En 1984, Bayan Ko, réalisé par Lino Brocka, est privé de sortie aux Philippines, victime de la censure de Ferdinand Marcos. À la fois mélodrame, film noir et d’action, Bayan Ko, œuvre d’un grand courage politique, est, hélas, toujours d’actualité. Le film est disponible sur la plateforme d’Arte jusqu’au 28 août. Il est également édité en Blu-ray, par Le Chat qui fume.

Article originellement publié dans Revus & Corrigés n°12, automne 2021.

Quand il réalise Bayan Ko en 1984, le Philippin Lino Brocka (1939-1991), réalisateur prolifique, a déjà signé 40 films, dont les plus célèbres sont Manille (1975) et Insiang (1976). Dans ces œuvres désespérées, d’une noirceur inouïe, le cinéaste filme pauvreté, bidonvilles, petits caïds, alcoolisme, femmes battues… rien n’échappe au regard acéré de Lino Brocka. Déterminé à livrer un discours sans concession sur son pays, Brocka affronte la censure qui y fait rage.

Censure

Bayan Ko est réalisé sous le régime du sinistre Ferdinand Marcos (le président sévit de 1965 à 1986), qui a instauré la loi martiale en 1972, transformant les Philippines en dictature. Pour que le film soit achevé, sa post-production doit être effectuée en France (la cinéaste française Véra Belmont le coproduit). Une copie du film arrive clandestinement au Festival de Cannes en 1984, où il est présenté en compétition officielle, mais ne reçoit aucun prix. La censure philippine demande de nombreuses coupes sur Bayan Ko, auxquelles s’oppose catégoriquement Lino Brocka. Le film sort finalement aux Philippines. C’est un échec commercial absolu (le peuple a déjà vu le film sur des VHS pirates). Depuis, l’aura de Bayan Ko, devenu invisible de façon légale, n’a cessé de croître. On peut désormais le voir en salles, et en Blu-ray, dans une restauration qui rend justice au film.

À Manille, Turing Manalastas (impressionnant Philipp Salvador, acteur fétiche de Lino Brocka) et sa femme Luz (bouleversante Giana Alazar), petits ouvriers-imprimeurs, se retrouvent dans une situation des plus précaires. Enceinte, vivant une grossesse à risques, Luz est contrainte au repos forcé. Pressé par un système impitoyable avec les plus fragiles, qui les force à basculer du mauvais côté (« En taule, on apprend des tas de choses, mais pas le droit chemin »), Turing va faire des choix désespérés pour sauver Luz et leur enfant.

Réalisé avec une approche documentaire qui aura cours sur toute la durée du film, Bayan Ko s’ouvre sur une manifestation captée sur le vif, dans les rues de Manille. Turing y retrouve un vieil ami dont il a perdu trace depuis longtemps. Quand ils se quittent, Lino Brocka fait un zoom avant sur le visage de Turing. Il utilise en off, la voix de son personnage principal, fait le choix du flash-back, deux procédés de narration typiques du film noir, pour raconter la destinée de Turing. En colère devant la déliquescence de son pays, en proie à une corruption galopante, favorisée par une crise économique majeure, Lino Brocka signe, avec Bayan Ko (« Ma Patrie » : titre d’une chanson devenue l’hymne des opposants à Ferdinand Marcos), un film sec comme un coup de trique, utilisant le film noir comme véhicule, sa nervosité, son tranchant, son désespoir, son issue fatale (à l’image, aussi, des tragédies antiques), pour dénoncer les injustices qui ont alors cours dans son pays.

Immersion et engagement

Durant 1h48, on ne trouve pas la moindre trace de gras dans la mise en scène précise, méthodique, chirurgicale, de Lino Brocka (on songe au cinéma de Samuel Fuller). Le spectateur, en immersion, sous pression, assiste, impuissant, à la chute d’un homme se débattant contre toutes les institutions, tel un insecte minuscule pris au piège d’une gigantesque toile d’araignée. Quand le film bascule dans le cinéma d’action, lors d’une prise d’otages, la violence graphique explose après avoir semblé longtemps absente. Pourtant, elle aura été bien présente, dès le début du métrage, sous-jacente, comme un palimpseste. Lorsque les armes retentissent, Bayan Ko paraît devancer le cinéma de John Woo ou Johnnie To, tant Lino Brocka a le sens de l’espace et des cadres, lors des séquences de fusillades.

Bayan Ko, l’un des films plus ouvertement engagés de Lino Brocka (« Il faut que justice soit rendue aux grévistes ! Il faut que l’État leur donne du travail… », dit Turing), fait froid dans le dos. L’espoir n’y a pas droit de cité. Nombre de protagonistes du récit perdent toutes valeurs morales (Lando, petit malfrat, et ami de Turing, ne fera preuve d’aucune solidarité envers ses compagnons d’infortune). Pour autant, Lino Brocka ne juge pas ses personnages. Il ne les méprise en aucune manière (Landon n’est-il pas d’abord, lui aussi, un sacrifié ?) et, d’une certaine façon, les aime tous. Ils sont tous les victimes du régime. Ferdinand Marcos est le coupable ! Si le constat de Lino Brocka est implacable – les victimes sont transformés en bourreaux pour et par l’opinion publique ; les médias, corrompus, à la solde du pouvoir, n’informent pas : ils font de la pornographie émotionnelle –, on retient le dialogue d’une syndicaliste (« Il ne demande que ce que nous demandons tous … un peu de justice ») et l’amour inconditionnel de Turing pour Luz. De Luz pour Turing. Au final, Bayan Ko dévoile le mélodrame somptueux d’un humaniste révolté.

BAYAN KO
Lino Brocka, 1984, France – Philippines

Le Chat qui fume
Combo UHD / Blu-ray
30 novembre 2021

En complément, un entretien avec Bastian Meiresonne à propos de la carrière de Lino Brocka (60 min.) ; une archive télévisuelle d’un entretien avec la productrice Véra Belmont avant la diffusion du film (9 min.) ; extrait d’un reportage du JT d’Antenne 2 qui évoque la présentation de Bayan Ko au Festival de Cannes (2 min.).

Sur Arte jusqu’au 28 août 2023


Grégory Marouzé

Cinéphile acharné ouvert à tous les cinémas, genres, nationalités et époques. Journaliste et critique de cinéma (émission TV Ci Né Ma - L'Agence Ciné, Toute La Culture, Lille La Nuit.Com, ...), programmation et animation de ciné-clubs à Lille et Arras (Mes Films de Chevet, La Class' Ciné) avec l'association Plan Séquence, Animateur de débats et masterclass (Arras Film Festival, Poitiers Film Festival, divers cinémas), formateur. Membre du Syndicat Français de la Critique de Cinéma, juré du Prix du Premier Long-Métrage français et étranger des Prix de la Critique 2019, réalisateur du documentaire "Alain Corneau, du noir au bleu" (production Les Films du Cyclope, Studio Canal, Ciné +)