Ce 11 septembre 2023 marque les cinquante ans du coup d’État de Pinochet au Chili. Les films de Patricio Guzmán sont la mémoire vive de l’histoire de ce pays. L’auteur de Nostalgie de la lumière a consacré le plus gros de son œuvre, quasi-exclusivement documentaire, à interroger les liens de son pays avec son propre passé, hanté par le fantôme de Pinochet, son héritage macabre et son cortège de « desaparecidos ». Mis à l’honneur en 2022 lors d’une rétrospective à la cinémathèque de Toulouse en partenariat avec Cinélatino, il fallait aller à la rencontre de cet homme dont la carrière éclaire encore considérablement notre contemporain.

Entretien originellement publié dans Revus & Corrigés n°14, printemps 2022.

Pour commencer, il faut qu’on parle du Chili, du retour de la gauche avec l’élection de Gabriel Boric…

C’est un événement extraordinaire, fantastico ! C’est la génération des années 80 et 90 qui se met en place, la gauche reprenant le pouvoir d’une façon démocratique et libre – c’est une évolution importante dans l’histoire du Chili depuis Pinochet. Il n’y a rien eu de comparable depuis Allende [1]. C’est le chapitre numéro deux de cette révolution chilienne contrariée, et s’ouvrant maintenant à l’horizon du futur. Malgré tous les problèmes qu’il y aura, cela reste magnifique. Après des décennies d’un pays coupé du réel, loin d’être heureux, il y a là un renouveau.

Il y a 50 ans, vous vous lancez dans La Bataille du Chili. Un travail d’archive et de montage impressionnant pour raconter cette histoire contemporaine, comment un pays de gauche a sombré dans le fascisme. Vous commencez à tourner neuf mois avant le coup d’État, alors que vous avez déjà tourné trois longs-métrages documentaires, sur les élections et le gouvernement d’Allende. Quel est votre état d’esprit à ce moment-là et qu’est-ce qui vous pousse à commencer un nouveau documentaire ?

Parmi les films que j’avais déjà réalisés, il y avait La Première Année, que j’ai fait en 1972, sur les 12 premiers mois du gouvernement d’Allende. Avec une petite équipe, j’avais suivi toutes les actions qu’Allende entreprenait. C’était une expérience joyeuse, et on a pu montrer le film à beaucoup de personnes au Chili. Chris Marker, qui était à ce moment-là de passage à Santiago, a vu le film et me l’a immédiatement acheté pour le montrer en France. Il a fait réaliser un très bon doublage – car à l’époque c’était dur de proposer un documentaire sous-titré – avec Françoise Arnoul, Yves Montand et Simone Signoret. Après sa sortie en France, Chris Marker l’a envoyé à neuf autres pays européens, puis au Canada. Ça a été fantastico ! Et ça a été un grand cadeau, pour l’équipe du film et pour moi, car jamais on n’aurait pu se douter que ce film, si modeste, voyagerait ainsi. Après ce succès, avec mon équipe, nous préparons La Bataille du Chili. Je me retrouve à écrire à Chris Marker : « Bonjour Chris, je sais que tu nous as déjà aidé, mais j’ai besoin à nouveau de ton aide. Il faut continuer à tourner au Chili, car la situation nécessite un nouveau film, plus profond que La Première Année. Et on a besoin de pellicule. » Et Chris m’a répondu un télégramme de deux lignes : « Je ferai ce que je peux. Salutations, Chris. » En le recevant, on s’est dit que c’était formidable, et qu’en même temps, il ne disait rien. Un mois plus tard, on reçoit 42 000 pieds de film 16 mm. Tout pour tourner, prendre le son également, et même les bandes magnétiques perforées qui sont utiles pour faire le mixage. Ouvrir la boîte à l’aéroport de Santiago a été une des meilleures surprises de ma vie. On a formé une petite équipe de cinq personnes, dont Jorge Müller Silva, le cameraman – qui est mort un an plus tard –, Federico Elton, le directeur de production, Jose Bartolome, l’assistant réalisateur, et Bernardo Menz, l’ingénieur du son. On a ainsi immortalisé la dernière année au pouvoir d’Allende. Le film est passionnant et analytique, ce qui l’a aidé à avoir un succès international énorme : à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes, dans d’autres festivals de France, en Allemagne, aux États-Unis, au Canada, au Japon… D’un côté nous étions heureux d’être à ce point-là reconnus dans tant de festivals du monde ; de l’autre, nous nous sentions très isolés, exilés de notre propre pays, apatrides. Nous étions nomades de festival en festival, sans port d’attache, ce qui a été très douloureux durant ces années-là.

Avec une narration précise et des images tournées à la fois dans la rue et dans les arcanes du pouvoir, La Bataille du Chili (1975) décrit les nombreuses instabilités politiques soutenues par la droite chilienne et la CIA qui précéderont le coup d’État du 11 septembre 1973.

À la fin du premier volet, ainsi qu’au début du deuxième, vous montrez les images d’un cameraman, Leonardo Henrichsen, filmant son propre meurtre, abattu par l’armée, pendant la tentative de coup d’état de juin 1973. Comment avez-vous appréhendé cette image très forte ? 

Avant tout, c’est une image d’archive. C’est-à-dire que nous, nous tournions à ce moment-là de notre côté, et nous avons appris qu’un cameraman argentin a été abattu – mais on ne le connaissait pas, il travaillait pour la télévision et le correspondant suédois au Chili. Quand Henrichsen s’est effondré, les personnes qui étaient à côté de lui ont pris la caméra et l’ont mise dans le caniveau avant de fuir. L’un d’eux a prévenu Chile Films, l’organisme qui centralise les images au Chili, qu’à côté de l’endroit où le cameraman avait été abattu, sa caméra était cachée dans le caniveau. Chile Films a pu récupérer la caméra et le négatif, et ils ont développé ces images absolument incroyables. On le voit filmer des militaires devant le palais de la Moneda, avant d’être tué d’une balle dans le cœur. Après le coup de feu en direction de la caméra, on sent comme un petit choc à l’image, mais il continue à tourner. Puis la caméra s’abaisse… et tombe. C’est une image unique dans l’histoire du cinéma documentaire mondial. On a pu récupérer une copie de ce film auprès de Chile Films. Ce morceau de 40 secondes est sûrement l’archive la plus importante du film.

Et le montage ?

Après le coup d’État, j’ai fait sortir le film du Chili, avec l’aide de l’ambassade de Suède [2], pour l’amener d’abord à Madrid, puis à Paris. Là, Chris Marker voulait évidemment aider le film. Il m’a fait rencontrer beaucoup de personnes, dont Frédéric Rossif, le réalisateur de Mourir à Madrid, puis forcément Yves Montand et Simone Signoret, qui à l’époque étaient l’élite de gauche, pour obtenir de l’aide afin de boucler le film et son montage. Federico Elton et moi-même avons parlé à énormément de personnes différentes… en vain. On a trouvé des gens disposés à nous aider, à nous prêter une salle de montage pendant un ou deux mois, nous obtenir un accord avec un labo pour développer quelques mètres… mais c’étaient des broutilles, quand bien même cela était touchant. Lors de ce séjour, Chris m’a présenté un Cubain, Saúl Yelín, le directeur des relations internationales de l’ICAIC [Instituto Cubano de Arte e Industria Cinematograficos, ndlr], qui, de Paris, faisait le pont entre la production cubaine et les pays d’Europe de l’Est. Saúl m’a transmis une proposition de ses supérieurs : de rejoindre Cuba pour terminer La Bataille du Chili, avec tout le matériel nécessaire, en toute liberté. Moi, je ne connaissais pas vraiment les Cubains, mais  j’avais beaucoup de camarades qui étaient liés à eux, et qui ont pu faire remonter à Fidel Castro que l’on essayait d’achever un film intéressant sur le Chili. On est tombés des nues ! Mais Chris n’était pas vraiment ravi, car il était dans le projet depuis le début, il comptait rester à mes côtés – et pour moi, c’était un maître. Mais cette offre impliquait que je le laisse derrière moi, que je poursuive sans lui. Cependant, ç’a été le choix idéal tant nous avions tout ce qu’il fallait à La Havane. Le monteur était Pedro Chaskel [3], un Chilien d’origine allemande, rencontré avant le coup d’État, qui a pu me rejoindre à Cuba – après m’avoir attendu depuis Buenos Aires. L’équipe était réunie, et est restés ensemble pendant six ans pour finir ce film d’une façon quasi-religieuse, isolés de tout dans notre salle de montage.

Dans La Bataille du Chili, lors de la tentative de coup d'Etat de juin 1973, Leonardo Henrichsen, un cameraman pour la télévision suédoise, filme son propre assassinat par un militaire.

La trilogie est aussi dédiée à la mémoire de Jorge Müller Silva, le chef-opérateur que vous avez mentionné, qui fait partie des « disparus ». Pouvez-vous nous en dire plus sur lui ?

Jorge était un jeune cameraman de 26 ans, extraordinaire. Il avait auparavant travaillé sur plusieurs films de Raoul Ruiz [Palomilla Brava, El Realismo socialista et La Expropiacion, ndlr], et je me suis vite rendu compte que c’était la personne dont j’avais besoin pour mes images. Je le rencontre, il est magnifique, très grand, quasiment deux mètres, et très agile. Il manie à merveille la caméra Eclair portée. Très rapidement, nous devenons très proches. Ça a été une relation très instructive, car on discutait de tout : quel type de plan faire, pourquoi, comment le faire… Nous sommes d’accord sur les principes de mise en scène, notamment sur l’utilisation de longs plans, d’éviter d’avoir des plans trop fragmentés. J’étais tout le temps collé à lui – c’est typique quand on est un jeune réalisateur, la caméra est une extension de toi-même, et quand on vieillit, on a tendance à la délaisser un peu. J’étais toujours collé à l’oreille gauche de Jorge pour lui donner des indications. « Regarde le défilé en face de toi. Tu le vois ? Quand le drapeau apparaît dans le cadre, ouvre. Puis reste en plan large. » On avait une parfaite coordination entre ce que je voyais moi, et ce que lui voyait dans l’œilleton de la caméra. Et le résultat, c’est qu’il y a plein de beaux plans dans La Bataille du Chili.

Dans le troisième volet, vous faites une sorte de flashback et vous revenez à la grève de 1972. Pourquoi ce choix ?

Tous les évènements, en soi, sont dans la première, L’Insurrection de la bourgeoisie, et la deuxième partie, Le Coup d’État militaire. Toute la trajectoire d’Allende, tout l’appareil d’État, l’opposition, la lutte, etc. tout est là. Au-delà de ces passages, nous avions filmé de très longues séquences de la vie quotidienne des ouvriers, à l’usine ou à la campagne. Mais il fallait d’abord raconter tout ce qui allait mener au coup d’État, et donc laisser ces longs passages de réunions populaires qui, narrativement parlant, ne nous étaient pas utiles à ce moment-là. Après avoir terminé la deuxième partie, on a travaillé sur ces séquences, qu’on a réunies autour de noyaux thématiques, et peu à peu, on a pu revenir à une réalité magnifique, c’est-à-dire la pensée de la classe ouvrière à un instant T. Et en même temps, ça n’était pas non plus totalement homogène, car il n’y avait pas la même continuité que dans tous les autres passages tournés en lien avec l’évolution du gouvernement – il y avait par exemple quelques passages à vide. Aujourd’hui, au Chili, beaucoup de personnes pensent que cette troisième partie, Le Pouvoir populaire, est la plus importante, car c’est le diagnostic de la capacité des ouvriers à s’impliquer dans la politique. Même si je ne trouve pas que c’est la plus réussie, c’est vrai qu’il y a un thème et des images qui sont inédites.  Car très peu de gens se sont alors intéressés à ce qu’il se passait-là, à part deux cinéastes est-allemands, Walter Heynowski et Gerhard Scheumann, qui ont magnifiquement filmé ces évènements [dans Yo he sido, yo soy, yo seré (1973), puis le coup d’État dans El Golpe blanco – Der weiße Putsch (1975), ndlr]. Mais leur film est totalement déformé par la pensée communiste faisant que de tout ce qu’ils filmaient, la seule chose demeurant valable était le parti communiste chilien – et rien d’autre, ni même les socialistes.

À partir des années 1980, vous traitez le Chili à travers des thématiques précises telles que la religion ou l’histoire, dans des films comme La Rose des vents, Au nom de Dieu ou La Croix du Sud. Ce rapport thématique vous permet-il d’approcher plus facilement le pays par rapport à la dictature en cours ?

La Rose des vents est un film de fiction – j’avais à l’époque envie d’expérimenter dans cette direction. Mais je déteste ce film ! Il est totalement raté. J’ai même détruit le négatif. Au nom de Dieu, par exemple, parle de la situation du Chili des années 1980, en pleine dictature de Pinochet, mais du point de vue de l’Église catholique. C’était l’unique manière de pouvoir entrer au Chili en disant : « Je ne viens pas faire de politique, je suis catholique et je filme l’Église », ce qui évite de subir la pression de la police, du gouvernement, d’être menacé d’expulsion voire pire. Et avec cela, j’ai quand même pu faire un film montrant le Chili dans son entièreté – pas seulement l’Église. C’est un film que j’aime beaucoup. J’ai fait ensuite cette grande fresque sur la religiosité sud-américaine, La Croix du Sud, un énorme travail, qui m’a pris quatre ou cinq ans, alors que c’était la mode de la Teología de la Liberación [mouvement social-religieux venu d’Amérique latine, ndlr]. Et ça n’était pas anodin, pour un réalisateur qui a fait des films comme La Bataille du Chili, de faire des films sur la religion. Par la suite, je me suis remis à faire des films sur la réalité chilienne.

La Croix du Sud (1990).

Votre carrière est en effet indissociable du Chili : hormis quelques exceptions (comme Mon Jules Verne, qui est une aventure mondiale), vous revenez constamment à votre pays.

Oui, et j’y vais pour filmer, une semaine, deux semaines, un mois, et même quand je reviens ici, à Paris, ou à Madrid, où j’ai vécu, mon cœur et mon champ de travail restent le Chili. Je ne peux pas abandonner cette réalité. Et je ne sais pas pourquoi. Beaucoup de personnes m’ont proposé des sujets sur d’autres pays, sur l’Équateur par exemple… Et même en commençant à réfléchir dessus, je reviens toujours au Chili.

Le Cas Pinochet, sorti en 2001, est un tournant : l’actualité vous rattrape avec l’arrestation de Pinochet, et la parole des victimes se libère, est entendue. Comment avez-vous appréhendé le fait de filmer des victimes, ou des parents de disparus ?

La première chose, évidemment, c’est le respect, face à cette galerie de souffrance. Et la sobriété. Et alors, les portes s’ouvrent, les gens parlent. Le Cas Pinochet, ce sont deux films en un : il y a ces magnifiques plans d’entretiens sur les victimes, qui pourraient constituer un film à part entière, mais qui sont au sein d’un autre film sur Pinochet, plus classique, sur le droit international. Et c’était d’autant plus étrange de se retrouver à Londres, si loin du Chili et des Chiliens, pour faire un film sur Pinochet. Et peut-être qu’en mélangeant ses deux films, le thème s’est un peu échappé de l’objectif, car on doit comprendre les enjeux du gouvernement britannique, pourquoi il a accepté l’arrestation de Pinochet avant de finalement revenir dessus, et quel est l’impact sur le gouvernement chilien, qui lui-même n’avait pas vraiment de lien avec le peuple chilien. Finalement, deux élites se retrouvent à parler dans cette histoire, avec les Chiliens en dehors de leur propre histoire. C’était étrange, même si j’aime beaucoup le film.

Le Cas Pinochet (2001) / Salvador Allende (2004).

Pourquoi revenir sur Salvador Allende en 2004 avec le documentaire éponyme ?

La première chose, évidemment, c’est le respect, face à cette galerie de souffrance. Et la sobriété. Et alors, les portes s’ouvrent, les gens parlent. Le Cas Pinochet, ce sont deux films en un : il y a ces magnifiques plans d’entretiens sur les victimes, qui pourraient constituer un film à part entière, mais qui sont au sein d’un autre film sur Pinochet, plus classique, sur le droit international. Et c’était d’autant plus étrange de se retrouver à Londres, si loin du Chili et des Chiliens, pour faire un film sur Pinochet. Et peut-être qu’en mélangeant ses deux films, le thème s’est un peu échappé de l’objectif, car on doit comprendre les enjeux du gouvernement britannique, pourquoi il a accepté l’arrestation de Pinochet avant de finalement revenir dessus, et quel est l’impact sur le gouvernement chilien, qui lui-même n’avait pas vraiment de lien avec le peuple chilien. Finalement, deux élites se retrouvent à parler dans cette histoire, avec les Chiliens en dehors de leur propre histoire. C’était étrange, même si j’aime beaucoup le film.

Votre trilogie Nostalgie de la Lumière / Le Bouton de Nacre / La Cordillère des songes opte pour une forme différente. Vous mêlez aux témoignages, des récits d’aventure historiques, cosmiques et géographiques – il y a quelque chose dedans qui fait presque penser à Werner Herzog. Comment avez-vous écrit et pensé ces films ?

C’est compliqué de parler à froid du processus créatif de ces films. Comme beaucoup de documentaires, ces idées partent de choses concrètes, ou d’une sensation. En l’occurrence, c’était la vision de la cordillère des Andes, ce gigantesque mur, qui est une image très forte, très importante pour les Chiliens. Et je savais que dans la cordillère, il y avait des observatoires. Mais je ne pouvais pas juste faire un film sur l’astronomie, il manquait quelque chose, et puis ça n’est pas vraiment mon domaine. En voyageant au Nord, je me suis rappelé aussi ce territoire où sont dispersés tous les morts de Pinochet. Comment unifier les astres et les cadavres ? Il y a dans les montagnes ces gigantesques appareils, qui se meuvent en silence, pour scruter les étoiles. Le désert est historiquement un lieu astronomique, puisque même avant l’arrivée de ces machines, c’est l’endroit parfait pour observer les étoiles. Quand on se couche au milieu du désert en pleine nuit, sans nuage, le vide est tel qu’il y a presque quelque chose d’effrayant dedans. On croirait faire une sortie dans l’espace. Seul. Dans ce même désert, nous avons rencontré ce groupe de femmes, parentes de disparus, et plus toutes jeunes, qui passent le désert au peigne fin, à la recherche de restes de leurs proches. C’est une image complètement absurde face à l’immensité du désert. Et tous les jours, ces femmes font la même chose. Ça paraît si absurde, et pourtant, je me rappelle d’une femme qui à un moment nous a fait signe de venir : elle tenait dans sa main une poignée de cailloux, qu’elle a commencé a trier, avant qu’il ne reste qu’un petit bout d’os. Quand tu es avec ce genre de personne, tu sais que tu es de l’autre côté du miroir. Puis, dans un observatoire, avec mon équipe nous avons rencontré une jeune femme, la fille de disparus. Et je me suis dit : « Comment c’est possible ? Observer l’espace quand ses parents ont disparu ?. » L’astronome était le liant de toutes ces histoires. Et dans Le Bouton de nacre, il y avait l’eau comme liant, entre l’histoire de ces indigènes dont toute la culture s’est articulée autour de l’eau, et celle, plus récente, plus macabre, plus douloureuse, du rapport à l’océan, où les hélicoptères larguaient des prisonniers sous la dictature de Pinochet.

Au Chili, la mémoire dans les éléments : la terre, le désert dans Nostalgie de la lumière (2010), où errent des parents de disparus à la recherche de restes de leurs proches…

Était-ce dès le départ une trilogie ?

Oui, même si j’ai l’intention de faire un nouveau film, en allant au Nord, justement [Patricio Guzmán a entre-temps sorti un autre documentaire, Mon Pays imaginaire (2022), sur les mouvements sociaux chiliens de 2019, ndlr]. Car cette étendue est tellement grande que je sais que je peux y trouver des liens pour l’histoire d’un nouveau film. Mais cela dépend des rencontres faites au cours du voyage, comme celle de l’astronome, qui a été fortuite. Inversement, dans mon dernier film, La Cordillère des songes, il n’y a pas vraiment ce liant. Certes, à la fin, on a ce personnage qui filme tout, cet archiviste en lutte permanente contre Pinochet, mais c’est un franc-tireur, il est isolé. Bref, le documentaire est toujours un chemin de recherche. Où trouver une histoire ?

Dans La Cordillère des songes, vous revenez à l’importance des archives : en créer en filmant tout, tout le temps, avec ce filmeur militant que vous rencontrez, dont vous avez parlé, qui filme et stocke des images pour le Chili de demain. On sent que cet acte, enregistrer le monde, est important pour vous. Peut-on lier cela au fait que vous soyez fondateur du Festival International de Films Documentaires de Santiago ? Comment est né ce projet ?

Une sorte d’instinct anime les documentaristes – y compris ceux qui ignorent qu’ils le sont. Car cette pulsion de filmage est le cœur du cinéma documentaire. Le projet de ce festival documentaire est lié à la France : j’ai rencontré une personne de la division audiovisuelle du ministère des Affaires étrangères, avec qui nous avons parlé de faire un festival au Chili. Elle a été rapidement enthousiaste et nous a soutenus, en plus de nous faire parvenir de nombreux films à diffuser. J’avais en même temps la sensation qu’au Chili, le mouvement documentariste manquait de quelque chose, comme si les documentaristes n’étaient pas conscients de ce qu’ils faisaient. Créer un rendez-vous autour du cinéma documentaire était donc important. Et aujourd’hui, le cinéma documentaire chilien est en grande forme. C’était aussi une opportunité de montrer au Chili des films que j’ai vus ici, qui ont été importants pour moi. On a même montré Shoah en présence de Claude Lanzmann.

… et l'eau, dans Le Bouton de nacre (2015), source de vie et tombeau de bien nombreux disparus sous Pinochet.

[Renate Sachse, productrice et épouse de Patricio Guzmán, nous rejoint] Renate, vous êtes la productrice de Patricio depuis Nostalgie de la lumière. Comment travaillez-vous pour produire ce genre de film ?

Patricio et moi travaillons et vivons ensemble depuis trente ans. Je me suis retrouvée plongée dans le monde du cinéma documentaire alors qu’à la base je viens de la littérature – latino-américaine, cependant, donc je n’étais pas dépaysée. Quand Patricio a entrepris Nostalgie de la lumière, ça a été très difficile de le faire produire en France, car beaucoup de gens auxquels il présentait le film ne le comprenaient pas. Et ça m’a indigné qu’avec la carrière qu’avec Patricio, on ne lui fasse pas confiance pour un nouveau film, pour d’obscures raisons de production ou de budget et par un manque d’envie de comprendre. Donc j’ai produit le film moi-même, avec Atacama Productions. Mais avec peu d’argent – la moitié de ce qui était prévu. Et le film a pu avoir sa vie. Plus tard, lorsque nous avons été invités par Eurodoc [association de promotion du documentaire européen, ndlr] pour présenter Nostalgie de la lumière, on a retrouvé tous les membres des diverses commissions qui ont refusé de produire le film ! C’était une belle revanche, d’autant plus que le film a été en sélection officielle au Festival de Cannes. Et désormais c’est une aventure qu’on continue avec Patricio, d’autant plus que ni lui ni moi n’avons l’intention de prendre notre retraite. Nous faisons tout ensemble : lorsqu’il commence à écrire, je relis, je fais des commentaire, etc. jusqu’au montage. Et au milieu de tout ça, on fait la cuisine !

Patricio, la meilleure analyse de votre cinéma semble avoir été faite, inconsciemment, par Gabriela, une des intervenantes du Cas Pinochet : « Je crois que la force de la mémoire nous permettra de guérir. C’est pour ça qu’il faut rétablir la mémoire collective. Pour pouvoir vivre et construire l’avenir. » Qu’en pensez-vous ?

On pourrait dire ça, oui. Gabriela était une femme très intelligente, et parlait d’une manière sereine de sa souffrance. Mais de manière générale, je me reconnaissais dans ce que disaient toutes les intervenantes de ce documentaire. C’étaient des personnes exemplaires pour moi. Fantasticas.

Remerciements à Renate Sachse, Clarisse Rapp et Nicolas Lasnibat.
Entretien réalisé par Marc Moquin et Eugénie Filho.

Les montagnes à l’horizon de Santiago, le paysage de La Cordillère des songes , avant-dernier film de Patricio Guzmán (2019).

[1] Dans le dossier de presse de la sortie du Bouton de Nacre, Patricio Guzman dit avoir tourné un entretien avec Gabriel Boric, alors député, qu’il décrivait déjà comme s’inspirant d’Allende, mais qui ne figure cependant pas dans le montage final.

[2] Le rôle de l’ambassadeur suédois au Chili, Harald Edelstam, a été considérable dans la sauvegarde de La Bataille du Chili. Le film The Black Pimpernel (2007), où il est interprété par Michael Nyqvist, raconte son mandat au Chili durant le coup d’État, et en 2019, il est joué par Mikael Persbrandt dans la série Invisible Heroes

[3] Pedro Chaskel était l’un des fondateurs du département du cinéma de l’Université du Chili, et a été même l’un des professeurs de Raoul Ruiz. Il a fait parti de ceux qui ont filmé les avions qui bombardant le palais de La Moneda.