Évocation phare de la série américaine des années 1980, Miami Vice (Deux flics à Miami) est une histoire de flics meurtris aux apparences trompeuses. Le film est à revoir à l’aune d’une modernité qu’il a engendré, que ce soit dans le paysage télévisuel et dans la conception du polar. Un moment de grâce faussement kitsch, baigné dans l’univers de son producteur, Michael Mann.
Texte originellement publié dans le n°3 de Revus & Corrigés.
La nuit est tombée sur la ville. Une ville étrange, à peine distincte, particulièrement vide. Le long d’une avenue, une Ferrari déboule à cent à l’heure, accompagnée par In the Air Tonight de Phil Collins. À bord, Ricardo Tubbs et Sonny Crockett, nos héros taciturnes, cheveux au vent. L’atmosphère est singulière et déconnectée du temps. Aucun bruit n’est perçu, si ce n’est la musique, évidemment, et le son d’un fusil à canon scié qui se charge. Les lampadaires se reflètent sur le capot de la voiture, les plans sont étirés. Nos protagonistes poursuivent ainsi leur périple dans la nuit, avant que Crockett ne demande : « Combien de temps avons-nous ? » Diffusée en septembre 1984 sur NBC, cette séquence centrale de l’épisode pilote de Miami Vice, Brother’s Keeper, est un moment-clé de la grammaire américaine (télévisuelle comme cinématographique) du filmage de la ville. La cité est vide mais déjà tentaculaire, pas spécialement belle et pourtant si magnétique. Le look urbain contemporain n’avait alors pas encore été revisité par William Friedkin dans Police Fédérale, Los Angeles (1985) ou Richard Donner et son Arme fatale (1987). Mais ces deux-ci, prenant place à L.A., poursuivent une tradition de filmage de la ville, héroïne de l’époque du film noir. En situant sa série à Miami, le créateur Anthony Yerkovitch s’est confronté à une ville au passé cinématographique réduit – Scarface sortait un an plus tôt et avant cela, la représentation de la ville ne se constituait surtout que de quelques moments balnéaires. Michael Mann, producteur et auteur de la tonalité de la série, obsédé d’architecture, y trouvait l’occasion de créer un terrain d’expérimentations de filmage citadin. Voilà, déjà, ce que l’on pourrait retenir de Miami Vice : une expérience de la ville moderne avant-gardiste alors qu’on a longtemps catalogué la série comme un objet sympathique mais désuet, vestige d’une Amérique eighties que l’on fantasme encore.
L’habit ne fait pas le moine
Miami Vice est une série à rebours de l’Amérique reaganienne. Toutes les interrogations politiques américaines d’alors – violence, drogue, immigration – y sont présentes, mais traitées de biais. Avant tout, Miami Vice, est une série existentialiste. Le parcours des deux inspecteurs, Sonny Crockett (Don Johnson) et Ricardo Tubbs (Philip Michael Thomas) n’est que prétexte à mettre à l’épreuve leur rapport au monde. Crockett est un flic camé à son travail, inapte à cohabiter avec le monde familial et l’American Way of Life – bref, un personnage mannien ; façon Al Pacino dans Heat. Tubbs est un exilé new-yorkais débarqué à Miami en quête de vengeance. De New York justement, la série en tire parfois une atmosphère néo-Taxi Driver à travers à ses virées nocturnes malfamées. Contrairement à New York, cependant, les extérieurs de Miami ne fourmillent pas, laissant donc d’autant plus ces mondes entrer en collision. L’épure des rues toutes modernes bordées de palmiers jure avec une faune encore primitive, et la Ferrari de Crockett détonne évidemment avec les quartiers pouilleux dans lesquels il navigue occasionnellement. Miami côtoie des marais – terreau fertile à toutes sortes de criminalités –, leur aspect tropical comme en écho avec les forêts d’Amérique du Sud, là d’où provient la drogue qui inonde la ville. Un monde-miroir, en somme. Dans Heat, Al Pacino disait : « Je ne suis que ce que je chasse ». Après tout, Crockett, déphasé du monde à bord du yacht sur lequel il vit, accompagné de son alligator Elvis, ressemble plus à un gangster qu’autre chose.
Dans cette dynamique aux apparences trompeuses, Miami Vice prend néanmoins la température de son temps. Elle ment à certains égards sur ce qu’elle met en scène, mais en extrait une vérité. Michael Mann, archétype d’un réalisateur apparu dans les années 1980, incarne lui-même ce paradoxe d’avoir pris le poul de cette époque avec une justesse inédite, alors qu’il la méprisait – au fond, Mann regrettait de ne pas être né dix ans plus tôt et de ne pas avoir été un réalisateur du Nouvel Hollywood. Ainsi, la surcharge de sa bande-son, qui enchaîne les tubes d’alors, sert aussi à alimenter des visions contraires, une tonalité à deux vitesses. Quel heureux hasard qu’à la fin 1984, la chanson Relax, de Frankie Goes to Hollywood, soit exploitée dans deux contextes à la fois différents mais non opposés : dans Miami Vice (The Litlte Prince, saison 1, épisode 11) et dans Body Double, de Brian De Palma. Dans un cas comme dans l’autre, la chanson pop jure avec un univers sordide – des boîtes de nuit aux apparences trompeuses, encore une fois. Cependant, la mise en scène de Miami Vice accomplit la performance de créer un ton non seulement anxiogène mais aussi chargé en suspens : bref, c’est presque un moment hitchcockien. Ce dispositif de contraste est régulièrement renouvelé dans la série, comme avec une fusillade qui se profile largement en avance (Whatever Works, saison 2, épisode 3), accompagnée d’un marqueur cathartique : le riff de Bad to the Bones. En parallèle, l’esthétique de montage du clip connaît de beaux jours aux États-Unis, faisant réviser l’usage habituel de la mise en image de la musique.
Paysages troubles
En arrière-plan, dans l’univers cosmopolite de Miami, les personnages s’enrichissent des confrontations avec tous les milieux, du monde latino à la culture vaudou en passant par la communauté queer des nuits chaudes de la ville. L’Amérique a désormais mille visages. Crockett se désole de n’avoir pas pris la défense d’un collège homosexuel, victime de harcèlement jusqu’à son suicide ; son supérieur, le lieutenant Castillo (Edward James Olmos, qui deux ans auparavant battait le bitume d’une autre ville nocturne dans Blade Runner) cache un être spirituel et fragilisé derrière la rigidité de son costume-cravate tout de noir. Même les bad-guys n’y coupent pas, comme le trafiquant Lombard (Dennis Farina, futur héros de l’autre grande série de Michael Mann, Les Incorruptibles de Chicago), qui fait son chemin de croix. Lui aussi, comme les héros manniens, n’arrive pas à allier sa vie professionnelle à sa vie personnelle : il aimerait être un bon père pour son fils qui lui échappe. Cette similarité dans la difficulté d’exister en tant que soi le rapproche inextricablement de Tubbs et Crockett, avec lesquels il a vite fait de sympathiser. En même temps, que faut-il attendre de ces deux flics qui passent l’essentiel de leur temps infiltrés, sous une autre identité, à côtoyer les bas-fonds de la société ? Leur identité réelle n’est finalement qu’à temps partiel. Et le temps est constamment compté pour les personnages de Miami Vice – d’où cette réplique programmatique du pilote – et d’autant plus appuyé par l’ambiguïté autour du terme : en anglais, « time » signifie aussi faire de la prison.

Miami Vice distille les futurs stars de son temps (on y retrouve Bruce Willis, John Turturro, Julia Roberts, Liam Neeson, Helena Bonham Carter…) tout en invitant des réalisateurs plus (Abel Ferrara) ou moins (Rob Cohen) prestigieux, confirmant son statut de véritable laboratoire générationnel. Au cours de la saison 3, Michael Mann, trop occupé par la genèse de Manhunter et des Incorruptibles de Chicago, laisse la main à Dick Wolf pour la supervision de la série. Celui-ci, bientôt responsable des piliers du genre comme New York, Unité Spéciale, adapte à son tour la direction thématique et esthétique de la série et l’inscrit dans une approche plus marquée du polar noir contemporain – ce sera aussi son déclin, jusqu’à la cinquième et ultime saison. Il était donc inévitable pour Mann, auteur obsessionnel s’il en est, de chercher à se réapproprier ce joyaux. Dans son film Miami Vice, Mann cherche encore une nouvelle modernité. Il retrouve la quête existentielle de nos deux héros Crockett et Tubbs, toujours en Ferrari ou en hors-bord, mais cette fois-ci avec Moby en fond sonore. De quoi, à notre tour, avoir envie de filer vers l’horizon, cheveux au vent, l’air pensif et en costume Versace, au son du Crockett’s Theme mélancolique de Jan Hammer. Et s’évader du monde.

Miami Vice (Deux flics à Miami)
avec Don Johnson, Philip Michael Thomas, Saundra Santiago
1984-1990 – États-Unis
Elephant Films
Coffret 25 Blu-rays intégrale de la série
8 décembre 2018
Parmi les nombreux bonus, un entretien de Michael Mann de 1994, ou encore un module analytique par Axel Cadieux, auteur de L’Horizon de Michael Mann. L’édition collector du coffret voit s’ajouter un livret de 125 pages, constitué d’analyses de la série et d’un guide agrémenté d’anecdotes (inégales) sur chaque épisode.