Avant que la vie ne reprenne, notamment avec la rouverture des lieux culturels, nous avons échangé une nouvelle fois avec Nicolas Saada – histoire de reprendre un dialogue cinéphile là où nous l’avions laissé. Une conversation au long cours et à bâtons rompus avec un ami de Revus & Corrigés, deux ans après notre première rencontre, histoire de parcourir de nouveau les mondes du cinéma et glisser quelques indices sur notre prochain numéro. En bref, il était temps de prendre des nouvelles et de faire le point. 

 

Conversation à trois, avec Alexandre Piletitch et Marc Moquin, à lire en complément de notre premier entretien avec Nicolas Saada, publié dans Revus & Corrigés n°5, hiver 2020.

Marc Moquin : Nicolas, cela fait maintenant deux ans que nous nous connaissons. En 2019, on t’avait interviewé car tu sortais ton livre Questions de cinéma.

Nicolas Saada : Je suis heureux de reprendre la discussion avec l’équipe de Revus et Corrigés. C’est important, surtout que j’ai l’impression que ma génération a un peu raté quelque chose. Je ressens une forme de constat. Un échec sur pas mal de choses.

Alexandre Piletitch : Comment ça ?

N.S. : Quand j’ai quitté les Cahiers, je me disais : ça y est, c’est le moment. Maintenant on va produire, faire des films. Et je pensais que le mouvement serait général, qu’on allait tous s’y mettre. Certains l’ont fait mais il n’y a pas eu vraiment cet élan, ce désir de renverser un peu les choses. Les envies étaient plutôt sur les comités de sélection de festival, l’Université, pas vraiment la mise en scène ou la production. Je ne voudrais surtout pas me placer en position de juge, ça n’a rien à voir. Mais c’est un constat que je fais, un peu mélancolique. Je suis déçu qu’on n’ait pas réussi à construire quelque chose, tous ensemble. C’est aussi pour ça que j’essaie de tisser des liens ailleurs, ou avec d’autres générations, comme la vôtre. Je suis vraiment très intéressé par ce que vous, vous allez faire dans le cinéma. De voir quelle sera votre histoire. J’ai envie de vous voir faire des films ! Soderbergh le disait très bien dans un article, récemment : aujourd’hui, on n’a plus besoin de demander la permission de faire du cinéma. Avec ça [il montre son téléphone portable], on peut faire un film. Il faut y aller !

A.P. : Est-ce que cette déception dont tu parles à propos de ta génération ne découle pas de celle, plus générale, que tu éprouves vis-à-vis de la cinéphilie française, dont tu nous parlais dans notre précédent entretien ?

N.S. : Je pense, comme j’avais commencé à le dire, qu’il y a un échec absolu de la cinéphilie. Ce n’est pas une science, ni un savoir. C’est devenu quelque chose d’approximatif, de parti pris militant. Les cinéphiles n’ont pas la maturité des historiens de la musique ou de l’art. Par exemple, on me cite souvent le « Lourcelles » [Dictionnaire du cinéma, de Jacques Lourcelle, ndlr]comme une espèce de mètre étalon du discours critique. Je trouve à titre personnel que c’est un livre quasi illisible, bourré d’approximations, d’affirmations péremptoires et assez vaines. Je crois que toute histoire d’un art doit passer par un discours apaisé et objectif. Le cinéma est beaucoup trop impur, multiple, pour pouvoir espérer produire un jour un discours de ce type. Il y a tellement d’entrées possibles pour parler du cinéma : le réalisateur, le scénariste, les acteurs, le chef-opérateur – dont, en passant, on ne parle presque jamais, sinon quand la photo est ultra léchée. Peut-être que ça va changer avec les nouveaux outils du numérique : j’avais beaucoup d’espoirs dans ce que faisait, par exemple, Every Frame a Painting, dont on avait déjà parlé.

M.M. : Au fond, est-ce de la critique journalistique dont tu te méfies…?

N.S. : Ce qui m’intéresse dans le cinéma, et sans doute dans les autres arts, ça a toujours été la continuité stylistique entre les œuvres. C’est pour ça que mes sujets de prédilection, au départ, ont été le film noir et Hitchcock : pace que je faisais l’expérience d’une parenté entre les films visible à l’œil nu, évidente. Quand on lit des pages d’Elie Faure ou même de Nick Cohn sur le rock, on voit que l’écriture sur le cinéma a sa limite : ou trop abstraite, ou trop factuelle. Je ne pense pas qu’on puisse résumer l’effet produit par un film à une série d’anecdotes de tournage, ni à une approche trop théorique. C’est une impasse dans les deux cas. La vérité se trouve forcément entre les deux, et la critique peine souvent à trouver le juste équilibre, peut-être parce qu’elle a trop tendance à se refermer dans la pétition de principe et la mauvaise foi, que je trouve dangereuses. En même temps j’ai beaucoup de tendresse pour cette tradition dont je fais partie, étant moi-même passé par l’école des Cahiers, et que je ne renie pas. Après tout, comment en vouloir à la génération des Cahiers « période jaune » d’avoir rejeté en bloc tout un cinéma qui, au cas par cas, valait sans doute mieux que ce qu’on en a écrit. Je veux dire, en 1952, l’année de Nous sommes tous des Assassins, sortaient en salles Les Indomptables de Nicholas Ray, I Confess d’Hitchcock, Fièvre Sur Anatahan de Sternberg et Le Fleuve de Renoir… Bon. Ça me parait assez naturel, à vingt ans, de vouloir défendre ces films plutôt que ceux de Cayatte ou de Hunebelle.

A.P. : Cayatte, on va y revenir. Je voudrais que tu précises un peu ta pensée vis-à-vis des manquements de la cinéphilie.  Quelqu’un comme Lotte Eisner, dans L’Écran Démoniaque, a tenté de raccordé l’écriture sur le cinéma à une histoire de l’art, disons, plus empirique.. 

N.S. : Lotte Eisner a vraiment regardé le cinéma en historienne d’art. Elle observe les films, elle voit les rimes entre certains, elle dégage des tendances. Son approche est scientifique. Et le livre est assez « dépassionné » : c’est sa grande force. Si Lotte Eisner a autant compté pour le jeune cinéma allemand, c’est sans doute parce que d’un seul coup, elle a réussi à dégager une espèce « d’esprit des formes » du cinéma allemand, quelque chose qui pouvait traverser son histoire, et survivre à ce qu’elle a produit de pire. Pour Herzog et Fassbinder c’était une sorte de réconciliation totale avec le cinéma. Le livre de Lotte Eisner est aussi construit qu’un essai de Berenson : les images servent de référence à sa pensée. Les films sont les seuls arguments de son discours. C’est saisissant.

A.P. : Qu’est-ce que tu gardes de l’époque des Cahiers ? Est-ce que tu dirais que c’est un héritage parfois lourd à porter ? 

N.S. Des Cahiers, je garde avant toute chose des souvenirs de rencontres surtout. La rencontre avec Serge Daney a été déterminante. Mais pour être honnête, j’ai parfois l’impression que l’étiquette « Cahiers » me colle excessivement à la peau, qu’elle est restée comme une marque au fer rouge sur mon épaule. Il y a toujours quelqu’un pour me rappeler, d’une manière ou d’une autre, mon appartenance à ce « clan ». Or, j’ai toujours été complètement indifférent aux guerres de chapelles de la cinéphilie française. Je ne comprenais pas, à l’époque, que certains puissent en rester au duel Cahiers / Positif trente ou quarante ans après, qui était déjà complètement archaïque et dépassé. J’étais même très naïf : je me souviens de Michel Ciment, qui était mon prof à la fac, s’offusquait de me voir rentrer aux Cahiers, en me disant que tout le monde, de Melbourne à Tokyo, savait que les deux revues étaient rivales. Je ne voyais pas le problème. Je ne me sentais pas obligé de me positionner, en tant que jeune homme de vingt ans, sur cette histoire dont je ne me sentais en aucune manière dépositaire. C’est un défaut assez puéril, propre à la cinéphilie. Mais c’est peut-être à moi de vous entendre là-dessus. Est-ce que vous, vous sentez que quand vous écrivez sur les films, vous êtes dans la continuité de ce que des gens comme moi, et avant moi, ont fait ? Ou est-ce que vous vous dites au contraire qu’un nouveau langage s’invente, qu’il faut renouveler le travail de critique de cinéma ?

Numéro spécial des Cahiers du cinéma « Musiques au cinéma », coordonné en 1995 par Thierry Jousse et Nicolas Saada, à l'époque où il collaborait à la revue.

A.P. : Personnellement, je crois que c’est une question que je ne me pose pas, ou pas encore. Pas dans ces termes en tous cas. Mais il est certain que notre génération aura tôt ou tard à affronter ce problème de l’héritage ou non de la grande tradition cinéphile française. La majorité des jeunes qui pratiquent aujourd’hui ce qu’on appelle la critique de cinéma, sur YouTube ou ailleurs, ont coupé les ponts avec toute cette histoire. Ils ne se positionnent pas par rapport à elle, ni pour ni contre. Ils l’ignorent simplement. Mais nous qui nous intéressons à tout cela, et qui devrons nous coltiner toute cette tradition, qu’on le veuille ou non, nous devrons bien un jour se mettre à table et faire les comptes.

M.M. : J’y pense parfois car en tant que rédacteur en chef, je pense aux autres revues, je vois ce que les autres font, et les lecteurs nous y comparent. Objectivement, ce que l’on fait dans Revus & Corrigés, est relativement classique – j’ai failli dire académique. Le plus important à mes yeux, c’est d’intéresser les gens de ma génération (les vingtenaires-trentenaires) aux films dont nous parlons, et que, pour l’essentiel, les distributeurs ressortent au cinéma ou en vidéo. Parler des films pour qu’ils soient vus, déjà, c’est vital. Donc en ce sens, Revus & Corrigés ne participe sans doute pas à la grande construction historique du cinéma, ni même vraiment à l’histoire des revues. En même temps, je viens d’une cinéphilie qui n’est pas celle des Cahiers et des grands critiques. Bazin, Daney, Ciment… ou même Jean-Baptiste Thoret, je ne les ai découverts qu’assez tard. Je ne peux pas dire que ce soient eux qui aient forgé mon premier regard sur les films. En revanche,  si le « moi » de vingt ans avait pu lire une revue comme la nôtre, je crois qu’il aurait pu raccrocher plus vite les wagons, s’initier à cette grande tradition cinéphile, et, surtout, élargir ses horizons de cinéma. 

N.S. : Dans ce que tu dis, pardon, mais je vois encore une fois l’échec de ma génération. On n’a pas su parler des films. On n’a pas su transmettre ce qu’on a reçu. On a confisqué les films et on les a gardés pour nous, comme une chasse gardée antipathique. Je crois que c’est à vous de réécrire cette histoire et de la rendre digeste, pour vous et aussi pour nous. Je crois aussi qu’au lieu de « redécouvrir des cinéastes » sans arrêt, il faut revoir les grands films. Les revoir vraiment. Il faut continuer d’écrire sur Octobre d’Eisenstein, sur La Terre de Dovjenko, sur La soif du Mal de Welles, Pather Panchali de Satyajit Ray… Pendant les deux derniers mois, j’ai visionné des films de Sjostrom, de Griffith, de Dovjenko et d’Einsenstein. Il faut les VOIR ces films, de préférence projetés. 

M.M. : Une partie des œuvres dont tu parles, ce sont des films noyés dans le formol de leur statut d’œuvres majeures. Posés au sommet d’une étagère poussiéreuse, pour reprendre une expression employée par Marcos Uzal à propos de Citizen Kane. Citizen Kane, d’ailleurs, est un film relativement peu discuté au sein des cinéphiles de ma génération. Étudié, oui, mais pas vraiment au centre de débats, pas tant apprécié. Casablanca aussi. 


N.S. : J’ai revu justement Casablanca, il y a très peu de temps, avec ma fille qui ne l’avait jamais vu. J’ai eu un choc. L’idée que le bar de Rick, c’est un refuge d’étrangers. Ils sont tous là : Conrad Veidt qui débarque du Docteur Calligari, Peter Lorre qui vient de M Le Maudit, il y a des joueurs de cartes chinois, Dallio qui vient d’arriver de France, Ingrid Bergman qui est suédoise… Et puis le générique affiche clairement « Mise en scène de Michael Curtiz », qui est hongrois, « musique de Franz Waxman », élève de Mahler. C’est une auberge espagnole extraordinaire et un magnifique film-refuge pour tous les exilés du monde. Non, Casablanca vaut mieux, pour moi, que sa réputation de classique poussiéreux. Quand on dit « Casablanca », aujourd’hui, on pense à Bogart en imperméable, on ne pense pas à un film. Pareil avec Citizen Kane : on visualise tout de suite Orson Welles en contre-plongée. Non, c’est beaucoup plus que cela…

La Terre (1930) d'Alexandre Dovjenko.

A.P. : Revenons un peu en arrière. Tu citais Soderbergh tout à l’heure en disant qu’aujourd’hui, la technologie a plus que jamais démocratisé l’acte de faire un film. On a tous une caméra dans la poche. Mais alors, comment expliques-tu le fait qu’à quelques exceptions près (Tangerine de Sean S. Baker), les cinéastes qui ont le plus embrassé ces nouveaux outils soient des réalisateurs installés et dans la fleur de l’âge, et pas les jeunes de vingt ans ? Je veux dire, qui tourne à l’Iphone aujourd’hui – ou avec un dispositif équivalent ? Soderbergh, Herzog, Godard…

N.S. : Je pense qu’un des travers de la cinéphilie est qu’elle a créé du mythe, et en créant du mythe, elle a créé de la crainte. Il y a une peur de se lancer et de sortir des cadres. Et puis, plus encore que cela, je crois qu’on est devenu un peu esclaves de cette technologie de l’instantané, qui nous a fait perdre de vue le potentiel de ces outils extraordinaires. L’éphémère nous parait, à tort, être le seul horizon de beaucoup de nos images contemporaines. Il faudrait résister et faire de ces objets des outils pour faite des images non éphémères. 

A.P. : Ce qu’il manquerait à la jeunesse, donc, ce serait une culture des images, une connaissance des possibilités offertes par le langage cinématographique ?

N.S. : Le cinéma, ce n’est pas simplement la mise en mouvement d’images. Ce n’est pas l’enregistrement d’une action. C’est autre chose. Quelque chose qui a à voir avec l’Histoire de l’Art, et qui remonte à très loin… Je lis un livre absolument génial en ce moment, qui s’appelle Wagnérisme, écrit par le critique musical du New Yorker Alex Ross. Il part du principe que la première grande séance de cinéma, c’est tout simplement la Première de Rheingold [L’Or du Rhin, ndlr] à Bayreuth, en 1876. Pour la première fois, explique-t-il, l’orchestre est dans une fosse, on ne le voit pas, et la salle est plongée dans un noir total – alors que souvent à l’opéra on laissait quelques lumières pour pouvoir boire, manger et lire le programme. C’était donc un spectacle visuel total dont Wagner était à la fois l’auteur, quasiment le concepteur scénique, et le compositeur. D’un seul coup, dit Alex Ross, il se passe là quelque chose de l’ordre de la projection cinématographique. Ce que cela raconte, c’est cette idée que l’Histoire du Cinéma préexiste à la création de l’outil qui va permettre de faire des films. Ce n’est pas l’outil, en fin de compte, qui fait le cinéma. C’est la pensée qu’on a de l’outil. 

M.M. : Le problème, c’est que les débats généraux actuels autour du cinéma ne sont pas du tout de cet ordre. Sur Twitter on s’écharpe sur des questions déjà vieillottes autour des films « de grand écran » et des films « de plateforme », du cinéma et des séries, etc…

N.S. C’est ambigu comme débat. Par exemple, je serais incapable de vous citer un plan des Sopranos, qui est une série que j’aime profondément, ou un plan de The Wire. Une fois dit cela, il y a des passerelles qu’on doit prendre en compte : Psychose est tourné avec l’équipe de télévision d’Hitchcock. Bergman fait deux versions de Fanny et Alexandre et de Scènes de la vie conjugale. Elephant est passé au cinéma en Europe mais a été tourné pour HBO aux Etats-Unis en 2003, de même que Ma vie avec Liberace de Soderbergh. Les frontières ont toujours été poreuses, ça ne date pas des plateformes…

A.P. : Surtout à l’heure de séries comme Euphoria, dont la forme extrêmement fluide a complètement ringardisé ces débats…

N.S. : C’est intéressant que tu me parles de ça parce que cette série, pour moi, est très symptomatique de quelque chose. J’ai l’impression qu’Euphoria représente typiquement un certain esprit du temps, qui s’exprimerait selon moi par une grande peur du vide. Regarde la série : tout est en mouvement. Sam Levinson doit penser que le mouvement, c’est le cinéma, et que la moindre action doit être soignée : déposer un paquet dans une boîte aux lettres, prendre un café, traverser la rue… Tout cela devient prétexte, pour lui, à sortir la grosse artillerie, la technocrane, la grue, la steadycam… On confond trop souvent, aujourd’hui, l’accumulation d’effets – pour ne pas donner le sentiment de vide, donc – avec le style. Cette peur du vide raconte beaucoup pour moi du cinéma contemporain, qui est affirmé par beaucoup de ceux qui le pratiquent comme une surforme, très exagérée, très envahissante. Le style du réalisateur doit être voyant, c’est-à-dire procéder d’une mise en scène à effets. C’est très éloigné de l’idée du cinéma défendu par certains des plus grands stylistes comme Preminger. Euphoria est très caractéristique de cela, si l’on excepte le dernier épisode du diner, l’intermède entre les deux saisons, qui est beaucoup plus calme et plus posé. L’agitation permanente essaie d’être un style. Ça gesticule tout le temps. C’est très intéressant, comme si, au fond, le style doit être « payant », voyant, remplir une fonction décorative. Mais cette question de la forme se pose dans tous les styles de cinéma : l’académisme se voit autant dans un film réaliste filmé chaotiquement pour « faire vrai » que dans Mank qui est parfois très ampoulé.

Zendaya dans la série Euphoria de Sam Levinson.

A.P. : Mais justement, est-ce que ce « sur-cinéma » n’est pas une manière d’exprimer une angoisse profonde, celle de la disparition possible de la « forme cinéma » ? 

N.S. : Oui. Il y a de cela, certainement, dans Malcolm and Marie. D’ailleurs ce film me fait penser que tous les cinéastes français, disons, de la génération juste après la mienne, fantasment sur le cinéma américain en essayant de le copier, sans se rendre compte que ce cinéma américain qu’ils copient est lui-même complètement nourri de cinéma européen, de Fellini, Godard, Louis Malle… Moi-même, j’ai mis longtemps à m’en rendre compte. Quand j’étais ado, le cinéma c’était John Carpenter, pas Truffaut ! Sam Levinson s’inscrit dans une certaine tradition d’auteurs américains sous influence européenne, mais dont les films restent et demeurent paradoxalement très américains.

A.P. : Cette relation œdipienne au cinéma de son pays est quelque chose de très français, et de toutes les générations. Nous aussi sommes passés par là, et j’entendais Arnaud Desplechin dire peu ou prou la même chose en entretien. Comment tu expliquerais ça ?

N.S. : C’est toujours la même chose : comment filmer la France ? Comment filmer la rue d’une ville en France ? C’est difficile de regarder notre environnement avec un œil neuf ou décalé, de faire parler l’étranger qui est en nous pour mieux filmer les choses. Il y a peu de choses auxquelles formellement s’accrocher dans le cinéma français. C’est tout le problème depuis le début des années 70.



M.M. : Puisqu’on parle de cinéma français, je sais que tu voulais qu’on évoque Bertrand Tavernier, qui est décédé il y a peu. Le choc et l’émotion ont été très grands, et aujourd’hui encore on a du mal à saisir tout à fait ce qu’on a perdu. Tu l’as bien connu, je crois. Qu’est-ce que tu gardes de lui ?

N.S. : J’étais proche de Bertrand depuis plusieurs années. Nous nous parlions régulièrement de cinéma, en nous perdant parfois dans la redécouverte de cinéastes assez obscurs. Il y avait cette curiosité, ce plaisir de la découverte. Quelquefois, nous avions des désaccords, au fond sans importance, mais qui prouvent une fois de plus que la cinéphilie peut produire des malentendus stériles. Surtout, il ne faut pas oublier le cinéaste, et Bertrand avait pris tellement à cœur son rôle de « super cinéphile » que son œuvre est parfois passée au deuxième plan. Si un film le résume parfaitement, c’est sans doute La Vie et Rien d’autre : le héros interprété par Noiret ; cet homme attentif à tout, précis, mais au fond romantique et pudique, est vraiment le double de Bertrand Tavernier. C’est un film tenu de bout en bout, inspiré, lyrique même. C’est étrange comme Bertrand, si proche de l’Amérique, restait à ce point français dans ses films, avec cette proximité pour les cinéastes qu’il admirait : Renoir et Becker. Il arrivait à se connecter à des choses que seul lui pouvait « entendre » et comprendre. Le plan de Noiret marchant de dos dans la campagne à la fin de La Vie et rien d’autre, c’est une image de Bertrand dans la vie, rêveur, solaire et solitaire.

Philippe Noiret et Sabine Azéma dans La Vie et rien d'autre (1989) de Bertrand Tavernier.

A.P. : Dans les cinéastes que défendait Tavernier, il y avait Cayatte. Or, rour reprendre le fil de nos discussions, tu nous disais l’autre fois, en ne mâchant pas tes mots, que tu donnerais – je cite – « Tout Cayatte contre Le Faux coupable d’Hitchcock ». Je crois que c’est encore le cas… à l’exception peut-être d’un film que tu as découvert entre temps et qui nous tient, à Revus & Corrigés, particulièrement à cœur, puisqu’on l’a ressorti en salles.

N.S. : J’aimerais régler, avant de parler de Piège pour Cendrillon, un petit malentendu – qui n’a aucune espèce de gravité …  Mais j’ai dit des choses dans votre revue sur le cinéma français sous l’Occupation, qui ont été mal perçues et mal comprises entre autres justement, par Bertrand. Je connais ce cinéma et je n’en parle pas à la légère. Certains de ces films ont compté pour moi, comme Les Dames du Bois de Boulogne, Les Anges du péché, Goupi mains rouges, Remorques, La Main du diable et, j’ajouterais toute la partie Pierre Brasseur / Marcel Herrand des Enfants du Paradis… Je ne méprise pas par principe ce cinéma. C’est beaucoup plus personnel. Cela remonte peu après l’élection de Mitterrand, quand on a programmé à la télévision Le Chagrin et la pitié, de Marcel Ophuls. J’étais encore au lycée Janson, un lycée plutôt de droite, bourgeois, qui avait été au cœur de beaucoup d’événements, sous l’Occupation. À l’époque, je dois le dire, j’avais une vision assez parcellaire de toute cette histoire. Quand j’ai découvert le film d’Ophüls ça a été comme un très vilain secret de famille qui m’était révélé. C’était la découverte de ce qu’avait été ce pays dans lequel on vivait, dans lequel je vivais, dans une certaine innocence. Mes parents, qui ne sont pas nés en France, sont arrivés ici dans les années 1950, et se sont intégrés sans problèmes. Mais malgré cela, j’ai toujours ressenti une sorte de méfiance, de fragilité à l’égard de ce que ce pays a été capable de faire. C’est à partir de ce moment très précis que je me suis mis à voir ce cinéma tourné sous l’Occupation avec un regard différent ; avec une sorte d’angoisse. Certains films étaient devenus pour moi irrespirables… En fait, je crois que je n’ai eu de cesse, après ce choc, de chercher dans le cinéma français des raisons d’aimer la France. Et j’en ai trouvé : dans Un Condamné à mort s’est échappé, dans Les Quatre cent coups, dans Le Plaisir, dans Casque d’or. Mais quand je vois Les Inconnus dans la maison, quand je vois même Le Corbeau – par ailleurs un film exceptionnel -, ça n’est pas le cas. Il y a dans ces films quelque chose qui m’oppresse terriblement ; une atmosphère que Duvivier a retranscrit parfaitement dans Panique en 1946. Je crois que c’est le plus beau film qu’on ait tourné sur la société française sous l’Occupation. Il est réalisé par un exilé volontaire, qui rentre des États-Unis, et découvre sidéré l’état de la France. Il la montre tel qu’il la ressent : c’est-à-dire hantée par la dénonciation, la paranoïa, la rumeur… Tout cela est filmé avec énormément d’honnêteté et de violence

M.M. : Mais Cayatte, alors ?

N.S. : Première chose : j’ai sur le conseil de Jean-Ollé Laprune [historien du cinéma et programmateur de FilmoTV, ndlr], vu beaucoup de films de Cayatte. J’étais, je dois avouer que ce que j’ai vu ne m’a vraiment pas convaincu. Nous sommes tous des assassins est un film vraiment affreux : je pense que lorsqu’on a à ce point le désir de dénonciation, la volonté d’accuser la société, c’est qu’on a forcément quelque chose à se reprocher.  Ce manichéisme de Cayatte est douteux. Le dernier plan de Casque d’Or en dit plus sur la guillotine que deux heures trente de ce film vraiment pas regardable. J’ai eu du mal avec tous les films de Cayatte : Justice est faite, Le Dossier Noir, Œil pour œil… car il ne sait pas filmer l’action. Dans Nous sommes tous des assassins, il y a une scène où Mouloudji doit jeter par la fenêtre le cadavre d’un soldat allemand qu’il vient de tuer. L’action est confuse, illisible. Et dans Œil pour œil, il y a une scène ou le héros réalise qu’on a volé les quatre roues de sa voiture. Il cherche le voleur. Pourquoi lui voler ses roues ?! Dans n’importe quelle série B de Don Siegel, on lui aurait crevé les quatre pneus. Mais toute la lourdeur de Cayatte est dans ce détail. Tout ça pour dire que quand vous m’avez dit que vous ressortiez un film d’André Cayatte, je me suis bien demandé pourquoi ! Et puis j’ai découvert Piège pour Cendrillon… Et je dois dire que j’ai été absolument stupéfait. Je trouve le film bizarre, inclassable ; ça commence presque comme du Franju et puis ça se métamorphose en cours de route en un objet baroque à la Roger Vadim. C’est un film qui ne ressemble à rien mais qui, en même temps, en très significatif de ce qui se passait dans la tête des cinéastes français de cette génération, à ce moment précis.

M.M. : C’est-à-dire ?


N.S. : Eh bien je pense que c’est l’un des meilleurs exemples de ces cinéastes des années 1940 qui ont vu arriver la modernité et essayer se confronter à elle. Ça a donné des films maladroits comme La Prisonnière de Clouzot,  Diaboliquement vôtre de Duvivier ou Les Félins de René Clément – cinéaste que j’admire et avait pourtant presque anticipé la Nouvelle Vague avec Monsieur Ripois et Plein Soleil.  Je trouve Les Félins très artificiel, esclave de l’air du temps : Saint-Tropez empoisonné, atmosphère vénéneuse, etc. Dans La Prisonnière, tout le côté « jeune » du film a évidemment terriblement vieilli, avec ses vernissages « d’art moderne » complètement décalés. Ils veulent être « Nouvelle Vague » mais ils sont en fait plutôt dans le vieux cinéma « d’art », celui de Marcel l’Herbier. Piège pour Cendrillon trébuche sur cette idée de la modernité et de ses clichés, à cela près qu’il est réalisé par Cayatte… Ce qui le rend paradoxalement passionnant. C’est un peu pervers comme raisonnement, mais la pauvreté de son langage cinématographique devient ici un gage d’économie, qui sert merveilleusement le film. J’en veux pour preuve cette scène cruciale qui, au scénario, ne peut être montrée pour des raisons pratiques, et que Cayatte ne peut qu’évoquer par le dialogue [de Jean Anouilh, ndlr], assez poétique : du coup, le film est de plus en plus abstrait à mesure qu’il progresse, quasiment dans le sens inverse de l’intrigue.  Rien ne prend vraiment, et c’est en même temps cela qui fascine. Ce qu’on nous confisque, cela même que je lui reproche dans ses autres films de ne pas nous montrer par lourdeur ou par didactisme, ça devient ici l’enjeu même du film. Et ça, je trouve que c’est passionnant. Son absence de fluidité fait style ; sa complexité, c’est son sujet.  C’est vraiment un film énigmatique, hors-sol dans le cinéma français de l’époque, qui m’a plus fait penser à un Mario Bava qu’à un film français de 1965.  Donc, pour moi, une vraie découverte, et une surprise… Je me demande d’ailleurs comment le film a été reçu à sa sortie, vous pouvez me le dire ?

Piège pour Cendrillon (1965) d'André Cayatte, que nous avons ressorti en salles.

M.M. : Piège pour Cendrillon a été relativement ignoré. C’est un des plus bas scores de Cayatte. À part quelques peu nombreux défenseurs du cinéaste, le film s’est fait étriller. Les Cahiers avaient noté que ce n’était pas autre chose qu’une publicité pour lingerie signée Dany Carrel… 

N.S. : Dany Carrel en bikini dans la piscine vide, c’est vrai que ça fait très Roger Vadim… 

Enfin bon, j’ai du mal à plaindre Cayatte qui a quand même, de son temps, reçu tous les honneurs possibles. Il ne faut pas oublier qu’il a eu le Lion d’Or… l’année de Rocco et ses frères ! Je veux dire, ce n’est pas non plus Marcel Hanoun. Mais, en dehors de tout dogmatisme, le film m’a vraiment séduit, par son côté fragmenté. Par le désir que l’on sent, aussi, de tourner en décors naturels, qui n’aboutit jamais vraiment totalement. C’est très bizarre : quand il filme la rue, on dirait du studio ! Il y a des scènes de nuit qui ressemblent carrément à un décor d’Alexandre Trauner… Non, c’est un film auquel je repense. Un film dont je me souviens, un film entêtant. Un film dont je ne suis pas sûr, en fin de compte, qu’il soit un accident. Ce n’est peut-être pas un malentendu, en fait… C’est ce que je me dis de plus en plus. 

A.P. : Un autre choc pour toi, je crois savoir, a été de revoir De sang froid de Richard Brooks… 

N.S. : C’est un des plus grands films du monde. Je l’ai découvert dans de drôles de circonstances. Les Cahiers rendaient un hommage à Carl Franklin à la Cinémathèque, qui était venu présenter son film One False Move. À l’époque, la revue organisait des doubles programmes où un cinéaste était invité à projeter un de ses films à lui, et un autre de son choix. Et ce soir-là, le deuxième film était De Sang Froid. Je ne l’avais encore jamais vu : c’est un film prodigieux, d’une invention dingue, avec un travail très raffiné sur l’image, le son, la musique… Bref. Je découvre un film immense, et en plus de cela – je m’en souviendrais toujours – le hasard a voulu que la séance se termine à l’heure exacte de l’exécution du personnage de Robert Blake.  L’atmosphère glaçante de cette fin insoutenable semblait se prolonger dans la réalité, quand les lumières de Chaillot se sont rallumées à la fin du film…  De sang froid continue de me hanter. Je dois avoir trois ou quatre copies différentes :  des Blu-rays, une édition espagnole, américaine… Je veux pouvoir le prêter, le faire voir le plus possible, tout en étant sur d’avoir toujours une copie pour moi, à disposition. J’ai montré le film à Darius Khondji, qui ne l’avait jamais vu : il a été complètement subjugué par la scène des meurtres, qui doit être une des scènes les plus effrayantes de toute l’histoire du cinéma. C’est un film vraiment symptomatique de ce moment du cinéma américain où on a vraiment l’impression que le crâne d’Hollywood implose, avec une violence inédite. Et on se rend compte, en regardant de plus près, que les films de cette époque dialoguent entre eux. Qu’ils sont tous comme en état de choc. C’est le mot. Il suffit de voir des films comme l’Incident, Fail Safe, Pretty Poison… 

M.M. : Tu peux peut-être en dire un peu plus sur cette idée, qui sera au centre de notre prochain numéro de Revus & Corrigés

N.S. : Juste ceci : Je me suis rendu compte en revoyant beaucoup de films de cette période, au fond, assez peu explorée du cinéma américain, et surtout malaimée, qu’il y a un corpus de films absolument passionnants et terriblement novateurs – annonciateurs, même – de ce qui allait se passer dans les années 1970. Beaucoup de ces films tournent autour de la politique, de la maladie mentale, et sont plastiquement très audacieux. Ils racontent presque tous ce même effondrement, moral et psychologique, cette crise de nerfs généralisée du cinéma américain avant le Nouvel Hollywood – qui serait, en fait, un contrecoup de ce cycle. Avec des films beaucoup plus modernes qu’on a voulu le croire. Comme une sorte de continent englouti du cinéma américain. J’ai appelé ça « Hollywood Breakdown », le grand pétage de plombs du cinéma américain, qui irait, à peu près, de Psycho à 2001. J’ai fait un montage synthétisant un peu l’esprit de ces films, sur fond de Paint it Black des Stones. Je vous en ai parlé, on a travaillé tous ensemble dessus… et ça a donné ce long dossier qu’on pourra lire dans votre prochain numéro !

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