Retour sur J’ai oublié, autobiographie à quatre mains de Bulle Ogier, coécrite avec l’auteure Anne Diatkine et parue au Seuil en septembre dernier. Le livre est lauréat du prix Médicis 2019, et s’est également vu décerné le prix du meilleur livre par le Syndicat français de la critique (SFCC).

D’abord il y eut Pascale. Ses gigantesques yeux bleus et sa drôle de voix fluette, sans âge. D’abord il y eut Les Nuits de la pleine lune, et la mélancolie des fêtes parisiennes sur l’écran de nos cinéphilies naissantes. Après seulement vint Bulle Ogier. Et ses gants rouges et son blouson noir, ceux du Pont du Nord et ceux – nous ne le savions pas encore – du film de Fassbinder, La Troisième génération. Quel effet ce fut de découvrir ce corps et cette diction ; cette présence inqualifiable errant dans le labyrinthe d’un Paris terne et gris, peuplé de monstres et de chimères. Parisien, on se prend devant Le Pont du Nord bien plus qu’ailleurs à tenter de reconnaître telle rue, replacer telle volée de marches et compter les statues félines, comme Marguerite Duras s’étonnant du nombre de lions de pierre peuplant le film. Jacques Rivette se souvenait de chaque détail. De chaque angle de prise de vue qu’il reconstituait en 1990, attentif, devant Serge Daney et Claire Denis[1]. Bulle, elle, a tout oublié.

Bulle et Pascale Ogier dans Le Pont du Nord.

C’est le titre du livre que le Seuil a fait paraître il y a quelques mois : J’ai oublié, écrit en collaboration avec Anne Diatkine. Des mémoires pleines de souvenirs enfuis et d’instants fugaces illuminant les pages comme des éclairs, disparaissant aussitôt dans l’abîme du temps ou dans le creux de silences humbles et pudiques. Il fallait bien cela pour dire l’histoire de Bulle Ogier : un art de la fugue et du pas de côté ; une manière d’exprimer les choses sans en trahir le secret. C’est comme un voile qui recouvre délicatement chacun des mots du livre. Un flou qui se méfie du passé intact, noyé dans le formol, des biographies « autorisées », mais qui cherche aussi à protéger des regards indiscrets les êtres aimés et les disparus. C’est brouillées que nous parviennent les voix des fantômes de Bulle ; indistincts que nous apparaissent leurs visages, comme sur les toiles de Gerhard Richter ou les photos d’Antoine D’Agata.

De ce feu a jailli le « vague absolu » d’un jeu sans équivalent, même de très loin. Mais aussi une petite salamandre


Oubliés, donc, ces nuits et ces jours d’explosion créative dans le laboratoire d’acteurs de Marc’O, boulevard Raspail, où bouillonnait toute une génération en devenir, à la marge et donc dans le vent des plus belles années 1960. Oubliées Les Idoles, Gigi-la-folle et les petits frères et sœurs survoltés de la Nouvelle Vague. Où Bulle Ogier a-t-elle trouvé la force, si jeune et si tôt dans sa vie d’actrice, de se jeter à corps perdu dans un gouffre tel que celui de L’Amour fou ? Quelles plumes y a-t-elle laissé ?… De ce feu a jailli le « vague absolu » d’un jeu sans équivalent, même de très loin. Mais aussi une « petite salamandre ». De tous les gens surpris par l’immense succès du film d’Alain Tanner, Bulle semble avoir été la plus déconcertée. Elle nous paraît si familière, à nous, de cette Rosemonde que l’on a vu grandir et se déployer de film en film, insaisissable et frondeuse, chez Rivette, Fassbinder et d’autres encore qui reprenaient le trait sitôt que Bulle éprouvait l’envie ou le besoin de « prendre des nouvelles » du personnage. Et pourtant. Ce tournage en suisse romande n’avait été qu’une parenthèse dans la grande aventure d’une vie qui, alors, s’était lancée à travers toutes les routes d’Asie dans l’euphorie d’une passion naissante, pour préparer le film qu’allait devenir La Vallée.

Flous, comme tout le reste, sont tous les voyages qui traversent le livre de part en part. Bulle Ogier se souvient, comme De Niro dans un film de Leone, d’une Amérique vue comme au travers de volutes d’opium, inhalé autrefois dans une fumerie de Singapour. La Californie est cet endroit où le temps ne passe pas ; où l’on s’endort sous une ombrelle pour se réveiller vingt ans plus tard, en se demandant où le temps s’est enfui. Dans ce drôle de no man’s land on croise Bukowski, Jacques Demy et une Agnès Varda admirant en silence des culturistes bodybuildés, étrange ménagerie exotique dont l’un des spécimens n’est autre… qu’Arnold Schwartzenneger. De cette époque nous sont parvenus plusieurs images, tout récemment : des instantanés de Pascale, on the road, dans ce livre inestimable d’Émeraude Nicolas : Pascale Ogier, ma sœur[2] ; et une photo de Raymond Depardon dans le livre d’Olivier Assayas, LA 82[3]. Aucun cliché public, en revanche, de ces jours de « captivité » dans le palais du roi du Népal énamouré, à tuer le temps à boire du Pouilly-Fuissé sur une table de ping-pong. Cela aurait fait, sans doute, un beau film de Barbet Schroeder.

Derrière la plus grande politesse couve quelque chose de cette colère jamais étanchée qui traverse le livre et qui affleure par endroits, lointaine et glaciale


Des lettres jamais ouvertes, et aussi de la poussière. Beaucoup de poussière que l’on devine entre les lignes dans ce « grenier » qui abritait autrefois Peripheria, la maison de production de Jean-Luc Godard et d’Anne-Marie Miéville. C’est ici que Bulle Ogier s’écrit ; qu’elle se met en scène : au milieu des cartons et de ces « horribles machines de pilates » jamais utilisées. Elle range. Elle met en ordre. Elle inventorie, pour ne pas encombrer Barbet » après son départ. De la poussière, oui, mais pas de celle qui fige les choses et qui pétrifie les souvenirs. Elle connaît trop la souffrance, sans doute, pour se complaire dans cette douce mélancolie ; et puis elle a déjà joué le rôle. Au téléphone, dans l’exaspération de ces journées épidémiques, la voix de Bulle Ogier est celle de Constance Dumas – la professeure de théâtre de La Bande ses quatre, cette merveille de film – bien plus que celle du spectre livide de Celine et Julie, « confiné » dans son manoir et prisonnier de son destin de solitude. Le timbre est doux mais ferme, et derrière la plus grande politesse couve quelque chose de cette colère jamais étanchée qui traverse le livre et qui affleure par endroits, lointaine et glaciale ; vite recouverte cependant par un petit rire généreux ou une note d’humour contre Donald Trump qui lui confisque ses journées et ses heures de sommeil, « trumpisées jusqu’à la mœlle ». C’est ce flou qui revient sans cesse et qui sépare les rôles qu’a tenu Bulle Ogier en deux catégories : les « bourgeoises décalées » et les marginales, terroristes et frondeuses en tous genres – ces femmes « voyelles », comme les appelle si joliment Philippe Azoury.

Bulle Ogier au 12e festival du film de Sarlat

On se dit alors que cette poussière dont nous parlons, celle qui se dépose sur toute chose et qui les marque de cette fine et cruelle couche grise ; cette poussière, c’est le lieu de Bulle Ogier. Qu’elle souffle, et tout se soulève. Partout dansent alors les mémoires insoumises, celles de de Daniel Schmid et de Werner Schroeter, Clementi, Duras et les autres. Qu’elle souffle et partout s’envolent ces particules scintillantes comme des étoiles qui, prises dans un rai de lumière ou le faisceau incandescent d’un projecteur, forment ce brouillard opaque et hypnotique : le mystère insondable de Bulle Ogier. Son royaume.

Remerciements à Arthur Beauvois-Boetti, ainsi qu’à Bulle Ogier, malgré les circonstances.

J’ai oublié
Un livre écrit par Bulle Ogier avec Anne Diatkine
Éditions Le Seuil – 169 pages
19 septembre 2019

Bulle Ogier en sept films :

  • Le Charme discret de la bourgeoisie (Luis Buñuel, 1972)
  • Maitresse (Barbet Schroeder, 1976)
  • Flocons d’or (Werner Schroeter, 1976)
  • Le Navire Night (Marguerite Duras, 1979)
  • Le Pont du Nord (Jacques Rivette, 1982)
  • Tricheurs (Barbet Schroeder, 1984)
  • Belle toujours (Manoel de Oliveira, 2006)

[1] Jacques Rivette : Le Veilleur, Cinéma de notre temps, 1990.

[2] Émeraude Nicolas, Pascale Ogier, ma sœur, Filigranes Éditions, 2018

[3] Raymond Depardon, Olivier Assayas, LA 82, Le Seuil, 2019

Crédits images : Bulle et Pascale Ogier sur le tournage du film Le Pont du Nord © 1982 Catherine Faux, Sipa / Le Pont du Nord © 1982 Les Films du Losange, Lyric International, La Cecilia / © Festival du Film de Sarlat, Getty Images, DR