The Mandchurian Candidate
Un film de John Frankenheimer
Avec Lawrence Harvey, Frank Sinatra, Janet Leigh
1962 – Etats-Unis
Sommet du thriller paranoïaque américain, Un Crime dans la tête est immanquable pour son inquiétante prophétie d’une Amérique malade, tout en offrant à Frank Sinatra son meilleur rôle.
Les fous de la reine
L’affiche et la bande-annonce d’époque d’Un Crime dans la tête scandaient au spectateur que s’il ratait les cinq premières minutes, il ne comprendrait rien au film, et que s’il le voyait en entier, il n’aurait certainement rien vu de tel auparavant. Voici l’un des rares cas où la promotion d’un film semble aussi proche de la vérité. Et il n’y a quelque part pas plus belle synthèse du cinéma de John Frankenheimer, entre apparences intrigantes et vérités sidérantes. Comme tous les autres grands films de Frankenheimer (Le Prisonnier d’Alcatraz, Seconds…), Un crime dans la tête est entre deux époques, quelque part entre l’effondrement classique et avant l’avènement du Nouvel Hollywood. C’est un cinéma mutant et inclassable, évidemment avant-gardiste, limite prophétique. Un Crime dans la tête sort en octobre 1962 aux Etats-Unis, un peu plus d’un an avant l’assassinat de John Kennedy. Mais comment ne pas y repenser, dans ce cinéma de la paranoïa où des vétérans, de retour de Corée (l’imagerie du Vietnam n’est pas loin non plus), s’avèrent avoir été lobotomisés par l’ennemi soviétique et transformés en tueurs pilotables à distance, destinés à assassiner un candidat à la présidence. Toute l’Amérique malade du milieu des sixties est déjà là.
Forcément, Frankenheimer cherche à briser les totems qui balisent le « classique » et l’American Way of Life. D’où, évidemment, Frank Sinatra, par ailleurs pilier de la production du film, y trouvant son meilleur rôle en tant qu’officier lui-même traumatisé, Bennett Marco, enquêtant sur l’éventuel reconditionnement de ses camarades. Les apparences, justement, Frankenheimer les impressionne sur film : dans une scène d’hallucinations, ou plutôt un flashback où les vétérans revivent ce conditionnement mental, il ne cesse d’intervertir personnages et décors. Les officiels communistes (chinois, nord-coréen, soviétiques) qui assistent à la démonstration, se transforment tantôt en bourgeoises bien tassées en plein cours de botanique. Le résultat est incroyablement malin, à la géniale lisière du grotesque et du malaisant, d’autant plus que Frankenheimer passe parfois d’une ambiance à l’autre d’un seul et même mouvement de caméra. Plus tard, il capte une scène d’audience en se servant du retour vidéo des caméras filmant l’évènement (Frankenheimer provient originellement de la télévision) pour s’éviter le champ/contre-champ ou les changements de valeur de plan, ce tout en montrant deux réalités, déjà en écho à la double-personnalité du héros. Frankenheimer est épanoui dans ce jeu sur les apparences multiples, évidemment plus tard au centre de Seconds (où Rock Hudson se fait refaire le visage) mais aussi sur l’illusion de la liberté, ou plutôt l’illusion de l’enfermement dans Le Prisonnier d’Alcatraz.
Un Crime dans la tête lorgne inévitablement du côté de l’anxiogène, presque parfois vers le film d’angoisse – en témoigne l’étonnante partition expérimentale et avant-gardiste de David Amram, ou des cadres anticonventionnels du directeur de la photographie Lionel Lindon (qui fit trois autres films avec Frankenheimer). L’élément déclencheur du comportement des cobayes lobotomisés est une partie de solitaire : inévitablement, les cartes renvoient à un univers malsain et fantastique carrollien, lui aussi fait de dédoublements. A certains égards, le film a lui-même sa reine, non de pique mais de coeur, manipulatrice suprême sublimement incarnée par Angela Lansbury, terrifiante dans sa synthèse de tant de paradoxes américains – l’anti-communisme opportuniste en tête. Frankenheimer filme les meurtres avec une telle froideur (sauf le tout dernier, exutoire, presque hitchcockien) qu’il en saisit toute l’horreur (comme ce carnage familial, où le patriarche est tué d’une balle qui transperce sa brique de lait, image reprise par Spielberg dans Munich).
Toujours assez subtil pour naviguer entre les eaux, le scénario de George Axelrod (auteur de l’adaptation, l’année auparavant, d’un autre genre de mal-être américain dans Diamant sur canapé) développe, quoique pas vraiment, l’étonnant personnage de Janet Leigh, Rosie, amoureuse du commandant Marco. Tout le côté inclassable du cinéma de Frankenheimer est là : est-ce un personnage pauvrement écrit, aux séquences étranges (ce dialogue imbitable dans le train avec Sinatra), ou est-ce, elle aussi, un agent double, une manière de laisser constamment inachevé le malaise, la paranoïa, l’angoisse dont le film s’emplit ? Impossible de répondre à cette fascinante question qui hante de part en part le métrage – pire, sans que le commandant Marco ne s’en rende véritablement compte.
Pièce-maîtresse du thriller politico-paranoïaque, Un Crime dans la tête préface brillamment d’autres films du genre tels A Cause d’un assassinat de Pakula – et sera par ailleurs remaké par Jonathan Demme, en 2004, dans un contexte de Guerre du Golfe. Après l’assassinat de JFK, le film est retiré de l’affiche – et pour cause, son héros manipulé partage quelques points communs avec Lee Harvey Oswald. Quelques années plus tard, Frankenheimer s’engagea aux côtés de Bob Kennedy dans sa campagne. Inutile de préciser que l’Histoire le rattrapa de nouveau…
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LE TRAIN (1964), l’art de la poursuite selon John Frankenheimer · 19 janvier 2023 à 16 h 45 min
[…] et notamment Le Prisonnier d’Alcatraz, enchaîne les œuvres majeures du cinéma américain comme Un Crime dans la tête, Sept jours en mai, alors que restent à venir Grand Prix et Seconds, l’opération diabolique, […]
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