« Qui sommes-nous ? » interroge constamment le film de David Schickele, tourné dans une Amérique arrivée à un tournant inéluctable de son histoire sociale. Œuvre critique de tous les préjugés, Bushman marque surtout par son troisième acte, dont le revirement aussi inattendu que dramatique donne finalement au long-métrage ce qu’il lui manquait d’incarnation.

 

Un monde qui marche sur la tête, voire même un monde des hommes qui marchent sur eux-mêmes, telle pourrait être l’interprétation de l’ouverture de Bushman. David Schickele filme son acteur principal, Paul Okpokam, au bord d’une route faisant de l’autostop en solitaire, avec ses chaussures perchées au sommet de son crâne. Son personnage, Gabriel, est un Nigérian expatrié aux États-Unis que le long-métrage datent en 1968, avec l’énumération de ses grandes figures politiques dans la lutte pour les droits civiques assassinées en cette sombre année (Martin Luther King, Robert Kennedy et Bobby Hutton) ; une année endeuillée également de l’autre côté de l’Atlantique, rappelant le ravivement de la guerre civile qui secoue le Nigeria. Dans ce monde qui semble en conflit permanent, Gabriel erre en quête de sa propre identité.

S’il sait d’où il vient, Gabriel ne parvient pas pour autant à savoir ce qu’il est, ce qu’il représente et incarne pour lui-même ou pour les autres, du moins de ce que les autres projettent sur lui ou de ce que lui aimerait que les autres perçoivent. Bushman est une succession de doutes et de questionnements intérieurs. Chaque souhait ou aspiration de Gabriel est toujours remis en question par son point de vue ou de ce qui a influencé ses choix. Tout partout est exotique. Lui est un Africain en Amérique et non un Africain-Américain. Le passé et la culture qu’il porte trouvent difficilement leur place dans ce San Francisco délabré, par moments presque en ruines, alors que la cité est alors l’un des épicentres vis-à-vis de ce qui met en ébullition les États-Unis. De proche en proche, Gabriel confronte son altérité et des fantasmes qu’il véhicule malgré lui, comme de son devenir, par rapport à tout ce qui a pu l’orienter sur le chemin cahoteux qu’il a emprunté jusqu’ici.

Bushman (1971) © Malavida Films

Alien nation

Étranger parmi les autres, le personnage principal de Bushman est tiraillé entre deux peurs qui s’opposent : ne jamais savoir qui il est et perdre cette identité pourtant bien floue dans sa tête. Vêtements, argot, musique, religion… Chaque élément, aussi insignifiant soit-il de la vie quotidienne, s’avère sujet à caution sur ce qui nous différencie les uns des autres. Lui qui a suivi de hautes études parmi les membres de son petit village nigérian, encore très attaché aux traditions ancestrales, est-il plus ou moins occidentalisé que ces Africains-Américains, dont les origines meurtries par l’esclavage ne peuvent être ignorées, qui sont menés à vouloir à être considérés comme n’importe quel Blanc d’un pays où le racisme systémique est encore solidement ancré en cette fin des années 1960. Vivre en paix avec les autres et avec soi-même est-il impossible ?

C’est alors que le film s’arrête, ou presque. Jamais le cinéaste David Schickele n’aurait envisagé que la réalité rattrape aussi durement sa fiction en la percutant, et nous spectateurs avec, de plein fouet. Sans doute ce troisième acte surgissant avec toute la puissance du réel donne en fin de compte intensément plus de corps à ses personnages et ses réflexions intimes. Alors que Bushman s’éloignait de situation en situation, d’échange en échange au gré de pérégrinations philosophiques de Gabriel sans véritable destination, quand bien même filmées par une caméra exfiltrée de l’univers du documentaire, sa conclusion glaçante nous marque au fer rouge et donne d’autant plus de force inoubliable à cette expérience cinématographique d’une triste époque pas si lointaine.

 


BUSHMAN
David Schickele, 1971, États-Unis

Malavida Films
Au cinéma le 24 avril 2024

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