S’il y avait à dégager une thématique commune aux films de fiction sélectionnés à Cannes Classics 2023, ce serait probablement les luttes sociales. Avec la présentation en version restaurée de Le Rendez-vous des quais (1955), un film marseillais de Paul Carpita, le festival nous a fait découvrir un autre visage du cinéma français des années 1950.

Comme l’analyse Frédéric Bonnaud, directeur de la Cinémathèque française, venu présenter la séance : « ce film est un chaînon manquant dans l’histoire du cinéma français qui n’a pas réellement connu de période néoréaliste ». Mettant en scène les grèves de dockers à Marseille en 1954, le film est censuré à sa sortie pour ses revendications jugées trop proches de celles du Parti communiste. En réalité, ce qui dérange c’est sans doute l’image d’une France d’après-guerre qui, alors qu’elle se remet à peine de la précédente, embarque pour la guerre d’Indochine en 1946. En France, l’opinion s’est majoritairement opposée à la guerre dès ses débuts et c’est cette population-là que Paul Carpita, instituteur et membre du Parti communiste, décide de représenter. Il descend d’abord dans la rue pour filmer les grèves ayant lieu sur la port de Marseille qui depuis quelques années achemine des armes vers la guerre. Cela bouleverse les conditions de travail des dockers car le boulot se fait de plus en plus rare et devient de plus en plus délicat. Le métier change et se perd. 

Sur le port de Marseille

Autour de ces épisodes presque documentaires, Paul Carpita imagine une intrigue amoureuse entre Robert, un docker, (André Maufray) et Marcelle (Jeanine Moretti), deux jeunes marseillais qui entrent dans cette période cruciale où il faut commencer à construire sa vie. Se donnant rendez-vous sur les quais ou à la sortie de l’usine, les deux amoureux rêvent d’une existence heureuse, facile et dépouillée des préoccupations du moment. Seulement, leur lune de miel est vite interrompue car au port la bataille commence et il faut en être. On pense immédiatement au film d’Abdellatif Kechiche, La Graine et le mulet (2007), qui explore également les difficultés rencontrées par ces hommes dockers qui vivent au rythme d’un travail fractionné et précaire. On est sidérés par l’âpreté des moments filmés, toujours teintés d’une forme de désenchantement qui contraste avec la chaleur des personnages et des paysages. Si Marcelle et Robert arrivent à vivre leur amour sans encombres – et c’est étonnant – c’est justement pour mettre en exergue la difficulté de la vie malgré cela. Le choix du port de Marseille et de ses abords comme lieux principal de l’intrigue permet également au cinéaste de filmer la ville dans toute son essence. Ces quelques allées et les personnes qui les pratiquent au quotidien sont l’épicentre d’une énergie qui se diffuse jusque dans les hauteurs. Le prénom de l’actrice, Marcelle – prononcé avec cet accent qui semble ne pas avoir changé depuis les années 50 – rend lui-même hommage à la ville.

Anaïs Carpita, la petite-fille du cinéaste, raconte l’histoire de l’interdiction du film dans une interview accordée au CNC, « pendant l’une des toutes premières projections publiques, la police fait irruption dans la salle, enlève les bobines et confisque le négatif original. » Après cet épisode, le film sera censuré et disparaîtra jusque dans les années 80, au moment où les pouvoirs publics ont entrepris de fouiller dans les archives et retrouvent alors certains films. Des Marseillais auraient également interpellé Jack Lang, alors Ministre de la Culture, pendant une visite officielle pour lui parler du tournage du film, un épisode mémorable d’après eux, et lui demander de revoir le film. C’est donc le souvenir de quelques Marseillais qui permit à un des rares films sur leur ville de renaître. Le film est d’abord montré en 1990, à la télévision. Grâce à cette nouvelle restauration, il nous sera maintenant possible de découvrir le film étonnant, important à sa manière, d’un cinéaste à la carrière brisée. En s’associant pour la restauration de ce film, la volonté de la Cinémathèque française et du CNC est d’entamer une mise en lumière de l’œuvre de Paul Carpita et, par là-même, sauver un autre bout de l’histoire du cinéma. 

LE RENDEZ-VOUS DES QUAIS
Paul Carpita, 1955, France

Présentée en sélection Cannes Classics 2023

Catégories :