Après Sauver les meubles, son premier roman, contant les ennuis et les fantasmes d’un photographe pour un magasin de meubles, Céline Zufferey continue son travail sur l’image avec Nitrate, cette fois-ci sur l’obsession d’une monteuse à la recherche d’un film perdu d’Alice Guy. Parcourant les Archives du film jusqu’aux réserves de collectionneurs, Céline Zufferey expose aussi une histoire du cinéma pleine de manques, encore et toujours à préserver et explorer.

Le chemin de l’histoire du cinéma peut-être souvent linéaire et pavé de certitudes et de principes. On apprend 1895, Lyon, les frères Lumière, Paris, les foires puis les théâtres, le muet, Hollywood, le parlant, le numérique… Chacun et chacune y plaçant le nom des cinéastes (rarement féminins, souvent occidentaux) qui selon eux ont marqué cette histoire rythmée par la grande Histoire. ¨Pourtant, cette histoire du cinéma est pleine de vide et d’oublis. Et puis il y a ceux et celles qui, comme Constance, l’héroïne de Nitrate, entrent dans l’histoire du cinéma par le petit bout de la lorgnette, accompagnée seulement de ses doutes. Un nom sur internet et une autobiographie qu’elle emprunte à la bibliothèque, celle d’Alice Guy, qu’elle ne connaissait pas. Alors le vide apparaît, béant, à combler. Pionnière, doyenne, Gaumont, Hollywood, retour à Paris, son combat pour retrouver ses films perdus, et cette fameuse autobiographie parue huit ans après sa mort. Dans cette autobiographie, Alice Guy évoque une ascension du mont Blanc que son mariage l’a empêchée d’effectuer. 

Pour Constance, déjà chamboulée par l’apparition de cette femme dans son histoire du cinéma, c’est trop injuste. Constance est monteuse et décide alors de faire monter Alice Guy en haut du mont Blanc grâce à la magie du montage. Mais pour cela, il faut trouver un film où Alice Guy apparaîtrait dans la neige. C’est avec cet objectif en tête que Constance entre dans l’histoire des débuts du cinéma et le monde de ceux qui la préservent et constituent ainsi d’autres histoires du cinéma dont la transmission assure l’immortalité : les Archives françaises du film, les collectionneurs, les ayant-droits… L’histoire des copies, celle des machines, des studios, les histoires familiales et les drames. Ces drames rythment l’histoire du cinéma d’incendies et de pertes, dus au nitrate de cellulose, au temps, ou au désintérêt.

Telle une monteuse, Céline Zufferey cadence son roman d’inserts, des pas de côté dans la narration, qui comblent ces vides de cinéma en enrichissant sa propre histoire et la quête de Constance. Quant sa narration revient à celle-ci, elle arrive aussi, avec cette même attention presque visuelle portée au découpage des phrases et des idées, à faire transparaître les pensées obsessionnelles de son héroïne, qui en souffre. 

Nitrate est un voyage dans les débuts du cinéma, un rappel que cette histoire statique et immédiate du cinéma n’est qu’une illusion pleine de vide, de bouts manquants. Il est toujours aussi passionnant d’écouter l’histoire de ceux et celles qui cherchent, conservent, restaurent, transmettent et redonnent vie à des films et cinéastes oubliés, ou du moins méconnus. L’amour du cinéma ou d’autres arts est beaucoup plus large que la connaissance et l’analyse de ses œuvres et peut être d’autant plus fort à la vue de l’étiquette d’une boîte de bobine, la poignée d’un projecteur ou la façade d’une salle. Et de cet amour, Nitrate en est empli.

NITRATE
Céline Zufferey, mars 2023, éditions Gallimard

208 pages – 19,50 €

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