L’un des films les plus connus de Satyajit Ray, Le Salon de musique, ressort en cette fin janvier avec Les Acacias Distribution. Bien plus qu’une simple question de mélomanie, ce long métrage aux accents du Guépard de Luchino Visconti, traite surtout de la fin d’une époque, d’une aristocratie coupée du monde, mélancolique et hors du temps.

Un palais aux cent colonnes, miroirs et tableaux, hors de la ville, au cœur d’un paysage intemporel et brut. Un noble désargenté, élégant et fier. Un drame et de la musique. Non, vous n’êtes pas devant un film de Luchino Visconti en Sicile, mais devant le quatrième long métrage de Satyajit Ray, au Bengale. Alors que l’intrigue du Salon de musique est contemporaine à sa sortie (1958), on entre dans ce palais par les éclats d’un lustre en cristal et une musique tintante, comme dans une histoire lointaine. Tel un pendule, le lustre oscille et la musique nous transporte comme elle transporte en pensée Biswambhar Roy (Chhabi Biswas, comédien par la suite fidèle à Satyajit Ray qui joua au long de sa carrière de nombreux rôles de nobles) qui apparaît en fondu, plan serré, rêvant assis sur un grand fauteuil richement paré. Dans Le Salon de musique, quand la musique classique indienne nous berce dans un temps infini, d’autres sons fracturent cette paisible rêverie : c’est le vrombissement du groupe électrogène, le klaxon d’une voiture ou encore une fanfare à l’européenne, provenant toujours de chez le voisin, à la fois distant – on ne sait jamais à quelle distance se trouve sa maison –, et trop encombrant. À côté de la passion pure de Biswambhar Roy pour la musique classique, les bruits et les revendications mélomanes de son voisin bourgeois apparaissent méprisables. Car en vérité, la musique est tout ce qu’il reste au noble Biswambhar Roy, lui qui a tout perdu et qui se souvient, dès la première séquence du film, de ce qu’il avait. Tout d’abord il avait un fils, à qui il avait réussi à transmettre sa passion pour la musique classique – seul héritage qu’il pouvait encore transmettre avec son titre et ses dettes –, et une femme aimante et impuissante face à cette maîtresse aux douces notes qui avale toutes les finances de la famille.  

À la fin des années 1950, une dizaine d’année après l’indépendance de l’Inde, le système féodal dirigé par la caste nobiliaire zamindar à laquelle appartient Biswambhar Roy a perdu son pouvoir et ses richesses terrienne avec les réformes agraires lors de la répartition des Indes. Ainsi, le temps s’est arrêté pour Biswambhar Roy qui a causé la perte de sa famille en se ruinant pour organiser les plus belles soirées dans son salon de musique et asseoir de la dernière manière qu’il lui reste, son autorité auprès de ses pairs et son voisin bourgeois et prétentieux. Les séquences de spectacle sont ainsi d’extrêmes moments de tension sociale et dramatique, comme les bals dansant peuvent l’être dans les films européens. Tout le respect dû à Biswambhar Roy – dont le nom n’est pas anodin – se joue sur ces moments si éphémères, une danse, un morceau de musique, un chant. 

Sic transit gloria mundi

Biswambhar est indifférent face aux mutations du monde car son monde prend fin, il ne lui reste que la bulle de son palais. Alors qu’il n’a plus rien, seul avec ses deux valets dans son palais sans âge, « le son […] est une inlassable mélodie de la conscience de l’être au monde », comme l’a écrit Charles Tesson [1]. La dépression dans laquelle Biswambhar Roy est plongé semble le couper des autres sens. La vue, le goût, l’odorat et le toucher, bien présents dans les séquences de souvenirs au contact des miroirs et des tableaux – vanités du salon de musique –, des drapés de ses habits, des tapis, du narguilé et des boissons servies lors des soirées, ont disparu de l’errance et du spleen musical de Biswambhar Roy. On se sent comme enfermé dans ce palais dont l’architecture et la mise en scène de Satyajit Ray valorisent pourtant davantage l’extérieur des terrasses que l’intérieur, réduit au salon de musique et à la chambre.

Avec Le Salon de musique, Satyajit Ray construit un récit très simple, l’histoire de la chute d’un homme et de son monde – inspirée du roman populaire de Tarasankar Bandyopadhyay –, qui laisse la place à une mise en scène à la fois majestueuse et mélancolique, très proche de Jean Renoir qu’il avait rencontré quelques années plus tôt lors du tournage du Fleuve (1951), ou de Luchino Visconti, qui, une année plus tôt sortait Nuit Blanche (1957), adaptation de la nouvelle de Dostoïevski, dont le sous-titre est Souvenir d’un rêveur. On ne connaît la valeur des choses que lorsqu’elles disparaissent, et c’est ainsi qu’on se souviendra du zamindar Biswambhar Roy, disparu en musique.

[1]  « Le sentiment du monde », texte pour la Cinémathèque française lors de la rétrospective consacrée à Satyajit Ray en 2016.

LE SALON DE MUSIQUE
(JALSAGHAR)
Satyajit Ray, 1958, Inde

Les Acacias Distribution
Au cinéma le 25 janvier 2023

Catégories : Critiques

En savoir plus sur Revus & Corrigés

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading