Shun liu ni liu
RÉALISÉ PAR TSUI HARK
AVEC NICHOLAS TSE, WU BAI, JOVENTINO COUTO REMOTIGUE, ANTHONY WONG
HONG-KONG – 2000

Il est l’un des films qui a laissé une marque indélébile dans la mémoire collective des écumeurs de vidéoclubs des années 2000. Devenu légendaire de réputation, Time and Tide de Tsui Hark nous est enfin proposé en haute définition par l’éditeur Carlotta Films. Une œuvre charnière du cinéaste, dont l’audace plastique reste toujours intacte presque vingt ans après.


L’APOCALYSE SELON TSUI HARK

Que raconte Time and Tide ? Peu auront su clairement répondre à cette question au sortir de ce film d’action au rythme effréné. Peu y parviennent encore aujourd’hui. Les analyses du long-métrage pâtissent souvent d’un regard biaisé par des comparaisons pratiques et pensées comme évidentes avec d’autres films de son cinéaste – précédents, comme suivants – ou plus immédiats venus de l’étranger. Il s’agit en fait de comprendre pourquoi on n’y a rien compris. Mais les choix radicaux de mise en scène et de montage dans Time and Tide ne s’expliquent pas seulement par les échecs consécutifs de l’expérience internationale de Tsui Hark avec Jean-Claude Van Damme (Double Team et Piège à Hong-Kong), ni d’une réaction orgueilleuse de ce cinéma d’action face au choc visuel qu’apporta Matrix dans le genre en 1999. Aussi indéchiffrable serait-il, Time and Tide incarne précisément les obsessions qui tenaillaient alors son auteur.

Côté pile, l’expérimentateur. Celui qui cherche encore aujourd’hui à repousser les limites visuelles et de narration du cinéma. Au travers de ses films, cet hongkongais d’adoption n’a cessé de s’affranchir des codes et des conventions des genres qu’il aborde. Dans ce Time and Tide où les clins d’œil espiègles à ses comparses Wong Kar-wai et John Woo fusent autant que les coups de feu, Tsui Hark brise aussi bien les lois de la physique que du temps. Les axes X et Y ne suffisent plus pour ses fusillades. À l’instar des protagonistes qu’elle suit tant bien que mal, sa caméra transperce les murs, les objets, les corps. Elle passe par les toits, les fenêtres, descend de dix étages avant de traverser une explosion au ralentit. Cette frénésie est encore plus accentuée que chaque action y est subdivisée en plusieurs plans. Quand la tradition des films d’action hongkongais laissait la part belle à ces combats admiratifs de cascadeurs virevoltants, il ne reste plus à l’image qu’un bras, une tête, un œil, une chaussure.

Bien qu’il n’y ait plus que le montage pour faire sens à ce déluge de sons et d’images, Time and Tide se révèle être un véritable défi pour la compréhension. Car Tsui Hark aura réduit drastiquement la durée de son polar, en effectuant une ablation de trois quarts d’heure des 2h40 que comptait le montage initial. Le cinéaste aura coupé encore et encore pour qu’il ne reste presque rien de cette histoire d’amitié entre un apprenti garde du corps, Tyler (Nicholas Tse), et un ancien mercenaire, Jack (Wu Bai), dont les connaissances du passé vont le rattraper. Le film nous emmène aux frontières de l’intelligible. Ses personnages ne sont plus que des silhouettes que l’on accompagne d’un décor à l’autre. Nous ne savons que ce qu’il se passe à l’écran. Au spectateur de décrypter lui-même le contexte et les relations dans cette économie constante de l’essentiel. Une mise en scène à l’énergie cinétique impétueuse que l’on retrouve chez un certain Michael Bay, qui reviendra d’ailleurs s’éclater dans les mêmes quartiers avec son quatrième Transformers.

time and tide

Côté face, le prédicateur. Celui dont la voix-off cite tragiquement la Genèse en ouverture, faisant régner un parfum d’Apocalypse. Comme si un destin funeste attendait les protagonistes de Time and Tide, rêvant de pouvoir s’évader un jour de cette « ville des cafards ». Tsui Hark, à l’inverse, ne pouvait se détacher de Hong-Kong. La violente répression de la place Tienanmen en 1989 projetait dans une décennie d’inquiétudes Hong-Kong, qui redeviendrait pleinement chinoise en 1997. Qu’adviendrait-il de la liberté artistique de lui ou de ses confrères ? L’identité du cinéma hongkongais serait-elle complètement absorbée par la vision étatique de Pékin ? King Hu, dont il adapte de nouveau en 2011 – et cette fois-ci en 3D – le Dragon Inn, avait dû fuir le continent communiste. Également héritier de ce cinéma, le taïwanais Ang Lee nous offrait en 2000 son Tigre et Dragon. La série des Il était une fois en Chine de Tsui Hark travaille particulièrement cette influence occidentale et l’appréhension de ce grand changement politique et social inéluctable.

Il déclarait justement à ce titre : « Hong-Kong est le dernier endroit que j’abandonnerais, mais je détesterais vivre sous un gouvernement obsolète. La question n’est pas de rester ou de partir, mais saurons-nous capables ou non de changer ce gouvernement et de quelle manière ? » Ces mots critiques partagés auprès du New York Times en 2000 lui couteront sans doute les quelques années de disette au box office local avant un retour en grâce avec le premier Detective Dee. Toutefois, mu d’appréhension vis-à-vis des conséquences de la rétrocession, Time and Tide marque la fin d’une ère pour Tsui Hark. Une transition brutale en forme d’ultime baroud d’honneur d’un cinéma des possibles, dont il était le Saint patron avec sa société de production Film Workshop. Cependant, malgré l’extrême violence qui règne en maître, n’épargnant pas même un innocent au détour d’un couloir, le pessimisme vénéneux de Time and Tide s’achève pourtant sur une note d’espoir. Celui d’un cinéaste de voir la génération de l’après s’emparer de son cinéma afin qu’il survive aux changements, parfois violents, du monde du dehors.


CARLOTTA FILMS
DVD, BLU-RAY et ÉDITION PRESTIGE LIMITÉE
06 MARS 2019

En plus du commentaire audio de Tsui Hark, les interventions de l’historien du cinéma Charles Tesson et du duo de scénaristes Julien Carbon et Laurent Courtiaud nous en apprennent beaucoup sur la place du film dans la notoriété et la filmographie du cinéaste. À côté, celle de Karim Debbache (Chroma) paraît malheureusement plutôt illusoire. En complément dans le coffret, les “memorabilia” du film (affiche et photos) ainsi qu’une reproduction du dossier de presse, un fac-similé de l’article sur Tsui Hark dans Le Cinéphage n°13 et le texte « La Renaissance par le chaos », essai signé Arnaud Lanuque.