La cinéphilie s’est ruée sur Questions de cinéma, récente compilation d’entretiens réalisés par Nicolas Saada, qui croise les regards de grands noms du cinéma (mais pas que), dont James Cameron, Dario Argento ou encore David Lynch. Un véritable abécédaire du langage cinématographique qui donne aussi à reconsidérer l’échange fait avec les artistes. Nous avions, à notre tour, des questions pour Nicolas Saada, devenu entre temps scénariste et réalisateur. Une manière d’honorer la transmission et de boucler la boucle.

Version étendue de l’entretien réalisé par Alexandre Piletitch et Marc Moquin, originellement publié dans le n°5 de Revus & Corrigés.


Un mot, peut-être, sur la structure du livre. Les entretiens ne suivent pas d’ordre clair et défini…

Je crois beaucoup au hasard heureux, et on a réussi à trouver une logique sans la chercher. Au départ, avec l’éditeur Vincent Paul-Boncour de Carlotta Films, on s’est demandé comment on allait classer toutes ces interviews : par pays, par métier… Et puis on a fini par se dire que c’était trop pédagogique, trop académique, trop lourd… On est finalement parti sur une structure toute simple : par ordre alphabétique. Ce qui est très étonnant, c’est qu’une fois classés alphabétiquement, on s’est rendu compte de rimes, de correspondances secrètes entre les entretiens…

La plupart des entretiens ont été faits pour Les Cahiers Du Cinéma, mais pas seulement.

Non, certains sont tirés d’autres revues plus confidentielles comme Paradis ou Simulacres. L’idée était avant tout de réunir des interviews qui, pour la plupart, ne sont plus disponibles en dehors des numéros concernés des revues, qu’on ne trouve plus en ligne. Beaucoup des entretiens des Cahiers, notamment, étaient consultables pendant longtemps sur la base de données de leur site, mais tout a disparu après leur rachat par Phaidon en 2009. Je voulais qu’ils soient de nouveau visibles pour tout le monde : cinéastes, critiques, étudiants en cinéma, journalistes…

Pourquoi avoir limité les interviews à la période 1989-2001 ?

Je suis arrivé aux Cahiers en 1987-88, et j’ai quitté la revue à peu près dix ans après, au tout début des années 2000. J’ai voulu aussi privilégier les entretiens où j’étais en tête à tête avec l’interviewé. Le seul entretien à plusieurs du livre est celui de John Carpenter et Dario Argento pendant le festival de Turin, avec Jean-Baptiste Thoret, qui a une valeur affective particulière…

Cette compression dans le temps, de 1989 à 2001, donne le sentiment de saisir l’instantané d’une époque : la décennie 1990, une fin de siècle où se profilent déjà tous les grands bouleversements à venir d’Internet et du numérique…

Cette idée d’un temps « T » des entretiens est importante. La plupart des interviews tournent autour de questions au cœur des débats qui agitaient cette époque : l’arrivée des petites caméras, par exemple, qui a popularisé la vidéo, d’abord chez les cinéastes à budget réduit. Ce n’était pas encore tout à fait au point, en particulier le report sur pellicule qui donnait des résultats parfois assez moches… Mais ça a quand même donné des choses comme le Dogme 95 ! Toutes ces questions du numérique, de nouveaux moyens de diffusion aussi, commençaient à créer une nouvelle donne pour le cinéma, et les personnes interviewées ont vraiment conscience de cette révolution à venir. Même Carpenter et Dario Argento parlent de ça.

Plus largement que ça, il y a parfois une impression de fin d’un monde, d’un temps qui se termine. Je pense à ce dialogue sur Fritz Lang avec Claude Chabrol, à Berlin, alors que le mur vient de tomber…

C’était une interview importante pour moi. Tout d’abord, les Cahiers du Cinéma sont indissociables de cette génération que j’ai à peine connue, et qui commençait à disparaître au moment où j’arrivais : Truffaut n’était plus là, tandis que Chabrol, Rivette, Rohmer et d’autres étaient encore actifs mais dans le dernier mouvement de leur carrière. Comme beaucoup de cinéphiles de ma génération, j’avais à vingt ans une posture assez idiote sur la Nouvelle Vague, jouant bêtement le cinéma hollywoodien contre cette tradition du cinéma français : j’ai mis du temps à réaliser que c’était absolument capital dans l’histoire du cinéma. Je l’ai d’autant mieux compris quand j’ai assisté, à l’époque de Nova, à l’éclosion de la French Touch qui a été un équivalent musical de la Nouvelle Vague. C’était symbolique pour moi de rencontrer Chabrol, sur le tournage de Docteur M, dans cette atmosphère très particulière qui était celle de Berlin fin novembre 1989, juste au moment de la chute du Mur : on sentait bien que quelque chose d’historique avait lieu. C’était précieux d’être là, avec lui et l’équipe de son film qui étaient les témoins de tout ça « en direct ». C’est peut-être le seul cinéaste de la Nouvelle Vague à avoir intégré un cinéma dominant, tout en restant le rebelle qu’il a toujours été. Respecté par l’industrie, il conservait une parole et un point de vue, souvent provocateurs, très cinéphiles, directement hérités des Cahiers jaunes. Je crois que sa mort a été un coup dur pour beaucoup de gens, parce que Chabrol, comme Truffaut avant lui, nous protégeait tous un peu… Sa disparition a laissé un grand vide, et je voulais qu’il soit dans ce livre pour cette raison.

On l’entend presque parler, avec ses grands éclats de rire gouailleurs et ses phrases incroyablement précises, perçantes…

Oui. De tous les entretiens, c’est celui qui ressemblerait le plus à un portrait. J’avais envie, au milieu de tous ces grands cinéastes américains ou asiatiques, de dessiner une figure absolument emblématique d’un certain cinéma français, quelqu’un qui porterait l’héritage de la Nouvelle Vague…

C’est une autre force du livre : ces portraits brossés qui esquissent vraiment des individualités, des personnages presque, avec leur caractère propre.

Je voulais en effet que le lecteur ait un rapport complètement sensoriel à la lecture. J’ai beaucoup relu, retravaillé les textes dans ce but. C’est aussi une des raisons qui m’ont décidé à ne pas inclure d’iconographie. Dans notre époque complètement saturée d’images, je voulais vraiment que le lecteur s’immerge entièrement dans le texte, qu’il s’y perde ou qu’il ne fasse que picorer à droite à gauche ; mais sans jamais être encombré ou dirigé par une image.

« Hitchcock/Truffaut a été pour moi, comme pour d’autres, le réel électrochoc : j’ai eu l’impression de comprendre le cinéma avec ce livre. »

Le titre, Questions de Cinéma, est très évocateur : c’est moins un recueil d’entretiens critiques que l’apprentissage d’un cinéaste en devenir désireux de rencontrer ses maîtres. À l’instar d’un guide, d’un manuel, comme le livre de Tay Garnett, Directing: Learn From the Masters[1].

J’aime d’ailleurs beaucoup ce livre, même si Hitchcock/Truffaut a été pour moi, comme pour d’autres, le réel électrochoc : j’ai eu l’impression de comprendre le cinéma avec ce livre. C’est vrai, la notion de transmission est au cœur de Questions de Cinéma. Quand j’écrivais aux Cahiers dans les années 1990, j’ai commencé à travailler en parallèle à l’unité de fiction d’Arte dirigée par Pierre Chevalier. Je me suis retrouvé confronté à quelque chose de très nouveau pour moi, qui était la fabrication concrète des films. J’avais comme une double vie, entre les projections de presse avec l’équipe des Cahiers de l’époque et des journées dans les bureaux d’Arte où je lisais des scénarios, je voyais des rushes, je rencontrais des réalisateurs et j’essayais de les aider à construire leur projet. Très vite, cette situation m’a fait prendre conscience de plusieurs choses, à commencer par ma difficulté de plus en plus grande d’écrire sur le cinéma. Je ne me sentais pas à la hauteur de ce dernier défi, et je voulais en même temps mieux comprendre le processus de création du cinéma. En fait, je voulais concrètement faire des films, comme producteur ou comme réalisateur.

Ces rencontres vont ont aidé à passer le pas ?

C’est surtout le travail quotidien avec Pierre Chevalier et ce que j’ai compris des aspects concrets de la fabrication d’un film qui m’a nourri, permis d’aborder les entretiens avec le sentiment d’être un peu plus près du cinéma à chaque nouvelle rencontre. Vraiment, je ne pense pas que j’aurais mené des entretiens comme ceux que j’ai menés avec James Cameron, Wesley Strick ou d’autres, si je n’avais pas été enrichi par cette double expérience. Je terminais toujours les interviews avec un sentiment mêlé de joie et de mélancolie… Quelque part je ne voulais plus être celui qui parlait avec les cinéastes, je voulais être du côté des cinéastes. Être un cinéaste parmi les cinéastes.

Le passage sur Radio Nova aux manettes de l’émission Nova Fait Son Cinéma a été aussi très important à cette époque.

Oui, cette émission sur Nova avec Jean-François Bizot et Isabelle Gornet m’a vraiment permis d’exprimer ma créativité. Chaque émission était construite comme un petit film, comme une petite atmosphère… C’était très formateur.

Nous sommes à une époque où les réalisateurs n’ont jamais autant parlé de leur travail, au risque parfois de démonétiser leur parole. Comment avez-vous réussi à faire sortir des vieux routards comme James Cameron de la routine classique d’une interview parmi tant d’autres, en pilotage automatique ?

Ces rencontres ont eu lieu avant que la pratique des junkets ne s’impose complètement dans le rapport entre les médias et le monde du cinéma, mais aussi avant l’arrivée du DVD et du commentaire audio, le nouveau moyen d’expression de nombreux cinéastes dans les années 2000. Il y avait aussi le cadre assez informel de certains entretiens qui favorisait une parole plus détendue. Si je prends l’exemple de Paul Schrader, je l’ai rencontré grâce à un ami commun, de manière très spontanée. On a passé deux heures ensemble, totalement hors promo… C’est assez impensable aujourd’hui où tout est tellement verrouillé.

Parlez-vous de cette interview complètement folle avec David Lynch, où il vous prédit en 2000 à peu près tous les bouleversements à venir d’Internet et du numérique ?

Fin 2000, alors que je n’étais plus à Arte, on m’a confié un documentaire sur le « micro cinéma ». Je n’avais alors jamais entendu ce terme, qui résumait toute la petite révolution technologique en train d’éclore avec les débuts du numérique et d’Internet ; tout ce qui, à terme, pourrait bouleverser le cinéma traditionnel. J’ai accepté, et j’ai pris contact avec plusieurs personnes, notamment chez Zentropa[2] et American Zoetrope[3], ainsi qu’à de rares défenseurs du cinéma en ligne. Début 2000, il faut se souvenir que tout ça semble encore complètement fou et improbable ! Lynch lançait alors son site internet, et c’est ce qui a donné lieu à cette discussion qui me semblait absolument surréaliste. Il m’expliquait très calmement qu’on était au balbutiement de quelque chose d’énorme, que les films seraient tournés en numérique, que la pellicule allait disparaître et qu’on allait regarder des films sur internet en haute définition avec un son parfait… Très honnêtement, j’écoutais Lynch en me disant qu’il faisait de la provocation, qu’il s’était pris au jeu du lancement de son site et de ses expérimentations. Presque vingt ans plus tard, l’entretien est vertigineux parce qu’il est visionnaire…

Cinéphilies complémentaires dans Questions de cinéma où se côtoient Julian Schnabel pour son film Basquiat et le producteur de Die Hard Joel Silver.

Un autre entretien marquant est celui avec le peintre Julian Schnabel, qui venait de réaliser son premier film sur Basquiat.

Je suis content que vous me parliez de cette interview, parce que c’est une de celles que je préfère. J’ai beaucoup insisté pour qu’elle soit dans le livre… Cet entretien a une valeur de témoignage, extrêmement détaillé et profond. C’est la vision d’une époque et d’un lieu – le New-York des années 1980 – et le portrait très personnel d’un artiste, Basquiat, qui se dessine grâce à la parole de Schnabel, qui l’a très bien connu. Et puis ça me parle aussi de manière plus intime, à moi qui ai eu l’envie de faire les Beaux-Arts, adolescent, avant d’abandonner… Le cinéma pour moi a été comme une consolation. Je l’ai très vite pensé comme un art ; mineur certes, mais dans la continuité directe de l’histoire de la peinture et de la musique. J’ai toujours été fasciné par les écrits d’art et leur façon de formuler de manière aussi limpide leurs impressions, comme Godard ou Truffaut quand ils écrivaient sur le cinéma. Ce n’est plus du discours théorique, c’est un désir de cinéma qui est mis en forme. Quoi qu’on pense de son œuvre, Schnabel se confrontait pour la première fois au cinéma, à la violence que peut représenter la transition entre la création intime du peintre dans son atelier et celle, collective, d’un plateau de tournage. La discussion que l’on a tourne autour de cela : sa recherche pour préserver sa liberté de peintre dans le cadre d’une production de cinéma, et dans le geste même de la mise en scène.

« Il y a quelque chose de politique dans cet entretien avec Joel Silver. »

Dans un tout autre style, il y a cet entretien fascinant avec le producteur américain Joel Silver, qui lui aussi fait document à sa manière.

Il y a quelque chose de politique dans cet entretien avec Joel Silver. Vous savez, Louis B. Mayer qui a dit un jour qu’il ne produirait jamais de films qu’il aurait honte de montrer à ses enfants. Toutes proportions gardées, Joel Silver – qui n’a pas produit Lubitsch, soyons clair – fait passer dans l’interview une ambition de cinéma malgré la nécessité économique pour lui de « mettre le plus possible de culs sur les fauteuils », comme il dit à un moment. L’exigence de résultat ne rentre jamais en contradiction, chez lui, avec une certaine ambition de cinéma. On peut vouloir faire des entrées et avoir une grande exigence artistique. Joel Silver a du respect pour le public de ses films, et il possède un talent extraordinaire, une très grande connaissance technique et une culture cinéphile. C’est très rare ; c’est pour ça que Die Hard est une réussite. Silver est assez sincère, assez courageux même : je n’aime pas L’Arme fatale 2, mais quel autre film hollywoodien a attaqué aussi ouvertement le régime sud-africain à l’époque ? Il a une volonté d’imprimer son style à ce qu’il produit : Die Hard, Matrix ou même le premier Sherlock Holmes ont à chaque fois changé les choses, formellement, dans le cinéma à grand spectacle américain. Son ambition s’appuie sur une connaissance extrêmement poussée du cinéma. Ce n’est pas une posture : je crois que Silver se nourrit énormément, dans son travail quotidien, de cette culture qu’il partage abondamment dans l’entretien. Il parle magnifiquement de Mamoulian, de Mitchell Leisen[4], de Lubitsch, de Godard… Et les films qu’il produit, quoiqu’on en pense, n’ont pas de mépris du public. Un producteur comme lui regarde les rushes et les premiers montages des films avec un œil avisé et sensible. Le style l’intéresse autant que le genre.

C’est ce qui l’a poussé à aider les frères Coen ?

Oui, par exemple. Ça touche à autre chose qui me travaille depuis très longtemps, depuis mon passage aux Cahiers où j’ai dû sortir d’une cinéphilie très américaine, un peu trop classique, pour m’ouvrir à tous types de cinéma : c’est l’idée du mineur dans le majeur, et du majeur dans le mineur. J’ai découvert Jonas Mekas dans les années 1990 : l’inventivité et la créativité du travail sur l’image, l’utilisation de la musique, de la voix-off sont uniques. La forme de ses films, longtemps diffusés marginalement, sert un propos universel : Mekas parle de la vie, de l’amour, de ses proches… Ce ne sont pas des thèses philosophiques sur le monde ; les films ont quelque chose d’immédiatement accessible. Joel Silver, lui, produit des films qui s’adressent au plus grand nombre, mais il fait passer en douce des idées de cinéma audacieuses. Matrix est un film totalement théorique sur le papier, surtout quand on sait qu’il est inspiré d’Orphée de Cocteau, un film que Joel Silver a sûrement vu. Chez lui comme chez Mekas, il y a cette idée que le cinéma a quelque chose d’universel, accessible à tout le monde, de l’avant-garde au blockbuster. C’est sans doute très américain.

C’est la grande thèse de Scorsese et Michael Henry Wilson dans Voyage À Travers Le Cinéma Américain.

Persona de Bergman est aussi important que Die Hard ou The Killers. Ils comptent pour moi de la même manière. On peut résumer cela en affirmant que des films sont remarquables chacun dans leur genre ou leur ambition. Ça ne veut pas dire pour autant qu’on abandonnerait toute hiérarchie : bien au contraire. Mais pour établir cette hiérarchie, il faudrait sortir des analyses un peu dépassées du cinéma : sur le style, le genre. Par exemple, quand je lis à propos d’un film que le « style est sec », qu’est-ce que ça veut dire ? En général, on pense à tort que tout ce qui est voyant fait style, alors qu’on peut faire style sans étaler sa technique à l’écran. Quand j’entends parler de « mise en scène très classique », c’est souvent le reproche fait à des cinéastes qui dominent tellement leur art qu’ils n’ont plus besoin de montrer des muscles ou faire des tours de passe-passe pour raconter une histoire. Prenez un film comme L’Héritière de William Wyler. C’est aux yeux de beaucoup un film « académique » parce que sa mise en scène est complètement diluée dans la narration. Mais quand on commence à l’observer dans le détail, c’est un film aussi éblouissant techniquement que beaucoup de films dits « stylisés ». Ces discussions sur le style, le genre, oublient souvent les films d’animation ou le cinéma documentaire : Alice au pays des merveilles de Walt Disney est un film totalement expérimental. Disney s’en est rendu compte après coup, parce que sa fidélité au texte de Carroll est telle qu’il en saisit aussi les aberrations et les ambiguïtés. Le cinéma documentaire a, lui, fait avancer le montage, la manière de filmer, le travail sur le son de manière plus radicale que le cinéma dit « de fiction » : le plan d’ouverture de Grands soirs petits matins de William Klein, ou la scène du cours de danse dans High School de Wiseman sont des moments de cinéma inoubliables. Le seul cinéaste qui mélange toutes ces dimensions, la fiction comme le documentaire, reste Godard : chacun de ses films est autant une histoire qu’il se donne à raconter qu’une enquête sur son angoisse ou sa joie de faire des films. Il est peut-être le seul essayiste du cinéma aujourd’hui.

Comment avez-vous rencontré Diane Johnson, la scénariste de Shining qui répond à vos questions quelques jours à peine après la mort de Kubrick ?

J’ai rencontré Diane Johnson grâce à une amie commune. À l’époque où je fais cet entretien pour les Cahiers, je commençais déjà à écrire des scénarios et j’étais très curieux d’entendre ce qu’elle avait à me dire sur sa méthode de travail et sur sa collaboration avec Kubrick… Il y avait aussi cette envie de désacraliser les grands maîtres, ou en tout cas de démystifier leur aura en ramenant tout à un travail concret. Ce qui m’a beaucoup plu, c’est que même si elle défendait très bien le métier de scénariste, elle laissait entendre, comme Wesley Strick et comme Joel Silver chacun à leur manière, que la politique des auteurs se vérifiait dans les faits. Elle ne cessait de rappeler que, quoi qu’il arrive, un cinéaste laisse son empreinte, son caractère, sa personnalité sur un film. Quand nous avons terminé l’entretien, elle m’a dit – c’était l’époque où l’on envoyait encore des fax – qu’elle m’enverrait quelque chose le soir même. J’ai reçu le fax dans la soirée : C’était un dessin de Kubrick qui résumait avec des petites bulles, comme des ensembles en mathématiques, toute la progression dramatique de Shining. C’était édifiant, parce qu’en totale contradiction avec cette théorie très datée de la structure en « trois actes » qu’on utilise toujours aujourd’hui pour parler d’un film. Quelquefois on a droit aussi aux « deux parties » ; comme si le film pouvait être découpé en morceaux. La notion de « mouvement », utilisée en musique, serait plus juste. Shining, si l’on veut, passe de l’« adagio » au « lento », avant un « presto », puis un « furioso ».

Terence Stamp, unique acteur présent dans le livre, à considérer presque comme un cinéaste selon Nicolas Saada.

Terence Stamp est l’unique acteur présent dans le livre. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir cet entretien plutôt qu’un autre ?

J’ai choisi d’inclure l’entretien avec Terence Stamp parce que j’en gardais un excellent souvenir. J’ai adoré sa douceur, son discours sur son métier. J’ai retrouvé certaines caractéristiques de Terence Stamp chez beaucoup d’acteurs anglo-saxons avec qui j’ai travaillé : une grande sensibilité, mais aussi la même volonté de s’inscrire dans un processus créatif plus large que le jeu, en faisant du plateau un espace presque chamanique, de l’ordre de la transe. Ce sont des acteurs formés par le théâtre, et donc par des expériences « directes » d’une extrême intensité que le caractère décousu d’un tournage peut frustrer. Terence Stamp essaie de prolonger cette idée d’expérience en se laissant complètement dominer par le style des cinéastes avec qui il travaille. Il explique qu’il aime se laisser envahir par la personnalité, l’aura des cinéastes. Il y a évidemment des acteurs plus techniques que d’autres, mais souvent, il y a une envie de se laisser emporter par quelque chose qui dépasse la réalité du tournage. Là encore, je trouve qu’on manque beaucoup de culture, de technique, sur la façon de parler du jeu d’acteur au cinéma. On pense souvent qu’un jeu « voyant » est extraordinaire, et qu’un jeu « éteint » ou « rentré » est signe de faiblesse. Mais la présence d’un acteur a la même fonction parfois qu’un choix de lumière ou de décor ; il y en a à voix douce, ou à voix rauque, et leur choix influe sur le reste du film. La manière dont Terence Stamp parle de son métier est à des années-lumière du discours parfois terre à terre que peuvent tenir certains acteurs ou actrices. J’ai eu le sentiment que l’entretien se glissait parfaitement entre ceux des réalisateurs. Il parle presque comme un cinéaste, en tout cas comme un artiste.

C’est aussi ce que l’on ressent de la part des musiciens que vous interrogez : Elmer Bernstein, Lalo Schifrin et les autres ont une idée très précise de ce qu’est la mise en scène d’un film.

Je crois qu’aujourd’hui, les images et la musique n’ont pas la même relation qu’il y a encore quinze ou vingt ans. Dans n’importe quelle série américaine, il y a de la musique tout le temps ! C’est presque comme l’accompagnement d’un film muet des années 1910 ou 1920. Mais Lalo Schifrin et Elmer Bernstein appartiennent à une génération qui a eu accès au cinéma pour exprimer une sensibilité qui était la leur. Aujourd’hui, on trouve très peu de personnalités de ce genre dans la musique de cinéma. La musique devient un tapis sonore. Elle participe d’une stratégie d’attention qui est moins créative que captive, et surtout terriblement répétitive… La musique dans le cinéma commercial d’aujourd’hui s’intègre aux effets sonores, à une stratégie générale assez tapageuse de ce qu’on appelle « les gros films ». Mais à l’intérieur de ces stratégies, il y a encore de la place pour des expérimentations assez étonnantes, comme la musique électronique d’Hans Zimmer pour Dunkerque. Christopher Nolan essaie toujours d’échapper à la chronique dans son film. Il cherche une relation complètement sensorielle avec le spectateur, ce qui est en soi assez risqué. Ce qui est plus problématique, c’est la manière dont le cinéma et la télévision ont construit une relation avec le public qui joue davantage sur la dépendance que sur l’échange.

Ne pensez-vous pas que c’est dû à la multiplication des canaux de diffusion des films aujourd’hui ? Il est devenu difficile pour un artiste d’avancer seul de son côté sans être instantanément repris ou copié, dupliqué mille fois…

Effectivement, j’ai parfois le sentiment qu’on est condamné, aujourd’hui, à revivre éternellement la même chose au cinéma. Les mêmes gestes, les mêmes scènes d’actions, les mêmes mouvements, les mêmes durées. C’est un vrai processus d’uniformisation, sans doute accéléré par le fait qu’on a accès à tout, ou à presque tout, en un clic… Telle scène d’action d’un film Marvel sera identique aux mille autres qui ont précédé. Anna de Besson ressemble à Red Sparrow, qui lui-même s’inspirait de Salt, qui rappelle aussi la série Amazon Hanna… Et ça touche aussi le cinéma d’auteur : la raideur de tel film doit ressembler à celle de tel autre. Tel cinéaste mexicain se veut aussi choquant que tel autre réalisateur chinois, qui lui-même reprend tel procédé de signature d’un film autrichien ou russe… Tout cela ne produit qu’une chose, c’est qu’on bascule dans un processus où l’effet de signature a remplacé l’émotion, et même la sensation. On pense à tort que les spectateurs ont besoin d’être rassurés, et de retrouver film après film la même chose. Mais cette répétition entraîne la monotonie. Le cinéma ne devient plus une expérience, mais une routine à laquelle le public est sommé d’obéir, avec ce clivage terrible entre un cinéma d’auteur à destination des festivals et un cinéma commercial sans ambition. Certains essaient encore encore d’abolir cette fracture, heureusement.

« Il y a un cynisme contemporain de la pop culture. »

Il y a aussi le problème de la référence cinéphile, du clin d’œil culturel, qui est devenu un effet en soi, totalement déconnecté du reste du film. Atomic Blonde citait Tarkovski sans que ça ait le moindre rapport avec le film, seulement pour flatter l’égo du spectateur connaisseur…

Il y a un cynisme contemporain de la pop culture, qui veut toujours intégrer des discours engagés ou des références nobles à l’intérieur de formes majoritaires et culturellement dominantes. Il s’agit le plus souvent une forme de cynisme très élaboré. Mais au fond, la pop culture n’existe pas. C’est une invention d’universitaires. L’exemple type est bien sûr Hunger Games. Le film, que j’aime bien d’ailleurs, nous dit : « Rebellez-vous contre la dictature. ». Il faut se révolter, il faut s’unir, il faut être contre, à condition d’être des millions et des millions à voir la même chose, dupliquée à l’infini dans la logique d’une franchise en plusieurs parties. De même certains films qui se disent politiquement incorrects sont en réalité profondément conservateurs. C’est une grande astuce un peu malsaine du système : recycler ce qui s’oppose à lui ; la rébellion, la contestation, les discours militants. Tout passe à la moulinette et le blockbuster se rachète une conscience politique en faisant mine de dénoncer la conspiration, la corruption, le dérèglement climatique, l’emprise des puissants, la manipulation de l’actualité par les médias, mais avec un seul but : faire le plus d’entrées possibles. Donc ce message de liberté vise le contraire de la liberté : tout le monde doit voir le même film, de préférence une franchise. Ce sont des films formellement très paresseux, majoritairement, qui se déguisent en films subversifs. Mais la critique tombe parfois dans le panneau, en qualifiant ces films de politiques. Ce qui est vraiment terrible aussi, c’est l’esprit de sérieux de tous ces films de divertissement, leur emphase, leur lourdeur. Mais au milieu de ça, il y a encore Gone Girl, Le Loup de Wall Street, Le Pont des Espions, Dunkerque, Roma ou Us, que j’aime énormément : des films qui prennent des risques insensés avec le système.

Nicolas Saada avec de nouvelles questions de cinéma à Martin Scorsese à l’avant-première de The Irishman au Christine Cinema Club le 18 octobre 2019.

Vous parlez de la réception politique des films. Beaucoup ne sont plus vus aujourd’hui que par le prisme de leur « sujet »…

Scorsese aborde cette question dans le livre, que je crois essentielle : un « grand sujet » ne fait pas un grand film. Le plus important c’est le style, l’émotion, la mise en scène. Un cinéaste n’a en réalité jamais d’intentions précises. Je crois qu’il a des obsessions, des inquiétudes, qui se voient dans ses films. Mais le problème aujourd’hui c’est que tout est devenu très idéologique, et que ce prisme de l’idéologie empêche parfois de mieux voir les films : il y a une attente de discours, et les films jouent ce jeu en fournissant à ceux qui le regardent leur mode d’emploi. L’organisation industrielle de la relation entre les films et ceux qui doivent en parler est de plus en plus chaotique. On est dans un moment réactionnaire. Pour moi, ce qui définit la « réaction », c’est la vitesse : la vitesse de réaction, la vitesse de jugement… Les Futuristes italiens, admirateurs de Mussolini, étaient fascinés par l’idée de vitesse. L’époque demande de dire vite ce qu’on pense, sans trop réfléchir. Personnellement je suis contre le système de liste de « meilleurs films », classement par étoile, et pire encore, notes de certains journalistes qui donnent des A, B ou C+. Il n’y a jamais eu ça dans la critique d’art ou la critique musicale. Pour voir, réfléchir, il faut du temps ; beaucoup de temps. On demande à un critique de réagir au film dix minutes après une projection, voire moins. J’ai des souvenirs lointains de sortie de salle à Cannes où tout le monde me disait : « Alors ? ». Mais quand on sort de Sweetie de Jane Campion, ou de L’Anguille d’Imamura, on a besoin de temps. Dans un monde idéal, on devrait demander aux journalistes qui suivent un festival de réserver leur opinion sur ce qu’ils ont vu le jour du palmarès, comme les jurés, et de garder intérieurement leur sentiment du film, de le laisser mûrir.

Restons sur Scorsese : il a de très beaux mots, dans le livre, sur les films qu’il voit ou revoit pendant les tournages

Quand on fait du cinéma on devient presque un chimiste dans son laboratoire qui tente de mélanger des éléments qui ne vont pas a priori ensemble : comment additionner un plan vu chez Wellman, une séquence en forêt filmée par Tarkovski, un plan entrevu dans un documentaire et un détail presque invisible repéré chez Chabrol ? Scorsese en parle toujours très bien. Thelma Schoonmaker raconte que sur le tournage de Casino, il revoyait beaucoup de films muets soviétiques des années 1920. C’est vrai que ça peut aider énormément. Quand on voit un film de Poudovkine ou un film d’Eisenstein pendant qu’on travaille sur un projet, ça donne beaucoup d’idées, de liberté même. Ce qui me frappe par exemple dans ces films, c’est la force de l’ellipse : un plan très serré sur un nuage qui passe au loin peut faire l’économie d’une longue scène d’exposition… Ozu emploie cette technique issue du muet dans tous ses films, en utilisant des natures mortes, des espaces vides. Jarmusch parle dans le livre de cette économie du muet à propos de Dead Man. C’est très beau et ça m’est utile, concrètement.

De quelle manière ?

Sur le tournage, j’essaie toujours de faire beaucoup d’inserts dans mon décor, et quelque fois des plans « d’espaces vides » qui m’aideront au montage. Mais je pense souvent qu’on tourne trop de matière, qu’on a tendance à s’épuiser, à se couvrir inutilement pour se rassurer au montage. Mais trop de choix, c’est presque pire que pas de choix. Laszlo Nemes a dit dans un entretien que le football avait contaminé le cinéma, parce que souvent les films accumulent les plans, les points de vue, sans choisir. Le cinéma n’est pas un sport, et nous ne filmons pas des matchs de foot ! C’est très juste ; ça rejoint la phrase de Jean-Pierre Gorin : « Tous les points de vue donc aucun point de vue ». Si beaucoup de films se ressemblent, c’est que leurs auteurs ont parfois tendance à ne pas se faire confiance, à « couvrir » leurs scènes au lieu de choisir un seul point de vue. Dans certaines séries américaines, on fait une dizaine de plans pour raconter ce que Mizoguchi ou Preminger filmaient en un seul. L’excès de détails descriptifs, aujourd’hui, tout en appuyant le style, rend les films confus, désordonnés et compliqués pour de mauvaises raisons. Au lieu de donner du rythme, ces techniques ralentissent tout. Dans Us de Jordan Peele, il y a vraiment l’idée de la mise en scène comme une idée du monde. Le film fonctionne parce qu’on a l’impression que le point de vue sur l’histoire est unique. Du coup, tout semble juste : les durées des scènes, les espaces, les temps morts. J’admire assez Tarantino, qui refuse le découpage et joue sur les longueurs, quitte à ne faire que très peu de valeurs de plan. Chez d’autres, ce serait vu comme de la paresse. Mais chez lui, c’est devenu un style.

Nicolas Saada et Stacy Martin sur le tournage de Taj Mahal (2015).

Quel est votre rapport, en tant que cinéaste, avec les films du passé ?

Il est fondamental de bien connaître l’art qu’on veut pratiquer. On ne dit pas d’un avocat qu’il est passionné de droit, ou d’un chirurgien de médecine. Cinéaste est un métier, qui a commencé avec mon expérience de spectateur. Les films des autres me sont précieux, mais ils me sont surtout utiles. Concrètement, pendant le tournage d’Espion(s), j’avais choisi un décor qui ne me plaisait vraiment pas. Je devais trouver une solution pour une scène de jalousie entre Géraldine Pailhas et son mari. J’étais coincé. Finalement, je me suis souvenu d’un plan de Jeux d’été de Bergman : un dialogue entre deux personnages reflétés dans un miroir. J’ai demandé un miroir, et changé tout le découpage. Je n’avais plus besoin de filmer ce décor que je n’aimais pas. Le souvenir de ce film a sauvé la scène. Ce n’était pas un hommage ; juste une solution pragmatique apportée par un film du passé. Voilà comment la cinéphilie nous aide quand on tourne des films.

Votre cinéphilie vous nourrit au présent.

J’ai été un fan de rap : les grands rappeurs ont été les premiers à faire tout un travail créatif à partir de la mémoire. Les vrais cinéphiles, ce sont eux ! Leur projet musical a consisté à écouter de manière exhaustive toute la musique soul et funk des années 1960-1970 pour y trouver des boucles rythmiques. C’est un travail où passé et présent fonctionnent de manière organique. Le sample ce n’est pas du vol, ou de la copie, c’est vraiment une réinvention du présent avec le passé : la série de Baz Luhrman, The Get Down, en parle très bien. On a toujours beaucoup à apprendre de la musique. Pierre Boulez [compositeur et chef d’orchestre français, figure majeure de la musique dite sérielle, ndlr] affirme dans un entretien que le XXème siècle en musique est un siècle lent. Il explique qu’il y a eu plus d’évolution dans le langage musical entre Beethoven et Wagner qu’entre Wagner et Schoenberg. C’est vrai que lorsqu’on écoute l’ouverture de L’Or du Rhin, on entend ce qui a pu influencer la musique de Philip Glass. Le cinéma suit une évolution comparable. Ce qui se passe entre 1895 et 1925 est phénoménal du point de vue du langage visuel pur. Entre L’Arroseur arrosé des Lumière et Les Espions de Fritz Lang, il s’écoule 30 ans. Mais entre les deux films, formellement, il y a l’équivalent de ce qui sépare les premières peintures rupestres des tableaux des maîtres flamands. Quand on compare le style visuel d’Alien en 1979, avec les films de science fiction d’aujourd’hui, le décalage n’est pas très fort ; alors que si on le compare avec Planète interdite, tourné vingt ans plus tôt, on sent une révolution absolue dans la forme. Le cinéma est donc l’art rapide d’un siècle lent. Ce que je trouve frustrant, c’est le manque de réflexion sur toutes ces questions depuis la Nouvelle Vague.

Planète interdite contre Alien.

Que pensez-vous des critiques adressées par certains à l’héritage de la Nouvelle Vague ?

C’est un vieux fond réactionnaire qui ne disparaîtra jamais totalement. Ceux qui reprochent à la Nouvelle Vague d’avoir tué le cinéma français ne la connaissent pas, ou sont d’une grande mauvaise foi. David Lean regardait des films de Chabrol, sur les conseils de sa monteuse, pendant le tournage de Lawrence d’Arabie. Aucune autre période du cinéma français n’a eu autant d’importance et d’écho dans le monde. La Nouvelle Vague, c’est comme l’Impressionnisme en peinture. Pourquoi la remettre en cause ? Personne aujourd’hui n’irait dire que Bouguereau ou Schaeffer sont des peintres plus importants que Cézanne ou Monet. Je crains que le problème majeur de la cinéphilie, c’est qu’elle n’a pas réussi à maintenir, ou disons, imposer un socle esthétique irréfutable ; comme on a pu le faire en Art ou en musique. Elle n’a cessé de changer d’orientation, de s’intéresser à des cinéastes mineurs, un peu de façon fétichiste, et elle s’est égarée. On ne s’y retrouve plus : à force de « redécouvrir » toutes les heures un petit maître ou un cinéaste obscur, on perd de vue l’essentiel, un ensemble de 200 ou 300 films absolument incontournables. En 2006, Paul Schrader a établi un « film canon » qui va dans ce sens. Ce « corpus » de films est aussi une arme pour regarder et comprendre le cinéma du présent. Travail au noir de Skolimowski nous en dit davantage sur la violence de notre société que les quinze derniers films de Ken Loach. Le Faux coupable est plus indispensable que tout Cayatte ! Aujourd’hui, il y a trop d’images, trop de films, de séries : on est obligé faire le tri. Il y a depuis quelques années une tendance à légitimer des films uniquement parce qu’ils sont anciens. Je suis vraiment contre cette cinéphilie nostalgique, ce « patrimoine fourre tout » que je trouve exaspérant, surtout en France : la réhabilitation de mauvais films dialogués par Michel Audiard, qu’on voyait toujours à la télévision française dans les années 1980… Pour quoi faire ? On veut remettre ces films français assez ringards au goût du jour. Je ne comprends pas pourquoi. Si on veut découvrir la musique classique, on ne va pas écouter André Caplet, Duparc ou Hummel : on choisira Beethoven, Debussy ou Stravinsky. Si on veut intéresser la jeune génération, on doit privilégier dans un premier temps Truffaut, Fellini, Bergman, Ophüls, Hitchcock ; pas Verneuil, Freda, Lautner, John Brahm… J’ai essayé récemment de voir un peu plus de films français tournés pendant la guerre. Il y a parfois des choses intéressantes, mais, j’ai un tel rejet de la France de l’Occupation que je ne prends aucun plaisir à regarder des films tournés à cette époque. C’est ma limite de spectateur, et peut-être une faiblesse que j’assume totalement.

Vous continuez à rencontrer ceux qui vous inspirent et que vous admirez. Quelle rencontre récente vous a particulièrement marquée ?

Récemment, j’ai eu la chance de rencontrer Walter Murch, le monteur de Francis Ford Coppola : j’ai été fasciné par sa conférence à la Cinémathèque : “ Where does cinema come from? ”[5]. Sa position iconoclaste est très provocatrice et part d’une hypothèse séduisante : l’idée du cinéma est née bien avant son invention, quelque part dans les mots de Flaubert et les notes de Beethoven… On s’est vu à Paris en juin dernier, et il m’a dit : « Finalement, le métier que nous faisons est une danse, un équilibre constant entre le contrôle et la spontanéité. Quand quelque chose est trop spontané et relâché, on perd l’essence même de ce qu’est le cinéma, cette espèce de richesse de l’image, de ce qu’elle produit sur l’inconscient du spectateur. De même, quand un film est trop contrôlé, trop dans la domination de son objet, quelque chose de plus vivant nous échappe aussi. » Il a totalement raison. Le cinéma est l’art des grands équilibristes.

Entretien réalisé à la boutique Potemkine le 4 Juillet 2019.

Questions de cinéma
Entretiens et conversations (1989-2001)
de Nicolas Saada
ÉDITIONS Carlotta Films – 288 PAGES
15 €


[1] Directing: Learn From the Masters est un livre d’entretiens réalisés par le réalisateur américain Tay Garnett avec ses pairs, des cinéastes aussi divers que Don Siegel, Federico Fellini, Satyajit Ray, Alain Resnais ou King Vidor. Sont abordés de manière très concrète des points aussi bien pratiques que théoriques tels que le repérage, la collaboration avec le chef-opérateur, la mise en place d’une scène ou le travail avec les acteurs.

[2] Société de production et de distribution fondée en 1992 par Lars Von Trier et Peter Aalbaek.

[3] Société de production fondée en 1969 par Francis Ford Coppola et George Lucas. Voir Revus & Corrigés n°4, “American Zoetrope : enfermés dehors”, page 24.

[4] Mitchell Leisen (1898-1972) travaille dans le département de costumes de la Paramount avant de devenir réalisateur, pour ce studio principalement où il travaillera pendant près de vingt ans. Death Takes a Holiday (1934) reste sans doute son film le plus populaire aujourd’hui.

[5] “ Where does cinema come from? ” – Lecture de Walter Murch sur le site de la Cinémathèque française : https://www.cinematheque.fr/video/1000.html

Crédits images : (En couverture) Portrait de Nicolas Saada © 2019 Marc Moquin / Affiche américaine de Piège de cristal © 1989 20th Century Fox, Disney / Affiche de Basquiat © 1996 Eleventh Street Production, Jon Kilik, Miramax / Théorème © 1968 Aetos Produzioni Cinematografiche / Planète interdite © 1956 20th Century Fox, Disney / Alien © 1989 20th Century Fox, Disney / Nicolas Saada & Martin Scorsese © 2019 Olivier Vigerie, Netflix / Photographie de tournage de Taj Mahal © 2015 Bac Films, DR /


Retrouvez également le court-métrage réalisé par Nicolas Saada pendant le confinement, Quizas, sur le Vimeo de la Cinémathèque française.