Au sein de la filmographie d’Andreï Tarkovski, Le Miroir occupe une place particulière. Coincé entre les deux mastodontes que sont Solaris (le 2001, l’Odyssée de l’Espace soviétique) et Stalker (Prix du Jury à Cannes en 1980 et son film le plus réputé aujourd’hui), Le Miroir est une œuvre instable dans laquelle s’entrechoque une beauté formelle foudroyante et une narration nébuleuse tant son contenu est riche et dense. Il s’agit d’un métrage-tiroir monumental, une forme de film-somme qui condense les thèmes et obsessions de son auteur (la mort bien sûr mais aussi la filiation, la religion, la politique, le surnaturel) enrichi par son aspect autobiographique mais aussi un film-monde dans lequel se recoupe tous les arts.

« Les paroles ne sauraient rendre ce qu’on éprouve. Elles sont ternes… C’est drôle, je viens de te voir en rêve » dit au début du film Aliocha, le double fictif de Tarkovski, à sa mère au téléphone. Il s’agirait presque ici d’une profession de foi de la part du cinéaste, que l’image fictive (ici le rêve), fantasmée ou truquée est un vecteur de sens supérieur au langage. Les films de Tarkovski sous rarement bavards, penchant plutôt vers la contemplation, et Le Miroir ne fait pas office de contre-exemple. Mieux, Tarkovski substitue aux dialogues la poésie, elle étant capable de véhiculer une émotion. Et si la poésie transcende la parole, elle est aussi, presque par définition, la recherche du beau or chez Tarkovski cette recherche essentielle, comme une parade à la mort, est aussi bien portée à l’oreille du spectateur par la lecture des textes de son père, Arseni Tarkovski, qu’à l’écran. En effet, la première demi-heure du Miroir est une pure démonstration de maestria visuelle et une leçon de mise en scène pendant laquelle Tarkovski décortique et réinvente toute un pan de la grammaire du cinéma. Dans ce qui semble être un unique mouvement d’une fluidité grandiose, le film passe de la couleur au noir et blanc, du flash-back au flash-forward, des images d’archives aux prises de vues fictionnelles, des dialogues à la voix-off. Tous ces outils sont mis au service d’une pureté du regard sur le monde en retraçant la vie d’Aliocha, à l’article de la mort.

Chanson de gestes

Or si la poésie se met au service de la beauté, de la perfection formelle c’est que le poète est également et constamment à la recherche du mot juste, de la parole exacte qui passe non seulement à travers les vers de Tarkovski père mais aussi le temps d’une stupéfiante séquence dans une imprimerie au cours de laquelle une correctrice traque au milieu des machines et des épreuves manuscrites la coquille qui lui aurait échappée. Et quand les mots viennent à manquer, comme entre Aliocha et sa mère, il reste la musique et le corps. Car Le Miroir est aussi une chanson (Bach, Purcell) de gestes (que ce soit ceux de l’hypnose, d’un lavage de cheveux ou la chorégraphie d’un matador) que met en scène Tarkovski, créant ainsi un art cinématographique qui dépasse l’entendement, la compréhension qui passerait par un langage commun, pour le lier à l’image et à la musique afin de donner naissance à une pure poésie audiovisuelle.

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Poésie sans fin

Dans ce grand désordre organisé, le cinéaste n’est pas dans une simple démarche de perfection esthétique (bien que celle-ci soit réelle, comme en témoignent ces ralentis dans l’imprimerie, les jeux de reflets qui viennent rendre justice au titre, l’attention aux éléments tel que le vent dans la plaine, la scène de l’incendie ou de la lévitation comme pures visions mystiques) mais dans une quête d’un absolu, d’une compréhension du fondement même de la nature humaine. S’il ne cesse de jongler entre un réalisme halluciné et le surnaturel abstrait, Tarkovski est au fond un cinéaste du réel qui parvient à se détacher de toute notion d’espace, de temporalité ou d’enjeux car il ne s’intéresse qu’au questionnement. Au rythme de travellings lancinants, Tarkovski cherche la voix, le geste, l’image juste pour se raconter et narrer son monde, ce qui l’entoure et le dépasse. Le Miroir est un film qui s’interroge perpétuellement à la fois sur sa propre matière, comment une œuvre peut raconter une vie voire, au sens large, une humanité ? De mille façons bien sûr, Tarkovski, dès son quatrième long-métrage – il n’en fera que sept, se livre à une autobiographie comme nulle autre dans laquelle la vie d’un auteur ne passerait pas par la narration mais par des visions intimes déconnectées les unes des autres surgissant de manière aléatoire, au film d’une mémoire qui vadrouille… Cette incessante digression illuminée par la croyance de son auteur surpasse les frontières individuelles pour faire figurer à l’écran tout un monde. Ici, l’infiniment petit rencontre l’infiniment grand tout comme la mémoire personnelle du cinéaste, la présence orale de son père entérinant la dimension autobiographique, rencontre l’Histoire d’un pays, voire d’une humanité toute entière. Il faut voir alors Le Miroir comme un film central, littéralement, car à la fois matriciel et synthèse de son oeuvre dans sa manière d’accumuler les images Tarkovskiennes passées comme à venir. On y retrouve pêle-mêle un téléphone qui lie l’au-delà et la réalité mais aussi le surnaturel, télékinésie ou lévitation, qui entoure les corps féminins ou enfantins (Stalker), le foyer qui brûle (Le Sacrifice), les fantômes du passé qui hantent, littéralement, le présent (Solaris) ou encore cette affiche d’Andrei Roublev dans la maison d’Aliocha.

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L’art comme dénominateur universel

L’autre chantier du film est justement cette réflexion sur l’existence de la manière la plus universelle possible. Le Miroir est une œuvre en quête permanente de justesse (se référer une nouvelle fois à cette course fiévreuse dans l’imprimerie pour traquer une erreur) et dans un jusqu’au boutisme absolu, Tarkovski élargit son champ de vision (on pourrait tout aussi bien dire d’étude ou de rêverie) de l’intime à la globalité. Au delà du lyrisme pastoral, il y a une poésie brute, politique (la vision des enfants traumatisés par la guerre, les bombardements et les armes à feu), transcendantale qui est la résultante d’une foi pure dans les images et les sons comme vecteurs de sa vision singulière sur une entièreté, un monde complexe pétri de contradictions. Dès lors, il faut bien faire appel à tous les arts et à toutes les formes cinématographiques pour en comprendre ne serait-ce qu’une infime proportion. C’est dans cette optique que Tarkovski emploie la fiction mais aussi le documentaire, l’expérimental, la photographie et surtout la référence à ses maîtres. C’est d’ailleurs ce qu’il y a de plus touchant dans la filmographie et particulièrement dans Le Miroir, cette capacité à articuler une représentation éminemment politique de son pays et de son siècle qui côtoie des figures artistiques et une exploration de la nature, symbolisée au détour d’un plan par une feuille morte dans un livre d’art à côté du portrait de Léonard de Vinci (tiens, la Renaissance) alors que le père d’Aliocha revient de la guerre. La nature est ici plus que jamais constituante de l’existence humaine, d’autant plus dans cette Russie du XXe siècle traumatisée par la Seconde Guerre mondiale et la déshumanisation qui en a découlée. De même, sont convoqués Tchekhov et Dostoievski qui à travers leurs romans ou pièces de théâtre ont disséqué la société et les mœurs russes comme peu d’autres, Rousseau pour cette perpétuelle recherche d’un humanisme commun ainsi que les primitifs flamands comme Brueghel l’Ancien pour la peinture, dessinant une forme de bestialité humaine à travers ces tableaux qui trouve ici une  référence visuelle évidente. Il existe donc dans Le Miroir une ambition folle de toucher à travers le cinéma une globalité artistique à même de pouvoir exprimer une vision du monde dont le point de vue est certes intime, mais dont la visée est universelle. C’est une œuvre remuante, soucieuse, transmettant l’intranquillité d’un auteur qui cherche à vivre par tous les moyens en allant vers l’ailleurs, à la fois l’impalpable et le trivial, mais surtout vers autrui pour faire face à la douleur (celle d’un cinéaste blessé, d’un monde polarisé à bout de souffle ?).

Le Miroir est un film dense, peut-être le plus illisible de Tarkovski, mais il s’agit d’une œuvre terriblement excitante dans sa manière d’articuler les mondes, de développer différentes strates de lecture et de déployer une mise en abîme vertigineuse. Il s’agit d’une autobiographie unique en son genre dans laquelle Tarkovski se fait voyant, visualisant une vie loin d’être arrivée à son terme regorgeant de visions fulgurantes et de traumas surréalistes. 


 

Zerkalo
Un film d’Andreï Tarkovski
Avec Margarita Terekhova, Oleg Yankovski, Filipp Jankovsky
URSS – 1974

Potemkine Films
DVD & Blu-ray
21 novembre 2017

Pour cette édition vidéo de la version restaurée du film, celle-ci est accompagnée d’un commentaire audio du film par Eugénie Zvonkine, enseignant-chercheur en cinéma et spécialiste du cinéma russe, de deux entretiens – l’un avec l’acteur Anatoli Solonitsyne et l’autre avec le scénariste Alexandre Micharine, ainsi qu’un hommage au compositeur Edouard Artemiev. Le Miroir est disponible dans un coffret intégrale Andreï Tarkovski, également édité par Potemkine Films.

Article publié le 20/12/2017, mis à jour le 10/04/2020.

Crédits images : © 1974 Mosfilm / © 2017 Potemkine Films, Agnès B. Cinéma

4 commentaires

A la rencontre du Septième Art · 17 janvier 2018 à 15 h 22 min

La filmographie d’Andrei Tarkovski, dans son ensemble, est à la fois très personnelle, elle suit son chemin de vie (notamment vers la fin avec Nostalghia et Le Sacrifice), et elle explore des thématiques très fondamentales liées à la nature humaine.

Cette analyse capture en effet parfaitement la démarche que le réalisateur suit ici, c’est à dire explorer sa propre conscience et tenter de représenter ses fluctuations et ses souvenirs sur pellicule. Quelque chose de très compliqué, qui nécessite une narration et une esthétique abstraites, étant donné que les notions ici explorées le sont, ce qui nous fait comprendre deux choses.

L’une, que nos souvenirs, bien qu’ancrés dans notre mémoire, sont affectés par le temps, qui les tarit ou les modifie, d’où ce côté assez décousu et aléatoire dans la construction des flashbacks du Miroir.

La seconde, c’est que c’est finalement ce que nous avons de plus personnel et de plus fondamental qui est difficile à représenter. Parvenir à effectuer une telle introspection, capturer son essence et être capable de la restituer à travers un film n’est pas donné au premier venu.

Mais Tarkovski réussit une brillante autobiographie, certes très exigeante, abstraite et hermétique, mais qui ne manque pas d’offrir une très belle expérience, et de montrer tout l’art du cinéaste.

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