Mélodrame gothique flamboyant, sur fond de luttes de classes, situé dans l’Australie des origines au début du XIXème siècle, Les Amants du Capricorne fait figure de vilain petit canard dans l’œuvre d’Alfred Hitchcock. Il reste pourtant un des films les plus flamboyants du réalisateur de Fenêtre sur cour et Vertigo. Autopsie d’un grand film malade, dont l’injuste rejet repose sur plusieurs malentendus.

Lettre d'amour en Australie

Premier malentendu : les motivations du cinéaste. Étouffant sous le joug de David O. Selznick avec lequel il était sous contrat depuis 1939, Alfred Hitchcock crée en 1946, avec un associé britannique Sidney Bernstein, une société de production, Transatlantic Pictures. Son objectif : produire en indépendant des projets prestigieux à la Selznick, avec le soutien à la distribution d’un grand studio – la Warner. Pour son premier projet, qui marque également son retour dans son pays natal, dans lequel il n’avait plus tourné depuis 10 ans. Le réalisateur des 39 marches et de Soupçons veut marquer les esprits : réaliser un grand mélodrame, en costumes et en Technicolor, avec la star de l’époque, Ingrid Bergman, avec laquelle il s’était très bien entendu sur les tournages de La Maison du Docteur Edwardes (1945) et Les Enchaînés (1946). Le cinéaste est donc attendu au tournant. La pression est forte. Le malentendu n’en sera que plus grand. Et durable.

Autre source de malentendu : son genre, le mélodrame flamboyant à tendance gothique, inattendu pour celui qui est alors reconnu comme le maître du suspense. Adapté d’un roman de l’australienne Helen Simpson paru en 1937, Les Amants du Capricorne appartient à la tendance romantique d’Hitchcock, à l’instar de Rebecca qu’il avait réalisé en 1940. Ou plus tard, de son chef d’œuvre absolu, Sueurs froides (1958). L’intrigue, située au début du XIXème siècle, suit ainsi Lord Adare (Michael Wilding), fraîchement débarqué en Australie, qui découvre la société des antipodes, composée d’anciens forçats devenus maîtres économiques du territoire des antipodes. Au cours d’une réception avec des notables locaux, il retrouve l’épouse du maître des lieux Lady Henrietta Flusky, une connaissance aristocratique de jeunesse, et dont le comportement erratique et anticonformiste l’intrigue particulièrement

Tout comme la plupart de ses films centrés sur des héroïnes, tout comme La Maison du Docteur Edwardes et Les Enchaînés, avec lesquels il forme une trilogie sur la déchéance et la rédemption, Les Amants du Capricorne s’apparente à une déclaration d’amour du cinéaste à son actrice principale – en l’occurrence Ingrid Bergman. Nul doute que Hitchcock s’identifie à lord Adare, amoureux sans espoir de Lady Henrietta, qui fait tout pour rester constamment à ses côtés, lui parler pour la libérer de son secret. Malheureusement pour le film et Alfred Hitchcock, Ingrid Bergman est alors davantage attirée par l’Italie et Roberto Rossellini….

Enfin, dernière source de malentendu : pour cette tentative de « gothique australien », l’auteur de Pas de printemps pour Marnie n’entrechoque pas, comme de coutume, ses images entre fantasmes et réalité. Il recrée ici une atmosphère de songe éveillé, sublimé par la photographie nocturne et bleutée de Jack Cardiff, lui qui avait préalablement sublimé les chefs-d’œuvre de Michael Powell (Les Chaussons rouges, Le Narcisse Noir, Une Question de vie ou de mort) et d’Albert Lewin (Pandora).

Un traitement des couleurs qui n’a pas d’équivalent dans l’œuvre de Hitchcock et qui évoque plus d’une fois les mélodrames de Vincente Minnelli. Intégralement reconstituée en studio, l’Australie dépeinte par le cinéaste n’en est que plus fantasmée et onirique. Atmosphère de conte de fées d’autant plus évidente que l’essentiel de l’action se déroule dans une demeure reculée et maléfique baptisée Minyago Yugilla, dans laquelle Ingrid Bergman est retenue prisonnière, persécutée par une gouvernante au rôle plus qu’ambigu, qui la maintient dans un état de dépendance quasi-maladif. Elle règne en marâtre sur des domestiques dépeints comme des arriérés. Et montre des vues sur le maître des lieux, Flusky, époux de lady Henrietta, un ancien palefrenier condamné par le passé à la prison, incarné par Joseph Cotten.

Les Amants du Capricorne comporte ainsi tous les symptômes du grand film malade, selon la définition qu’en a donnée François Truffaut : « ce n’est rien d’autre qu’un chef-d’œuvre avorté, une entreprise ambitieuse qui a souffert d’erreurs de parcours ». Outre les malentendus qu’il a générés, le film repose sur un casting principal inadéquat : Joseph Cotten, pourtant dirigé en 1943 par Hitchcock dans L’Ombre d’un doute, constitue le second choix du cinéaste qui aurait souhaité Burt Lancaster ou Marlon Brando ; Ingrid Bergman est souvent trop consciente de son jeu pour un rôle qui nécessitait davantage de lâcher prise. Et malgré l’ampleur romanesque de l’intrigue, le scénario, signé Hume Cronyn, futur acteur de Cocoon, multiplie mécaniquement les rebondissements dans sa dernière partie

Pour autant, faut-il le cantonner au rang des œuvres mineurs de son réalisateur ? Loin de là, et pour au moins deux raisons. Tout d’abord, pour l’audace d’Ingrid Bergman d’incarner – attention, spoiler ! – une alcoolique, en proie à des crises de delirium tremens. Un cas suffisamment rare à l’époque pour ne pas être relevé. Enfin, et surtout, pour l’audace d’une réalisation qui pousse un cran plus loin les expérimentations techniques qu’Hitchcock avait éprouvées au cours de son film précédent, La Corde, avec les plans séquences. Là, en une séquence de 10 minutes, constituée de deux plans séquences, Hitchcock fait montre d’un brio, certes technique, mais avant tout narratif et émotionnel prodigieux. Le premier plan fait ainsi passer le spectateur de l’extérieur de la maison aux pièces du rez-de-chaussée, et lui permet d’assister à l’arrivée des invités, de passer d’un groupe à un autre – mouvement de caméra d’une fluidité telle qu’il lie d’un seul tenant les différents personnages, du maître de maison à la gouvernante, en passant par les domestiques et les notables invités. Un seul plan de 8 minutes, donc, qui met au jour les liens qui unissent ces personnages, d’anciens forçats devenus notables ou domestiques. Et dont est exclu le seul personnage féminin : Lady Henrietta, dont l’entrée amorce le second plan séquence, qui commence sur ses pieds nus, pour remonter jusqu’à son visage bouffi et décoiffé. La caméra suit alors sa lente remontée vers la chambre. Une apparition d’une force incroyable. Deux plans séquences successifs, l’un choral, l’autre individuel, d’une intensité émotionnelle bouleversante et dont le brio technique n’a rien de gratuit. Comme si Hitchcock, par la seule force de sa réalisation, avait trouvé l’équivalent cinématographique de la lettre d’amour.

Under Capricorn
d’Alfred Hitchcock
Avec Ingrid Bergman,
Joseph Cotten,
Michael Wilding
Royaume-Uni – 1949
En DVD et Blu-ray
le 2 avril 2019 par L’Atelier d’images.
En salles par Les Acacias
depuis le 27 février 2019

L’édition vidéo des Amants du Capricorne recèle des bonus passionnants ! Outre un entretien inédit avec l’indispensable Patrick Brion, le principal morceau de choix des bonus est l’interview de Claude Chabrol, datant de 1999. S’il déclare sa flamme au cinéaste britannique, Chabrol se permet de remettre quelques pendules à l’heure : c’est lui et Eric Rohmer qui au sein des Cahiers du Cinéma ont été les premiers à s’intéresser à Alfred Hitchcock, Truffaut et Rivette s’y ralliant beaucoup plus trad tard. Et petit scoop : Chabrol révèle avoir été choisi par Hitchcock comme réalisateur de seconde équipe sur le tournage de L’Étau, et ce au grand dam de Truffaut…. Autre morceau de choix : un extrait sonore des entretiens entre Alfred Hitchcock et François Truffaut, qui donnèrent lieu au célèbre ouvrage du réalisateur de La Mariée était en noir. Et dans lequel Hitchcock se montre honteux à l’égard de son film. Enfin, pour les nostalgiques, un extrait du Ciné-club de Claude-Jean Philipe, avec François Truffaut comme invité.

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Sylvain Lefort

Co-fondateur Revus & Corrigés (trimestriel consacré à l'actualité du cinéma de patrimoine), journaliste cinéma (Cineblogywood, VanityFair, LCI, Noto Revue), cinéphile et fan des films d'hier et d'aujourd'hui, en quête de pépites et de (re)découvertes