plan à projeter aux spectateurs. Et en une semaine seulement le montage devait être fini. Ça a été ma meilleure école de cinéma !

Image de couverture : Judit Elek © National Film Institute – Film Archive – Hungary

LA DAME DE CONSTANTINOPLE
(SZIGET A SZÁRAZFÖLDÖN)
Judit Elek, 1969, Hongrie

Restauré par le National Film Institute Hungary – Film Archive
Présenté à Cannes Classics 2023

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