Premier film de James L. Brooks, adapté du roman de Larry McMurtry, Tendres Passions, cochant tous les malheurs et les joies du mélodrame hollywoodien, n’est pas épargné par la critique française, malgré (ou à cause) de ses 5 Oscars. Heureusement, aux États-Unis comme en France, le public suit, alors même qu’il n’y a rien de plus cruel que les parfaits mélodrames.
Article initialement publié dans Revus & Corrigés N°16, Automne 2022 – Gamins à l’écran.
Tendres passions, premier film de James L. Brooks, adapté du roman de Larry McMurtry, sort en France le 4 avril 1984. La critique hexagonale ne l’épargne pas (Serge Daney l’étrille dans Libération). Il est vrai que Tendres passions convoque avec ardeur tous les clichés, conventions et codes du mélodrame : usure du couple, infidélités, trahisons, maladie… Que le film remporte 5 Oscars[1] ne plaide certainement pas en sa faveur. En revanche, la critique américaine, dans sa globalité, est extatique. Heureusement, aux États-Unis comme en France, le public suit.

Esthétique télévisuelle
Pour Tendres passions, James L. Brooks adopte volontairement les tons consensuels de la sitcom et du soap opera. Pour rassurer le spectateur d’abord, et mieux le déstabiliser ensuite. La photographie d’Andrzej Bartkowiak (longtemps chef-opérateur attitré de Sidney Lumet), renvoie ainsi à une esthétique télévisuelle. Pourtant, le flash-back ouvrant Tendres passions donne rapidement une idée précise de la voie, empreinte d’amertume et de noirceur, dans laquelle le long-métrage s’engage. Au cœur de la nuit, une mère de famille angoissée se précipite dans la chambre de sa fille pour vérifier que cette dernière n’a pas succombé à la mort subite du nourrisson. Le bébé se porte heureusement comme un charme, tandis que le mari, hors du champ de la caméra (et pour cause : il va vite passer à trépas), tente tant bien que mal de rassurer son épouse. En quelques plans, James L. Brooks installe enjeux et intrigue de son film : sur plusieurs décennies, la mère, désormais veuve, et sa fille vont nourrir l’une envers l’autre des sentiments opposés, complexes, torturés, passionnés, exacerbés. Les scènes d’exposition des personnages féminins principaux s’enchaînent dès lors à une vitesse folle – Brooks fait preuve d’un sens de l’ellipse redoutable, hérité de la télévision. Devenue adulte, Emma (Debra Winger, géniale), jeune femme pleine de joie de vivre, s’apprête à se marier. Sa mère, Aurora (Shirley MacLaine), en est l’anamorphose complète. Refusant toute forme de bonheur après la mort de son mari, elle se complaît avec masochisme dans le drame. Quand un ami lui demande « Pourquoi refuses-tu le fait que tu as certains besoins physiologiques ? », elle lui rétorque : « Parce que je n’en ai pas ! » Par un autre dialogue brillant, caustique, aussi drôle que tragique – l’une des marques de fabrique de James L. Brooks, avec sa brillante direction d’acteurs –, Tendres passions dévoile la dureté sidérante dont Aurora fait preuve à l’encontre de sa propre fille : « Si tu épouses Flap Horton, tu feras une erreur tellement gigantesque, que ce sera le naufrage de ta vie et la faillite de ton destin. » Refusant l’angélisme, James L. Brooks ne lui donne pas forcément tort dans la suite du long-métrage.

Desperate Housewives
Sous couvert de réaliser une comédie douce-amère, Brooks porte un regard juste, sans concession, sur l’Amérique blanche favorisée. Le puritanisme et l’hypocrisie n’ont pas droit de cité dans cette étude de mœurs abordant ouvertement la mort et le sexe. Emma dit à Flap, son mari, joué par Jeff Daniels : « Tu me fais mouiller rien qu’avec ta voix ! ». Garrett Breedlove, incarné par Jack Nicholson, qui élève le cabotinage au rang d’art, dont Aurora va tomber amoureuse, est un ancien astronaute devenu alcoolique, volontiers provocateur, et obsédé sexuel[2]. Pour autant, James L. Brooks ne fait preuve d’aucun cynisme. Il aime ses personnages, ne les méprise en aucune manière, raconte avec bienveillance le destin de desperate housewifes et d’hommes au bord de la crise de nerfs, crevant de solitude, qui donneraient tout pour avoir une nouvelle chance en amour. Ainsi, Brooks offre à John Lithgow, souvent distribué dans des rôles d’assassins (par exemple dans Blow Out de Brian de Palma sorti en 1981), le personnage de Sam Burns, un homme bon, repoussé par sa femme, tombant amoureux d’Emma comme un adolescent. En avance sur son temps, Brooks évoque le cancer avec pudeur, mais de façon frontale et sans démagogie. « Le cancer n’est pas un sujet tabou » dit Emma à l’une de ses amies. Confrontés à la maladie de leur mère, les enfants n’ont d’autre choix que d’assumer la tragédie qui se profile. Dans le monde de James L. Brooks, si la méchanceté n’existe pas, on ne caresse pas le spectateur dans le sens du poil. Près de 40 ans après sa réalisation, Tendres passions se révèle en film majeur du plus mésestimé des grands cinéastes américains.
[1] À la 58e cérémonie des Academy Awards du 9 avril 1984, le film remporte les Oscars du meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur acteur dans un second rôle pour Jack Nicholson, meilleur scénario adapté, de la meilleure actrice pour Shirley MacLaine.
[2] Le rôle annonce Melvin Udall, le misanthrope de Pour le pire et pour le meilleur, réalisé par James L. Brooks en 1997.
