L’intrigue :
Koichi Nishi est un futur jeune marié qui essaie de grimper les échelons de la société en épousant la fille de son patron, qui a été estropiée pendant l’enfance. Le frère de la mariée dévoile publiquement les vraies motivations de Nishi lors du cocktail, le menace de mort au cas où il viendrait à décevoir sa petite sœur. Mais Nishi n’est pas celui qu’on croit, ses motivations profondes sont toutes autres…
Black Rain
Il faut croire que les fantômes n’auront jamais fini de hanter le Japon. Les conflits et ambiguïtés de la modernité du pays, traduits par Akira Kurosawa, sont troublants autant qu’exemplaires. Les Salauds dorment en paix dissèque une société verticale, puissante, inflexible, dont les fondations ont pourtant été rongées par la corruption et le déshonneur. Alternative à Hamlet défaite des touches d’humour ou des échos épiques de Shakespeare, le film de Kurosawa est une nuance de sombre absolu, comme rarement l’on en trouve, bien que nombreuses soient les tragédies socio-politiques qui aimeraient s’en réclamer.
Il y a un malaise vertigineux qui s’installe très rapidement dans le récit des Salauds dorment en paix, comme une promesse programmatique de Kurosawa de ne jamais s’en détacher. Un générique agressif sur fond de percussions à moitié traditionnelles, à moitié free jazz, une cérémonie de mariage désolante de gène, une presse en embuscade, à l’affût d’un scandale imminent : le portrait d’un monde malade, à mi-chemin entre ridicule et décadent. C’est son deuxième film en cinémascope après La Forteresse cachée (1958), soit l’occasion idéale de reconstituer la scène théâtrale qu’il chérit tant. La profondeur de chaque action du scénario y a systématiquement un écho complexe : la pièce montée est autant la pâtisserie que l’imposture générale, les truands en col blanc semblent être des poupées russes, le mystérieux justicier de l’intrigue est lui-même amoral dans sa vendetta meurtrière. La question de Kurosawa dans le film ne porte pas seulement sur la corruption de la société et du système, mais aussi celle de l’âme.
En ce sens, le film épouse l’esprit du film noir : ambigu, tragique, désillusionné. Mais pas que, car la fatalité ne mérite pas un traitement simpliste selon Kurosawa. C’est à l’image des travaux plus tardifs des sud-coréens dans leurs thrillers sur fond d’étude de la corruption humaine et sociétale. L’âme fantastique n’est pas très éloignée non plus, puisque des spectres sont convoqués dans l’intrigue, que ce soit celui d’une victime des escrocs ou, plus généralement, celui de la défaite et des ruines de la Seconde Guerre mondiale, terrain fertile de la corruption. Les traumas sont généralisés autant que personnels, que ce soit chez Tatsuo (Tatsuya Mihashi) vis-à-vis de sa sœur Yokisho (Kyōko Kagawa) et son handicap, ou directement chez le héros, Nishi (Toshiro Mifune), trop droit, trop parfait pour ne pas avoir ses démons, et même, comme tout personnage ambivalent qui se respecte… un double.
Il y a par ailleurs une dimension du pitoyable, au sens propre, qui hante aussi Les Salauds dorment en paix, contribuant au marquage au fer rouge sur le spectateur. A l’instar de Vivre dans la peur (1955) – autre film sur le trauma, la façade de l’honneur et de la soi-disant droiture d’apparence (ou d’apparat, même) se fissure et transforme des figures fortes et gueules marquées en individus pathétiques (autre trait repris par le cinéma coréen). La séquence de la décharge , littéralement infernale, est une des plus éloquentes : longue, asphyxiante, éprouvante. C’est presque un Tartare dans lequel on paye pour ses péchés, confondant une fois de plus la portée symbolique de Kurosawa avec celle de Shakespeare. Le réalisateur a toutefois le génie de ne jamais le surligner outre mesure dans sa mise en scène, ses choix de découpage, finalement très simple, contribuant à renforcer non seulement le portrait d’ensemble dépeint par chaque plan, mais plus encore, le réalisme global.
Quand bien même Les Salauds dorment en paix est le premier long-métrage impliquant directement Akira Kurosawa comme producteur, concession auprès de la Toho pour conserver sa liberté artistique, il regrettait ne pas être allé assez loin dans sa dénonciation. Pourtant, en ne faisant que pointer ce qui est nécessaire, et suggérer, de manière effrayante, une entité plus générale qui ne peut être mesurée, il rend la perspective du film, ainsi que sa modernité, d’autant plus infinies. On regarde alors un film de plus d’un demi-siècle comme une chronique de l’actualité : preuve de l’avant-gardisme absolu du réalisateur, ou d’un serpent qui se mord la queue sans cesse. Sûrement, et au moins, un peu des deux.
[1] Il n’est d’autant plus pas exclu d’imaginer que la scène de la décharge des Salauds dorment en paix a inspiré celle de Memories of Murder (2003) de Bong Joon-ho.
Les Salauds dorment en paix est disponible en blu-ray et DVD depuis le 3 mai 2017, édité par Wild Side, dans une très belle édition contenant un livret illustré de Frédéric Albert Levy ainsi que deux documentaires : Dans l’ombre du guerrier (26′) et Kurosawa s’attaque à la corruption (36′), venant compléter la collection Les Années Toho.
Texte originellement publié sur Screenmania le 04/05/2017.
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