Œuvre de jeunesse du futur réalisateur du Justicier dans la ville, West 11, disponible en vidéo dans la collection “Make my Day” de Jean-Baptiste Thoret, préface très bien un cinéma britannique sixties pour le moins turbulent.
Un film de Michael Winner
Avec Alfred Lynch, Eric Portman, Kathleen Breck
1963 – Royaume-Uni
Après le blitz
En ce mois d’avril, le choix de Jean-Baptiste Thoret pour sa collection Make My Day ! se porte sur West 11. Ce film oublié de la période anglaise de Michael Winner, réalisateur d’Un Justicier dans la Ville (Death Wish -1974), présentait déjà, au tout début des années 60, un personnage misanthrope déambulant dans une ville inquiétante. Et dévoilait de futures obsessions du cinéaste.
Quel objet étrange que West 11 ! Cette œuvre de jeunesse de Michael Winner (seulement 28 ans au moment du tournage) ne laisse, à priori, rien envisager de ce que sera la future carrière américaine du cinéaste. Nous sommes propulsés dans les faubourgs de Notting Hill, au cœur du Swinging London, au tout début des années 60. Joe Beckett (Alfred Lynch), jeune homme las, n’attend rien de la vie. Il vivote de petits jobs en petits jobs, qu’il quitte au gré de ses – mauvaises – humeurs. Il passe ses nuits dans les bras de jeunes femmes, rencontrées lors de fêtes alcoolisées et enfumées. Un jour, Richard Dyce (Eric Portman), un étrange vétéran, propose à Joe un marché diabolique.
Si, avec West 11, vous attendez un thriller pur et dur, un vigilante dans la tradition des films les plus connus de Michael Winner, vous risquez d’être déçus. Pour autant, le film est fascinant. D’abord par l’étrangeté de son personnage central. Joe Beckett n’a rien d’aimable, de positif. Il ne fait rien de sa vie. L’homme, en perte de lui même, évoque à plusieurs reprises le personnage du livre de Pierre Drieu La Rochelle, Le Feu Follet, et son adaptation cinématographique que tourne Louis Malle en 1963 (la même année que West 11) avec Maurice Ronet. Les milieux sociaux sont différents (Joe Beckett n’est pas un bourgeois), mais on ressent ce même désespoir, cette fuite identique, ce fort dégoût des autres. Et donc, de soi-même. Durant 70 minutes, West 11 évoque davantage le mal-être d’un dépressif chronique, tourmenté, qu’un film de genre.
Stylistiquement, West 11 s’inscrit tout autant dans la veine du Free Cinema de John Schlesinger et Lindsay Anderson, que du côté de la Nouvelle Vague tendance Godard. De nombreuses scènes sont tournées en décors extérieurs. La musique jazz de Stanley Black accentue l’impression de déambulations et d’errances – autant physiques que mentales – de Joe Beckett. Le noir et blanc, très expressif et contrasté d’Otto Heller (Le Voyeur, Tueurs de Dames) accentue l’aspect documentaire du film.
West 11 filme de façon très réaliste une génération perdue (aucun jeune ne semble promis à un avenir radieux). Ces jeunes adultes sont en perte de repères, se fracassent contre leurs illusions. Les destructions du quartier, qui renvoient à l’état mental de Beckett, prennent une dimension insoutenable. Des images mentales d’un Londres dévasté viennent à l’esprit. La violence du passé ressurgit sur le présent, poursuivant son funeste dessein. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si le vieil homme propose ce meurtre au jeune Joe Beckett. La vieille garde sacrifie la jeune génération pour continuer de profiter de ses privilèges.
Comme nous l’apprend Yal Sadat (spécialiste de Michael Winner) dans le bonus du blu-ray, le producteur Daniel M. Angel pense d’abord à la star américaine Warren Beatty pour incarner Joe Beckett. Michael Winner, plus réaliste, approche Sean Connery pour ce personnage (on dit l’acteur très motivé), Julie Christie pour le rôle féminin principal, et James Mason pour jouer le vieux militaire. Les aléas de la production font que Winner doit se « rabattre » sur un casting plus modeste. Bien lui en prend ! Alfred Lynch, acteur aujourd’hui oublié, contribue à faire monter en crescendo le malaise que provoque le film. Il en fait un être déplaisant, antipathique, misanthrope, qu’on a du mal à saisir.
Si les vingt dernières minutes de West 11, ne dissipent pas totalement le mystère, elles font cependant se craqueler la carapace de Joe Beckett. La violence finale dévoile, paradoxalement, la grande part d’humanité du personnage. Pour Michael Winner, le jeune homme n’est qu’une victime. Il n’est pas interdit de penser que Winner annonce dans West 11 toute la future ambigüité des très inégaux Death Wish. Joe Beckett s’impose comme la matrice du personnage culte de Paul Kersey, incarné par Charles Bronson. La société n’est-elle pas la première responsable des pires dérives de ses concitoyens ? L’hypothèse est fascinante, d’autant qu’elle est émise au tout début des années 60.
S’achevant comme un film d’épouvante hitchcockien (Psycho est cité ouvertement lors de la scène clé de West 11), Michael Winner, cinéaste provocateur, revendique sa fascination pour le mal, qu’on retrouvera dans les Death Wish, mais aussi Le Corrupteur (préquelle intéressante des Innocents de Clayton, réalisée en 1971 avec Marlon Brando) et son film d’horreur, La Sentinelle des Maudits (1977). S’il n’est pas un grand film emblématique du cinéma britannique des années 60, West 11 n’en demeure pas moins une œuvre passionnante. Son ton désespéré, décalé et son profond nihilisme (l’une des marques du cinéma de Winner) annoncent le libéralisme forcené de Margaret Thatcher, qui brisera grèves, classes populaires, ouvriers et mineurs. En découvrant West 11 en 2019, il n’est pas interdit de penser que ce film ait pu dérouler le tapis à Orange Mécanique (1971) de Kubrick, aux Sex Pistols (1977) et à l’idéologie Punk. Alors Michael Winner, cinéaste No Future ?
West 11 est édité dans la collection “Make my Day”, chez Studiocanal. En suppléments, la préface de Jean-Baptiste Thoret (7 minutes) et une analyse de West 11 par Yal Sadat (47 minutes).