Malgré le succès relatif des Femmes naissent deux fois, Yuzo Kawashima rempile dès l’année suivante auprès de la Daiei en plongeant l’hypnotique Ayako Wakao au cœur d’un triangle amoureux pervers dans Le Temple des oies sauvages. Le cinéaste japonais distille des éléments plus personnels dans sa description atemporelle de son pays avec un film aussi sublime à l’image qu’il en est transgressif dans le miroir qu’il tend aux institutions traditionnelles de l’archipel nippon. À redécouvrir dans une copie magnifiquement restaurée 

S’il nous emmenait malgré nous dans un touchant voyage au fil des échecs successifs de la vie sentimentale d’une prétendue geisha dans Les Femmes naissent deux fois, Yuzo Kawashima nous enferme cette fois-ci (presque complètement avant de pousser le huis clos à son paroxysme dans son film suivant, La Bête élégante) dans un temple recelant un véritable trésor : des magnifiques estampes d’oies sauvages peintes sur les rideaux coulissants. La beauté de cette œuvre d’art est bien aux dépends de celle de la superbe Ayako Wakao qui incarne la femme de l’artiste peintre qui, venant à mourir, la confie aux soins du prêtre lubrique et bedonnant responsable du sanctuaire, tenu par Masao Mishima. Sans le crier sur les toits, les deux vivent en couple  au vu et su de tous, hormis la présence gênante, par moments culpabilisante, d’un jeune moine au service du prêtre. S’occupant déjà des tâches ingrates et subissant les brimades de son supérieur dont il constate sans mot dire les écarts au quotidien, le pauvre Jinen, interprété par Isao Kimura, finira par succomber, à son corps défendant, aux charmes de la maîtresse de son maître…

Ainsi le piège se referme sur nous, lentement, nous enfonçant dans un trou immonde et inextricable depuis lequel Kawashima va placer à plusieurs reprises son objectif, en commençant tout naturellement par celui des latrines ! Aucun doute n’est possible ici dans la lecture de cette charge, en premier lieu, contre le clergé japonais. À l’instar de la mansuétude envers les femmes de réconfort qui transparaissait dans Les Femmes naissent deux fois, la figure des respectables et honorables prêtres est totalement anéantie dans Le Temple des oies sauvages. La virulence de ce propos fort de la part du cinéaste tient dans sa volonté de déconstruire des institutions qui, à l’époque où se déroule le long métrage, ont contribué au sacrifice de la jeunesse et de la population en donnant un blanc seing à une campagne guerrière et expansionniste qui a conduit le Japon à sa perte. En opposition de leurs vœux, ces prêtres et moines s’adonnent à des plaisirs interdits sans que la société n’en prenne ombrage. Un secret de polichinelle que la venimeuse lâcheté des premiers concernés empêche de l’assumer en dehors des portes closes de leurs havres de paix.

Plus rien à sauver

Plutôt que de reprendre l’intrigue aux accents policiers que l’auteur Tsutomu Mizukami avait élaborée dans son ouvrage, Yuzo Kawashima préfère insister sur le caractère blasphématoire de son adaptation en s’attaquant à l’intouchable. L’aspect détestable de ces représentants du sacré, souvent tournés en ridicule par le cinéaste dès qu’il en a l’occasion, touche également l’école et l’armée. Toutes deux sont même mêlées en un seul lieu unique quand les entrainements de marche militaire en uniforme avec le fusil sur l’épaule se font au beau milieu de la cour de récréation. Depuis la vision désabusée de Jinen, ces piliers d’une société à la dérive s’assemblent en une force implacable, aveuglée par sa propre ivresse du pouvoir. C’est justement par ce personnage d’apprenti rejeté de tous que Kawashima injecte dans son long métrage le Japon guerrier et conquérant qu’il a vécu. Une période qui paraissait d’autant plus loin avec l’usage, pour la dépeindre, d’une brillante photographie en noir et blanc de Hiroshi Murai, savamment brisée par des effets de mise en scène et éléments de composition rendant l’expérience visuelle aussi fascinante qu’inconfortable pour le spectateur en quête de repères.

Comme pour Jinen, seule Satoko (Ayako Wakao), unique fleur au milieu du purin, irradie de sa beauté un vieux monde malade et voué à disparaître. Avec une authentique maîtrise d’orfèvre, le cinéaste accumule au gré des regards, des échanges, des plans la tension sexuelle afin de mettre à l’épreuve l’incertitude du jeune moine en ses convictions et son abnégation à tenir son engagement auprès d’un culte qui le méprise. Mais voilà un jeu dangereux duquel il n’existe aucune issue. Ce qui peut surprendre dans Le Temple des oies sauvages c’est le profond nihilisme qui s’en dégage. Bien que Yuzo Kawashima ne nous trompe pas sur la marchandise dès son ouverture, son film ne cesse de descendre dans les méandres ténébreux d’une âme humaine victime de ses propres failles. Et si nous gardions encore un mince espoir envers elle, le cinéaste écrase toute contradiction jusqu’à un étonnant épilogue qui nous offre une perspective vertigineuse, relativisant sur la brièveté de nos existences et l’inconsistance de que l’on considèrerait comme éternel.

LE TEMPLE DES OIES SAUVAGES
(GAN NO TERA)
Yuzo Kawashima, 1962, Japon

Badlands / 1kult la collection
En Blu-ray le 3 mars 2023
Édition limitée à 1000 exemplaires

En supplément de la version restaurée qui redonne notamment toute sa splendeur à la photographie, Christophe Gans offre dans sa présentation du film de nombreuses pistes d’analyse de celui-ci avec une énergie communicative pour découvrir le reste de la filmographie de Kawashima (19 min), accompagnée par la deuxième partie d’un documentaire sur le cinéaste avec d’autres intervenants (Stéphane du Mesnildot, Bastian Meiresonne, Clément Rauger), ici centré sur l’âge d’or de sa carrière, marqué par un rythme effréné où le futur grand Shohei Imamura fut son assistant (29 min).

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