Corruption, collusion, crime organisé, tous les sujets les plus douloureux de l’Italie des années 1970 sont dans Cadavres Exquis. Ce grand film, le plus désespéré de Francesco Rosi, ressort au cinéma grâce aux Acacias Distributions.

Générique. La distribution du film de Francesco Rosi défile sur des cartons noirs, accompagnée de la musique angoissante de Piero Piccioni. Fondu au blanc : une ombre avance dans un tunnel, se rapprochant de l’écran. Francesco Rosi dévoile peu à peu un vieil homme. Il filme des parties de son visage, avant de révéler l’acteur français Charles Vanel, dans le rôle du procureur Varga. Avec sa caméra, le cinéaste isole les détails des momies que Varga vient regarder dans les catacombes. Durant plusieurs minutes, Rosi refuse tout dialogue. La sortie des catacombes révèle la lumière du jour. Des chants d’oiseaux se font entendre. Mais la rue penchée, oblique, annonce une tragédie imminente. Le procureur Varga s’approche d’une plante, respire quelques fleurs, tente d’en arracher une, avant de s’écrouler, mortellement touché par un coup de feu. L’ouverture de Cadavres exquis n’a rien perdu de sa puissance. La suite du long-métrage est tout autant tétanisante.

L’inspecteur Amerigo Rogas (Lino Ventura joue en italien, et trouve l’un de ses plus grands rôles) est chargé d’enquêter sur les meurtres de Varga et d’autres magistrats. Son investigation le mène vers Cres, condamné injustement par ces juges récemment assassinés. Rogas découvre alors que ses supérieurs hiérarchiques veulent orienter l’enquête vers une piste politique sur ordre d’un complot obscur.

L’homme qui marche

Avec Cadavres exquis, adapté du roman de Leonardo Sciascia, Le Contexte, Francesco Rosi continue de creuser les thèmes récurrents de son cinéma : corruption, collusion entre la justice, le pouvoir et le crime organisé ; combat d’un individu intègre pour faire surgir, coûte que coûte, la vérité. Pourtant, Cadavres exquis n’appartient pas vraiment au film-dossier, cher au cinéaste de Main basse sur la ville. Si l’actualité et l’histoire de l’Italie irriguent bien Cadavres exquis avec des scènes de manifestations et de révoltes prédisant une guerre civile imminente, le film prend davantage l’apparence d’une marche funèbre, dont il adopte le tempo. Dans Cadavres exquis, les maisons sont vides, les amants ont déserté les chambres, les appartements s’apparentent à des salons funéraires. Rogas marche sur une place vide, fumante telle un cadavre encore chaud. Rosi exclut son personnage de toute vie sociale (tout au plus apprend-on par l’entremise d’une conversation téléphonique qu’il a été marié et a un enfant), l’encercle, l’étouffe, par de longs et lents travellings. De scène de crime en scène de crime, au restaurant, dans la rue, dans sa cuisine, derrière une grille, à la vitre d’un train, l’inspecteur Rogas n’est que solitude. Pantin de forces obscures, il a peu de prise sur les choses. Il est autant spectateur que le public du film. Un temps, l’enquêteur assiste tel un fantôme (ou, plutôt, un mort-vivant) à une fête luxueuse durant laquelle gotha, nantis, puissants, mondains, imposteurs, se rencontrent, se mélangent, sur une musique jazz de bon goût. Les visages apparaissent flous à Rogas. Rien ne différencie ces femmes et ces hommes, quel que soit leur genre, ou le bord de l’échiquier politique où ils se trouvent. De façon symbolique, Rosi fait surgir la plus sordide, consanguine et morbide des partouzes. Alors que dehors, le peuple crève. 

Implacable Rosi

Au cours d’une conversation, Rogas demande à un agriculteur comment était l’un des juges assassinés. Ce dernier, en désignant une Babylone monstrueuse, lui rétorque : « Exactement comme cette ville. Comme ils l’ont voulu. »  Riches (Max von Sydow), le président de la Cour, glacial, inflexible, mégalomane, partisan d’un régime autoritaire, voire fasciste, tient à Rogas un discours qui glace le sang : « Votre travail, mon cher ami, est devenu ridicule […]. Viols, enlèvements, sabotages… c’est la guerre ! En temps de guerre, la réponse est la décimation. » Rosi n’a sans doute jamais été aussi violent dans ses attaques contre les tares et compromissions de la justice ; contre la corruption des dirigeants, industriels, et promoteurs italiens.

 

Que le public peu rompu avec l’histoire de l’Italie ne s’inquiète pas. La tension, le suspense du film vont lui apparaître décuplés, le propos de l’engagé Rosi d’autant plus universel et actuel. Dans l’une des dernières scènes, dont la composition des plans est somptueuse, l’inspecteur Rogas se rend dans un musée. À l’image des momies des catacombes, observant Varga au début du film, des statues antiques regardent davantage Rogas qu’il ne les contemple. N’est-ce pas le temps, ou plus précisément l’Histoire, dont certains sont amnésiques, qui nous scrute et nous juge ? Cauchemar éveillé, au même titre que les paranoïaques Conversations secrètes de Francis Ford Coppola (1974) et À cause d’un assassinat d’Alan J. Pakula (1974), Cadavres exquis est le film le plus désespéré de son auteur. 



CADAVRES EXQUIS (CADAVERI ECCELLENTI)

 Francesco Rosi (1976)
Les Acacias Distribution
Au cinéma le 6 avril 2022

Ressortie de Main Basse sur la ville (1963) de Francesco Rosi le même jour.

Catégories : Critiques

Grégory Marouzé

Cinéphile acharné ouvert à tous les cinémas, genres, nationalités et époques. Journaliste et critique de cinéma (émission TV Ci Né Ma - L'Agence Ciné, Toute La Culture, Lille La Nuit.Com, ...), programmation et animation de ciné-clubs à Lille et Arras (Mes Films de Chevet, La Class' Ciné) avec l'association Plan Séquence, Animateur de débats et masterclass (Arras Film Festival, Poitiers Film Festival, divers cinémas), formateur. Membre du Syndicat Français de la Critique de Cinéma, juré du Prix du Premier Long-Métrage français et étranger des Prix de la Critique 2019, réalisateur du documentaire "Alain Corneau, du noir au bleu" (production Les Films du Cyclope, Studio Canal, Ciné +)