Au même titre que Peter Pan, Alice ou, plus près de nous, Harry Potter, Pinocchio fait partie de ces mythes populaires récents qui résonnent aussi bien à l’esprit des enfants que des adultes. L’adaptation animée de Walt Disney n’est pas étrangère à la popularité du célèbre pantin de bois, même si elle a en trahi l’esprit et la lettre. En offrant sa version initialement tournée pour la télévision italienne en 1972, le cinéaste Luigi Comencini revient non seulement aux sources du conte feuilletonesque de Carlo Collodi paru à la fin du XIXème siècle, mais il livre un des plus beaux manifestes sur l’enfance.
Avant d’entrer dans le patrimoine cinématographique, la figure de Pinocchio apparaît dans un récit feuilletonesque signé Carlo Collodi (1826-1890) : 36 chapitres publiés dans Le journal pour enfants entre 1881 et 1886. Récit moral, qui vante les mérites de l’éducation, de l’école et de l’autoritarisme, Pinocchio fait rapidement partie intégrante de la culture populaire italienne, au moment où le pays se structure, s’unifie et construit son identité hors de toute influence extérieure. Notons qu’à la même époque, un autre récit d’apprentissage lui fait concurrence, Le Livre-cœur (Cuore), d’Edmondo de Amicis, autre roman fondateur de l’Italie de l’après-Risorgimento, qui fera également l’objet d’une adaptation par le même Luigi Comencini en 1985.
C’est dire l’importance que revêtent ces récits dans le Roman national italien aux yeux du cinéaste, et sa volonté de les partager avec le plus grand nombre sous une forme adéquate aux usages de l’époque – en l’occurrence, le feuilleton télévisé. Diffusée dans une version de 300 minutes en Italie à Pâques 1972, la série est montrée en France en 6 épisodes d’une durée totale de 320 minutes l’hiver suivant. Face à l’énorme succès qu’elle rencontre en Italie, la version TV est remontée pour le cinéma en 1975 par les producteurs avec l’accord du cinéaste, avec une durée de 135 minutes. C’est cette version que nous évoquons ici, éditée pour la première fois en Blu-ray en France. Certes, ellipses et raccords ne permettent pas de retrouver la fluidité narrative de la version TV – mais elle reste en tous points fidèle aux intentions de son réalisateur Luigi Comencini, un des maîtres du cinéma italien, décédé en 2007, réalisateur, entre autres, de Pain, Amour et Fantaisie (1953), La Grande Pagaille (1960), L’Incompris (1967), L’Argent de la vieille (1972) ou Qui a tué le chat ? (1977 – évoqué dans le n°4 de Revus & Corrigés). Pourtant, rien ne prédisposait Comencini à se surpasser dans cette adaptation du classique italien. Certes, la thématique de l’enfance, qui lui avait si bien réussi, malgré son énorme échec commercial et critique, avec L’Incompris, avait dû le tiller. Et l’enfance est loin d’être une terre inconnue pour le réalisateur : outre L’Incompris, il avait à son actif une adaptation de Heidi (1952), Casanova, un adolescent à Venise (1967) et un documentaire, Les enfants et nous (1970). Il creusera ce sillon à maintes reprises ultérieurement avec, entre autres, Eugenio (1980) et Un enfant de Calabre (1987).
Mais comment allait-il parvenir à dompter le caractère merveilleux du conte, notamment la transformation progressive du pantin de bois en garçonnet de chair et de sang ? Car ne l’oublions pas : ce récit matriciel a plus d’un point commun avec la science-fiction. Nul hasard si Francis Ford Coppola et Michael Jackson s’étaient un temps penché sur le sujet pour l’adapter au cinéma ; ou si Stanley Kubrick s’en est sans vergogne inspiré, avec l’aide de Steven Spielberg, dans A.I. Et, de fait, le récit résonne particulièrement avec les enjeux contemporains concernant la maîtrise de l’intelligence artificielle et de la robotique. C’est là qu’intervient le génie du cinéaste et de sa co-scénariste Suso Cecchi d’Amico, la complice de Luchino Visconti, par un tour de force narratif absolument génial. Alors que dans le récit de Collodi Pinocchio s’humanise en fin de parcours, il se transforme en petit garçon dès le début du scénario. Trahison ? Littéralement, oui. Mais ce renversement fondamental ne contredit pas, mais enrichit l’œuvre : tous les aller-retours entre ces deux états servent la vision d’un cinéaste plus enclin à célébrer les vertus de l’enfance – indiscipline, joie, égoïsme, cruauté, vitalité, insolence, bravoure, etc… – que sa soumission à un ordre moral et social, dont les représentants sont, non le père, comme on aurait pu s’y attendre classiquement, mais la fée ! Dans son journal de tournage dont des extraits ont paru dans la monographique qu’a consacrée Jean Gili au cinéaste (éditions Edilig), Comencini raconte que c’est après un an de travail, en 1970, que lui et sa scénariste Suso Cecci d’Amico trouvent ce subterfuge. Le gamin se voit ainsi redevenir à six reprises pantin de bois, non à des fins de sanction, mais pour se sortir d’une situation périlleuse.
Conséquence : Comencini se concentre sur son sujet de prédilection, l’enfance et ses trésors de liberté. C’est donc le récit d’apprentissage d’un enfant à la liberté, davantage que celui de sa soumission à rentrer dans le rang, que célèbre le film. À cet égard, le film constitue le parfait reflet des idéaux éducatifs post-68, une sorte d’illustration des préceptes de L’Émile, de Rousseau. Il ne s’agit donc pas pour le cinéaste de revenir aux valeurs éducatives et édifiantes professées par l’ouvrage de Collodi, mais au contraire, d’insuffler de la modernité dans ce classique des classiques – bref, de lui redonner un nouveau souffle. Autre renversement de valeurs : le rôle assigné à la figure maternelle de la Fée Turquoise et à celle du père du pantin, le menuisier Geppetto. Quand l’une apparaît comme garante de l’ordre moral, sous ses airs de bienveillance, de sollicitude et de réconfort maternels, l’autre apparaît, sous son dénuement et son extrême pauvreté, comme l’ultime refuge de tendresse et d’humanité, dans le cadre désolé de la Toscane constamment enneigée. Pari gagné sur toute la ligne, au point que son actrice principale, Gina Lollobrigida, déclarera « Si j’avais su que ce Pinocchio-là était communiste, je n’aurais pas joué dedans » !
C’est l’occasion de saluer au passage l’exceptionnel directeur d’acteurs qu’était Luigi Comencini, notamment à l’égard des enfants. Alors âgé de sept ans et demi, Andrea Balestri fut choisi parmi 3000 garçons ! Parmi les suppléments, l’enfant raconte comment il fit la différence aux yeux de Comencini – un récit qui ne manque pas de saveur et qui en dit long sur la méthode employée par le réalisateur pour parvenir à obtenir de ses jeunes acteurs autant de naturel et de justesse. A ses côtés, Nino Manfredi, vu notamment dans Affreux, sales et méchants, d’Ettore Scola (1976) et Pain et Chocolat, de Franco Brusati (1975), grimé et vieilli pour le rôle de Geppetto, ajoute beaucoup de sensibilité à son personnage. Quant aux seconds rôles, de la Fée Turquoise incarnée par l’icône Gina Lollobrigida au juge des enfants joué par le maître Vittorio de Sica, en passant par le directeur de cirque incarné par l’Allemand Mario Adorf (Fedora, Le Tambour, L’Honneur perdu de Katharina Blum), on voit combien le futur réalisateur du Grand embouteillage se plaisait à les diriger, quelles que soient leur nationalité et leur formation.
Modèle d’adaptation cinématographique, qui réussit le prodige d’en faire une œuvre personnelle tout en restant fidèle à la lettre du matériau d’origine et, partiellement, à son esprit, Les Aventures de Pinocchio est peut-être le chef d’œuvre de son réalisateur, d’une portée universelle : « Si un film parvient à être simple pour les enfants, et dense pour les adultes, je crois que c’est très positif », commente Comencini. C’est bien le cas ici. Et l’une des clés qui permettent d’expliquer pourquoi sa version est parvenue à faire oublier la dizaine d’adaptations dont Pinocchio a été l’objet depuis 1911, hormis la version Disney de 1940. Reste à voir ce que réserve celle que Matteo Garrone s’apprête à livrer avec Roberto Begnini dans le rôle de Geppetto, étant forcément amené à se mesurer à cette splendide adaptation de Comencini.

Le avventure di Pinocchio
Un film de Luigi Comencini
Avec Andrea Balestri, Nino Manfredi, Gina Lollobrigida
1975 (version cinéma) – Italie
Le Pacte
DVD/Blu-ray
8 octobre 2019
En complément de l’édition : une interview d’Andrea Balestri, l’acteur principal, dans laquelle il raconte comment il fut choisi parmi 3000 postulants, ses relations – orageuses ! – avec Gina Lollobrigida et celles, beaucoup plus affectueuses, avec Luigi Comencini ; un entretien avec l’historien Italo Moscati, revient sur l’importance et la singularité de Luigi Comencini dans le paysage cinématographique italien ; aussi, un livret illustré de 24 pages permet, entre autres, de comparer la version Collodi avec celle proposée par Comencini.