Nous avons pu nous entretenir avec Christian Delage afin qu’il partage avec nous son point de vue d’historien et de réalisateur sur le cinéaste Samuel Fuller. Enseignant à l’Université Paris 8, Christian Delage est également le directeur de l’Institut de l’Histoire du Temps Présent. Il a signé plusieurs documentaires (Nuremberg – Les Nazis face à leurs crimes, De Hollywood à Nuremberg) et des expositions dont les éléments recoupent des moments clés du parcours du cinéaste Samuel Fuller, avec qui il entretient un rapport privilégié.
De quelle manière avez-vous commencé à travailler sur le cinéma de Samuel Fuller ?
Fuller était un des cinéastes américains que j’appréciais depuis toujours, mais sans pour autant décider de l’enseigner ou de faire de la recherche sur son œuvre. J’avais bien en mémoire Pickup On South Street, Au-delà de la gloire et 40 tueurs. Qui ne se souvient pas du début de 40 tueurs ? Le plan incroyable en Cinemascope de cette file de chevaux qui galopent et dont va progressivement émerger une femme à leur tête : Barbara Stanwyck. Quelque chose de jamais vu dans le genre du western. A l’époque, Fuller est encore distribué par la Fox, qui avait produit son précédant film, Pickup On South Street, certes comme une série B, mais cela avait permis à Fuller d’être déjà dans ce pas de côté par rapport au film noir hollywoodien. Il faut voir le petit film qui avait été fait pour l’émission Cinéma, Cinémas, où Sam vient commenter la première bobine de Pickup On South Street et décrit avec gourmandise la manière dont un pickpocket travaille. J’avais adoré cela.
Et concernant votre domaine : la Seconde Guerre mondiale ?
En fait, cela rejoint ce que je viens de rappeler : Fuller a bien connu [John] Ford et [Darryl F.] Zanuck. Malgré leur différence de génération, ces trois-là sont des vétérans de la Seconde Guerre mondiale et cet événement a été crucial pour eux. Et donc, pour moi, c’est déterminant pour entrer dans l’univers de Fuller.
Christian Delage — ©Forum des images
Emil Weiss avait réalisé un documentaire – Falkenau, vision de l’impossible – sur des images filmées par Samuel Fuller de l’ouverture du camp de concentration de Falkenau.
Face aux images muettes – et inaugurales – tournées par Sam dans le camp de Falkenau, Weiss a placé le cinéaste devant et en fait lui-même la narration : c’est une idée magnifique. L’autre élément véritablement déclencheur, c’était le documentaire britannique fait par le BFI, avec Tim Robbins et Quentin Tarantino…
The Typewriter, the Rifle and the Movie Camera.
Oui. Et c’est dans ce film qu’ils se sont filmés entrant dans le garage de la maison de Sam à Los Angeles, où il avait installé son bureau et ses archives. Robbins et Tarantino — surtout lui d’ailleurs — y sont comme des gamins découvrant un trésor. Ça m’avait fasciné. J’ai cherché à en savoir davantage et essayais sans succès d’entrer en contact avec Christa, la femme de Fuller. Entre temps, j’avais été invité en 2006 avec mon film sur le procès de Nuremberg au festival franco-américain Avignon-New-York, créé et dirigé par Jerry Rudes. Un type formidable, généreux, qui avait quand même organisé pendant le festival une partie de pétanque à minuit où j’avais dû expliquer à des Américains pas très doués l’art antique de la pétanque et la question d’essence tragique qu’il faut se poser : « Je tire ou je pointe ? ». Bref, ayant découvert que Jerry avait publié les mémoires de Sam, et après que nous soyons devenus amis, je lui ai demandé d’intervenir auprès de Christa pour que je puisse à mon tour voir le trésor à Los Angeles.
Comment s’est passée l’exploration des lieux ?
Le bureau de Sam avait été gardé tel quel. Presque rien n’avait été touché. Je me suis assis à son bureau et il y avait encore les carnets de chèque avec les talons dans les tiroirs. Comme si c’était hier ! Il y avait tellement de choses là-dedans que je n’ai pas pu trouver tout ce que je cherchais, par manque de temps.
Que cherchiez-vous en particulier ?
Je cherchais tout ce qui concernait l’histoire de Falkenau, l’histoire de Sam pendant la guerre, son histoire. Donc Verboten!, Au-delà de la gloire… C’était surtout sur la Seconde Guerre mondiale. Je cherchais à reconstituer son parcours à travers les documents qu’il avait laissés. J’ai pu le suivre à la trace. J’ai trouvé de belles choses sur Au-delà de la gloire, des dessins qu’il avait fait pendant la guerre, tout cela pour préparer l’exposition dont j’ai été le commissaire au Mémorial de la Shoah en 2010 et qui a d’ailleurs été présentée à Los Angeles en 2017 : Filmer les camps : Ford, Fuller, Stevens. C’est dans ce cadre que j’ai trouvé le premier film qu’il avait fait avec sa caméra 16mm Bell & Howell, que l’on a montré dans l’exposition. C’était l’image d’un soldat allemand qui mourait. Un moment très fort.
Après l’exposition, vous aviez fait un film ?
Oui. Lors de l’inauguration, la productrice de mon film Nuremberg, Sophie Faudel, m’a dit qu’il y avait de quoi en faire un autre, donc on a lancé le film dans la foulée.
Vous aviez également matière à un cours sur Samuel Fuller à l’université.
En fait, le cours a précédé et accompagné l’exposition et le film. J’ai voulu faire ce cours en essayant d’analyser tous ses films dans l’ordre chronologique, mais à une époque où tout n’était pas encore édité en DVD. J’ai donc procédé avec ce qui était disponible, puis j’ai été rattrapé par la sortie des autres films, ce qui fait qu’à la fin, mon cours était organisé différemment, en fonction de l’extension du catalogue disponible.
Qu’est-ce qui vous intéressait dans son cinéma ?
Il est capable d’être dans un style classique. Donc d’avoir des plans à la Ford, des mouvements de caméra amples, un sens du paysage… Après Pickup On South Street, il part sur des choses qui sont très personnelles et liées à son expérience. Soit son expérience de la guerre, soit sa vision d’une Amérique un peu décalée — si on peut dire — décrite souvent dans toute sa violence, y compris clinique. Il faut savoir qu’il n’est pas connu aux Etats-Unis, quasiment ! Enfin, c’est ça qui est étonnant. Il a une forme de liberté que j’aime beaucoup et puis, par rapport à l’histoire des Etats-Unis, il y va franchement.
Franchement ?
Le style de Samuel est quand même… parfois, il est très très appuyé ! Avec des trucs qui, aujourd’hui, passent difficilement pour les étudiants. Comme à la fin de Au-delà de la gloire, quand Lee Marvin brûle un papier avec “War is over” imprimé dessus. Il y a un côté assez à l’emporte-pièce. C’est un cinéaste un peu extravagant du point de vue du style, de la place qu’il occupe, dans et hors des studios, avec beaucoup ou peu de moyens, des acteurs connus, pas connus… et qui met à profit son expérience, le mettant en position de bon observateur + journaliste + scénariste + soldat. Je pense que le titre du film d’Adam Simon The Typewriter, the Rifle and the Movie Camera le résume bien.
Mais ce que j’aime aussi chez lui c’est qu’il est aussi quelqu’un qui a toujours les pieds sur terre. Quand il tourne à Falkenau, il fait un plan à 360° pour montrer qu’il n’y a pas de triche. J’ai fait sonoriser le bruit de ses pieds dans mon film, pour qu’on sente la présence physique de Sam. Il a expérimenté très tôt cette distance de proximité. Il y a quelque chose d’assez moderne par rapport à cette distance qui sera celle des cameramen pendant la guerre du Vietnam.
Le fait d’avoir filmé sur le vif ?
À Falkenau, il y a d’abord la libération par les armes du camp. Là, il est soldat, donc pas d’images. Puis, il y a une sorte de cérémonie pour les morts, avec un déroulement organisé. Il pouvait prévoir un petit peu à l’avance comment les choses allaient se passer. On sait, car il y a au moins deux livres qui ont fait avancer la connaissance sur Fuller, qu’il a revu par la suite son film sur Falkenau. Il a dû probablement commencé à le remonter, car on en retrouve les traces sur les bobine. Puis, à un moment, il a dû se dire que ce n’était pas utile et il a laissé tomber. Il s’est confronté à ce document à un moment donné. Il a dû hésiter à le montrer quand il s’est senti très concerné pas le développement du négationnisme en France.
Il y a aussi sa façon de se mettre lui-même en scène.
Oui, il y a ce côté de storyteller incroyable quand il raconte son histoire à Emil Weiss. Il la surjoue totalement en même temps. Mais c’est magnifique de le voir en face des images et de les commenter. Sam est capable de vous raconter une histoire et vous vous laissez complètement emporter. Il y a cette réponse dans cet entretien : « je ne peux pas montrer des gens qui se font tuer, parce que les gens quitteraient la salle ». Donc il se censure. Il enjolive. Au fond, c’est celui qui n’a pas eu son expérience — et c’est donc Spielberg dans le début de Il faut sauver le soldat Ryan — qui produira vraiment le calque de l’expérience de Sam. Ce côté sensoriel, des bruits de fusil qu’il décrit très bien dans ses mémoires. Comme il dit : « Forget about movies. Quand je filme, I lie like hell ! »
C’était un choix volontaire de sa part de “mentir” à travers ses films ?
Il ne « ment » pas, il se demande si le spectateur peut être confronté au degré de violence qu’il a enduré. Cela permet de comprendre pourquoi il n’a pas fait figurer dans Au-delà de la gloire l’épisode qu’il avait pourtant lui-même filmé dans Falkenau. Il devait y avoir une sorte de blocage à refaire en fiction ce qu’il avait vécu. Mais c’est une question qui ne lui a pas été posée de son vivant. Cela doit être très difficile de repenser en « fiction » une expérience aussi fondatrice.
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