Le documentariste allemand Andres Veiel consacre un long-métrage à Leni Riefenstahl, la cinéaste-égérie du IIIe Reich qui a marqué l’histoire du cinéma par son rapport à l’esthétique dans Le Triomphe de la volonté (1935) et Les Dieux du stade (1936). On aurait pu croire qu’il n’y avait rien de plus à raconter sur elle et sa personnalité souvent qualifiée « d’ambiguë », mais le réalisateur a eu notamment accès à ses vastes archives, dont de nombreuses inédites, montées avec intelligence dans son film, précisant un portrait qui, justement, n’a rien d’ambigu, et confronte une fascination collective pour une artiste possédant du génie, mais dont la compromission avec le pire donne le vertige.
Leni Riefenstahl est une pierre angulaire de notre rapport aux images, de la cinéphilie, de l’histoire de l’art. Pas seulement parce que c’est l’une des rares femmes à avoir eu un rôle actif dans le IIIe Reich, et plus spécifiquement dans le cinéma, s’inscrivant dans la continuité générationnelle des cinéastes femmes qui ont eu une carrière au temps du cinéma muet (Lois Weber au États-Unis, Olga Preobrajenskaïa en Union Soviétique, Emilia Saleny au Chili…), mais aussi parce qu’elle synthétise, non pas à son corps défendant comme il serait plus acceptable de le concevoir, la compromission du plus grand des talents esthétiques avec la lie de l’humanité. Et contrairement à nombre de cinéastes du Reich, dont l’œuvre, rarement mémorable, a peiné à vivre au-delà de 1945 (sauf pour les historiens, amateurs ou peut-être nostalgiques), celle de Leni Riefenstahl a été un pilier de ce qui est aujourd’hui la culture populaire, dans le rapport à l’imagerie totalitaire, et au culte du corps, dont Hollywood ou la télévision sont toujours les prophètes. Car bien sûr que l’Empire de Star Wars n’existerait pas sous cette forme sans Le Triomphe de la volonté (cité explicitement dans le premier film) ; bien sûr que même les matchs de foot ne seraient pas filmés de la même manière sans les ralentis et longues focales des Dieux du stade.
Morte à 101 ans en 2003, Riefenstahl a vécu plus qu’il ne fallait pour voir l’héritage immense de son œuvre, construisant elle-même sa propre légende d’après-guerre, celle d’une artiste maudite, ou naïve, qui a, par malchance, fait le mauvais choix, l’ayant entraîné du mauvais côté de l’Histoire. Et il est tentant de romancer sa vie, elle-même riche en rebondissements, en aventures, en contradictions aussi, d’y chercher des nuances, comme on l’a fait, en France, pour les cinéastes ayant travaillé pour la Continental Films, la société de production sous contrôle allemand, qui n’a pas employé que des collaborateurs zélés du nazisme. Aussi, parce que charismatique, Riefenstahl fascine. Car non seulement réalisatrice, elle a été actrice ; et à ce sujet, tout le monde aura été témoin de son magnétisme dans ce chef-d’œuvre du Bergfilm (film de montagne), L’Enfer blanc du Piz Palü, réalisé par Arnold Fanck et G.W. Pabst – eux-mêmes deux cinéastes qui se compromettront bientôt avec le cinéma national-socialiste de Goebbels [1]. Le magnétisme était au cœur du cinéma de la République de Weimar, magnétisé justement par ses rêves de grandeur illusoires (les Bergfilms au ton wagnerien) et son attrait pour les forces occultes (les ombres de l’expressionnisme) ; c’est ce cinéma qui a fait de Riefenstahl une star, qui l’a sculptée, en tant qu’artiste.
Il y a de cela, justement, dans le documentaire Leni Riefenstahl : la lumière et les ombres. Le magnétisme, le rêve de grandeur, les ombres du titre. Magnétique, Riefenstahl l’apparaît, même après-guerre, lorsque, dans les nombreuses archives exhumées par le documentaire, elle essaye de faire comprendre à tout prix, avec toute la sincérité apparente du monde, avec tout son meilleur acting, qu’elle n’avait rien à voir avec les atrocités hitlériennes, que tout ça s’est fait à son insu ; car elle ne pensait qu’à « l’art, l’art, l’art ». Peut-être. Peut-être que, sidérée par le déploiement du Congrès de Nuremberg de 1934, elle n’a vu, en lieu et place des dizaines de milliers de personnes scandant des slogans haineux, que des figures esthétiques, qui façonneraient son image, donneraient des perspectives et lignes de fuite vertigineuses. Peut-être pas en fait, et le documentaire en est conscient, car ce serait conjuguer la naïveté à la bêtise ; et bête, Riefenstahl ne l’était pas. Le cinéaste allemand Andres Veiel a replongé dans des tonnes d’archives inédites – car, avait toute sa rigueur germanique, elle gardait tout, archivait tout, comme les directeurs de camps – pour en extraire la substance de Riefenstahl, essayer de retrouver le récit original de sa vie, avant tous les fantasmes, toutes les modifications opérées par elle-même ou d’autres. Et entre deux réécritures de ses mémoires, entre des notes laissées çà et là, des discussions enregistrées, un morceau de la vérité apparaît : la conscience de la violence. D’abord celle qu’elle a subi, lorsqu’elle rend compte d’agressions sexuelles par Goebbels, obsédé par elle ; « un fou, c’était un fou ». Puis, celle qu’elle a fait subir, notamment lors du tournage d’un film documentaire sur la campagne de Pologne en septembre 1939, où quelques « malheureux » mots d’elle pour « dégager » des prisonniers juifs du champ de la caméra se sont transformés en ordre pour un massacre en bonne et due forme. 22 personnes assassinées, un avant-goût de la solution finale avant son application industrielle. Elle abandonnera peu après ce documentaire. Veiel a trouvé, dans les archives, une photo d’elle faite en Pologne, où, horrifiée, elle regarde quelque chose hors-champ. Bien différent est ce visage de celui, téméraire et conquérant, qu’elle a toujours affiché, et affichera, tant bien que mal, à l’orée du XXIe siècle.
Le mensonge dans lequel elle s’est enfermée, durant toutes ces décennies, apparaît, au terme du documentaire, presque comme une sauvegarde d’elle-même. Au fond, comment aurait-elle pu faire autrement, à partir du moment où elle a eu cette place dans le système ? Le nazisme défait, elle devait bien survivre. Et faire survivre son œuvre, pour laquelle elle avait une haute estime – à raison, malgré tout. Mais si elle enregistrait tous les appels, archivait toute sa correspondance, déposait un nombre incommensurable de plaintes pour diffamation, documents mis en scène par le film avec précaution et bon sens, n’était-ce pas pour donner un sens à toute sa vie qui, sans le Reich, sans Hitler, perdait sa colonne vertébrale ? Elle a fait mine d’aller se réinventer ailleurs, photographiant les Noubas au Soudan – en effet, ses photos sont belles – tout en les traitant à peine mieux que les figurants enfants roms de son film Tiefland (1940-1944), qu’elle a bien vite renvoyé dans leur camp de concentration – et se complaisant dans un rôle de princesse blanche, car après tout personne là-bas ne savait qui elle était vraiment. Le mystère Riefenstahl n’en est finalement pas vraiment un, et elle, comme tant d’autres, valide l’adage renoirien de La Règle du jeu : « Tout le monde a ses raisons. » Reste le mystère, à nous autres spectateurs, de notre fascination pour le morbide, celle qui rend les images du Triomphe de la volonté si puissantes, jusqu’à parfois n’y voir plus qu’une forme esthétique en mouvement, d’une taille démesurée, comme les ballets cinématographiques de Busby Berkeley. Et à cela, Andres Veiel rend aussi hommage, avec toute la lucidité nécessaire.
Au cours de vos longues recherches, puis de l’écriture et du montage du documentaire, avez-vous découvert des choses qui ont fait évoluer votre point de vue sur votre sujet, Leni Riefenstahl ?
Avant tout, j’ai été surpris de tout ce qu’elle a laissé au sein de son héritage. Par exemple, tous les appels téléphoniques qu’elle a enregistrés, ainsi que les lettres, après le fameux talk-show où elle est accusée d’être bloquée dans l’idéologie nazie [lors d’une émission allemande des années 1980, Riefenstahl est confrontée à une résistante ; la cinéaste est sur la défensive et n’admet rien]. Parmi les gens qui l’appellent le lendemain pour la soutenir, beaucoup sont encore obsédés par le nazisme, et elle-même valide certains des commentaires, lorsqu’une personne lui dit par exemple : « Moi j’ai été dans les SS et nous étions tous des idéalistes », ce sur quoi elle répond « Bien sûr ! Mais aujourd’hui on ne peut plus le dire, plus en parler librement. » Et à la fin du film, il y a cet appel avec une personne qui dit : « Il faudra une ou deux générations à l’Allemagne pour revenir à un ordre, la moralité et la pureté. » Personnellement, j’ai toujours pensé que c’était une menteuse, une opportuniste, mais je n’avais jamais réalisé à quel point elle avait été profondément impliquée dans l’idéologie nazie, et ce même après la guerre. L’autre point qui a été intéressant à ce sujet, c’est l’impact de la rencontre avec des vétérans de la Première Guerre mondiale dans son développement personnel de fasciste. Elle a grandi avec une éducation très prussienne. Or, la Prusse a pendant des siècles été entourée par des puissances et nations soi-disant plus fortes, comme la Russie, l’Autriche ou la France, ce qui a développé cette idéologie de puissance à affirmer, montrer que l’on est plus fort, plus courageux, qu’on peut se défendre. Il suffit de mettre cela en regard de la façon dont elle a été traitée lorsqu’elle n’était encore qu’une petite fille, notamment quand elle raconte comment on lui a appris à nager, avec son père la balançant dans l’eau sans qu’elle ne sache justement nager, jusqu’à ce qu’elle manque de se noyer : le twist, c’est qu’elle ne dit pas « Mon père a été très violent avec moi, cela a été horrible » mais elle conclut juste « Voilà comment je suis devenue une bonne nageuse. » Et là on touche au cœur de l’éducation fasciste, c’est-à-dire pas seulement le culte de la victoire, mais aussi la célébration de l’agression, et le mépris de la soi-disant faiblesse, du manque de « bonne santé ». C’est d’abord un mépris pour soi, qu’ensuite on projette sur « l’autre ». On le voit enfin lors de la partie sur le montage des Dieux du stade, lorsqu’il est question de Willy Zielke, l’opérateur qui a tourné tout le prologue du film, puis a eu des problèmes de santé mentale à force d’épuisement : après six mois d’internement, il a subi la stérilisation forcée. Et elle n’en a jamais eu rien à faire ; ce n’était pas de l’indifférence parce qu’elle était occupée au montage, mais le reflet de son idéologie. Elle s’était sincèrement intéressée à Mein Kampf et au concept de pureté de la race. Riefenstahl, c’est pour moi le prototype du devenir fasciste d’alors. Et c’est bien ce que j’ai découvert grâce à toutes ses archives, son héritage : pas seulement ce qui éclairait son personnage, mais aussi un aspect plus générationnel, qui la dépasse. Elle a beau être très spécifique, une réalisatrice unique, talentueuse sur les prises de vue et le montage (pour avoir lu 25 de ses scénarios, c’est par contre une horrible scénariste), elle n’en est pas moins devenue une fasciste, et de premier rang, qui plus est.
Justement à propos de ses archives personnelles, avez-vous rencontré des limites, dans ce à quoi vous avez eu accès, ce que vous pouviez montrer ou non dans votre film ?
Non, je n’ai pas vraiment rencontré de problème à ce sujet là. Bien sûr, j’ai voulu jeter aussi un coup d’œil dans sa comptabilité, pour savoir combien d’argent elle a touché de sa carrière et de son engagement, mais hélas ce n’était pas dans son héritage. Mais nous avons pu utiliser tout ce que nous avons trouvé dans ses archives, car elle n’a pas de famille, pas d’enfant par exemple, qui pourrait nous menacer d’un procès. Nous étions donc libres d’utiliser ce que nous voulions, mais il y avait tout de même des limites : aussi étrange que ce soit, elle a par exemple été filmée quelques heures avant de mourir. Son compagnon, Horst Kettner, la filmait tout le temps. Donc sur ce plan personnel, nous nous sommes imposés quelques restrictions : tout ce qui était politique pouvait être utilisé, comme par exemple les outtakes jamais montrée d’un documentaire, où elle ne veut plus être filmée et s’énerve, ça, oui, on l’a montré, car cela raconte un rapport de mise en scène et de domination au sein même du cadre d’une interview, ce qui rentre en contradiction avec l’image publique qu’elle a façonnée. Mais tout ce qui a par exemple touché à la nudité, ou d’autres choses simplement très personnelles, je me suis dit que je n’étais pas en droit de le montrer, même si j’aurais pu. C’est une question d’éthique et d’équilibre : « ça oui, ça non. »
Sur l’image d’elle qu’elle a façonnée, au début du film, dans ses premières interviews, on pourrait en effet se laisser aller à croire son discours d’artiste « naïve » qui fait de « l’art pour l’art ». Mais très vite on comprend le déni et la quantité de mensonges derrière laquelle elle s’est barricadée, comme si cela était pour elle une question de vie ou de mort, c’est-à-dire, contrairement à d’autres nazis, la seule manière de continuer à vivre, sans se suicider donc, sans s’exiler ou avoir à renier son œuvre…
Bien sûr. Elle a dû se protéger elle-même car sa culpabilité était énorme. Elle a été très impliquée dans le régime, et en a tiré de la culpabilité. Il suffit de repenser à ce qu’il s’est passé à Konsky durant l’invasion de la Pologne, qu’elle était chargée de filmer. Il y a ce drame avec trois « versions » différentes : celle de Riefenstahl, dans ses notes notamment, qui dit avoir été témoin directe du massacre de prisonniers juifs ; une autre d’elle même, après 1952, disant qu’elle était loin de tout ça, et pas au courant de cet événement, ce qui a été son discours officiel auprès des Alliés à la fin de la guerre, sur le fait qu’elle ne soit au courant de rien concernant l’Holocauste, donc en contradiction totale avec la première version ; et enfin la dernière version, d’après une lettre d’un adjudant, où celui-ci raconte comment elle voulait filmer une place dans la ville, que des prisonniers polonais étaient dans le champ de la caméra et que cela la dérangeait, et qu’un simple « dégagez de là » de sa part a déclenché une panique, et les Allemands ont commencé à tirer, assassinant 22 personnes. Or, si cette version est vraie, ce que personnellement je crois, sa culpabilité, sa responsabilité dans le massacre, est énorme, et plus profonde aussi.
Elle n’a d’ailleurs assemblé aucun film avec ses images de la Pologne…
Certains de ses caméramans ont continué à tourner, mais elle non, et elle est partie après trois ou quatre semaines. La mission originale était surtout de filmer Hitler lui-même. Mais elle a vu aussi les atrocités de la guerre et je pense qu’elle en a aussi souffert psychologiquement. On voit d’ailleurs, sur des photos prises d’elle, l’air horrifié qu’elle a, lié au massacre dans lequel elle a joué un rôle. Et finalement, elle a préféré revenir en Allemagne pour filmer Tiefland, l’opéra préféré d’Hitler, et en faire une sorte de cadeau à son égard.
On la voit peu avec le reste des artistes et cinéastes allemands de son époque, même avant que beaucoup fuient, sauf Arnold Fanck, avec qui elle a fait trois films.
Arnold Fanck lui a, à certains égards, tout appris sur le cinéma ; il a été un peu comme un professeur pour elle, notamment sur le travail à la caméra et le montage. Mais ensuite, elle s’est débrouillée elle-même, notamment en choisissant de très bons caméramans pour ses films. C’était d’ailleurs un de ses grands talents, en tant que réalisatrice : s’entourer de personnes extrêmement talentueuses, et les employer au mieux. Elle savait que tel caméraman serait idéal à tel emplacement, tel autre ailleurs, etc.. On pourrait dire qu’elle avait du talent pour le talent.
Et malgré sa confiance en elle, et ses acquis techniques, elle n’a pas su poursuivre sa carrière de cinéaste telle qu’elle l’aurait voulu après la guerre.
Elle a souvent dit ne pas avoir pu continuer sa carrière car c’était une femme. En réalité, c’est surtout car elle voulait mettre en scène des scénarios qu’elle avait écrit, et ils étaient vraiment très mauvais, remplis de clichés ridicules. Tiefland, qu’elle a tourné entre 1940 et 1944, est à cette image : écrit avec des clichés, très superficiel. Or, après la guerre, il n’y avait plus Hitler, elle n’avait plus de mentor, plus personne pour lui donner les moyens d’accomplir ses fantasmes. D’ailleurs, j’ai trouvé une lettre d’elle de 1947, écrite à l’un de ses amants, où elle écrit noir sur blanc : « Tous mes idéaux ont été tués. » Ce, à une époque où il n’y avait plus de futur pour le suprémacisme nationaliste. Il n’y a pas vraiment d’ambiguïté là-dessus.
Dans une des archives que vous montrez, un compte-rendu d’audition de la fin de la guerre, on voit une ligne plus bas que la partie que vous retenez, affirmant qu’elle était également la maîtresse d’Hitler, sans preuve toutefois. Et justement, vous ne mentionnez pas ce point.
Sur ce point précis, il n’y a en effet jamais eu de preuves qu’elle était l’amante d’Hitler, et elle l’a toujours nié. Même quand on repense à la lettre qu’elle a écrite à Hitler après son arrivée à la Mostra de Venise, elle le vouvoie. Il y avait un respect mutuel, certes. Mais même si elle avait été l’amante d’Hitler, au fond, ça n’aurait pas eu tant d’importance. On sent dans tous les cas qu’elle a de l’admiration pour lui, et qu’il y a un sentiment chaleureux dans leur relation. Sentiment qui a aussi une manifestation physique, au fond, puisque lorsqu’elle évoque la première fois qu’elle a entendu Hitler en meeting, elle a eu une réaction presque sexuelle. Et je l’ai traduit d’ailleurs tel quel dans le montage de mon film, avec des images de la terre qui s’ouvre et d’eau qui jaillit [venant de La Montagne sacrée d’Arnold Fanck, ndlr]. Mais j’en reste à ce degré d’interprétation, et je n’ai pas envie pour autant de spéculer sur le reste. Bien sûr qu’elle était aussi très proche d’Albert Speer, ou de Julius Streicher, le fondateur et éditeur du journal antisémite Der Stürmer.
Justement, devant toutes les archives de sa vie, qui ont été manipulées par Riefenstahl elle-même, parfois pour leur faire dire une autre vérité, comment avez-vous résisté au désir de manipuler l’archive ?
Justement, c’était un travail de précision. Bien sûr, pour la restauration de certains documents ou certaines images, nous n’avons par exemple jamais utilisé d’intelligence artificielle. Nous nous sommes concentrés sur ce que les images, telles quelles, pouvaient nous montrer. Il fallait être très strict avec nous-mêmes dans ce rapport aux archives, et ne pas exagérer des choses, qu’elles aillent ou non dans le sens du récit, ou utiliser des sources douteuses.
Vous consacrez tout un long chapitre à la partie de sa carrière où elle est devenue photographe en Afrique, notamment au Soudan. Vous faites par contre l’impasse sur ses images sous-marines. Pourquoi ce choix ?
En fait, ce n’était pas si important. Bien sûr, elle essayait de toute façon de fuir les questions critiques qui jalonnaient alors sa vie d’après-guerre, que ce soit en s’éloignant de l’Europe, ou en allant en profondeur, sous l’eau. Et justement, cette histoire d’évasion se résume déjà assez bien avec sa carrière africaine, et notamment comment elle se comporte dans un contexte colonial ou néo-colonial : on la voit autoritaire, pousser les gens comme des marionnettes. C’aurait été répétitif de montrer la même chose, mais sous l’eau. Cela n’a de toute façon jamais été l’ambition de ce documentaire d’évoquer l’intégralité de la vie de Leni Riefenstahl. Il fallait se concentrer sur les éléments nécessaires à la compréhension de son personnage, qui plus est de nos jours ; or, son comportement avec les Noubas au Soudan est révélateur de bien plus de choses, et rencontre des questions toujours contemporaines sur le colonialisme.
Bien qu’ayant réalisé au moins deux grands documentaires, et outre son travail de photographe, on voit tout de même dans votre film comment Leni Riefenstahl est en permanence une actrice, qui se met en scène elle-même. Vous montrez la dernière interview d’elle, qui approche des 100 ans, elle est en extérieur, mécontente de la lumière du soleil sur sa peau car on voit ses rides, elle donne des instructions à moitié écoutées, on dirait presque Gloria Swanson à la fin de Boulevard du Crépuscule. Au terme de ce travail sur elle, quelle serait selon vous la part dominante chez elle, entre l’actrice et la réalisatrice ?
Les deux sont dominants. C’est justement un mélange intéressant, chez elle : elle souhaite avoir le contrôle sur tout. En tant qu’actrice, car elle veut avoir le contrôle de son image, qui sera projetée au public. Et puis sur le reste, sur l’image, la mise en scène, tout ce qui contribue à sa légende, à son storytelling. Et on peut dire qu’en ce sens elle a eu beaucoup de succès, soit en étant intimidante, en criant, en étant agressive, ou en créant justement un récit dans lequel elle était la victime (« J’ai été traitée comme une sorcière », « J’ai fait trois ans de prison » – ce qui est faux, elle est restée détenue six semaines, etc.), soit en étant au contraire charmante, voire mielleuse avec les gens venant l’interviewer. Actrice comme réalisatrice, elle voulait et avait le contrôle.
LENI RIEFENSTAHL,
LA LUMIÈRE ET LES OMBRES
Andres Veiel, 2024, Allemagne
ARP Sélection
Au cinéma le 27 novembre 2024
[1] Une collaboration qui les hantera et dont ils auront bien du mal à se défaire. Pabst se consacrera à des œuvres de dénazification après la guerre. Fanck, plus jamais embauché en tant que réalisateur, deviendra bûcheron.