En ce mois de mars 2023, l’éditeur Badlands ajoute à la collection 1kult trois opus de Yuzo Kawashima, prolifique cinéaste japonais et pourtant moins connu par chez nous que certains de ses pairs. Un cadeau triple en versions restaurées qui commence avec Les Femmes naissent deux fois, critique incisive de la société patriarcale japonaise en déconstruisant ses mythes, avec une Ayako Wakao sublime et insaisissable en prostituée en quête d’indépendance.
Kurosawa, Ozu, Mizoguchi, Naruse… Certains noms japonais plus que d’autres ont toujours eu un écho dans la lointaine cinéphilie occidentale, nourrie au fil des décennies par des messagers éclairés visant à révéler le talent incontestable de ces maîtres du cinéma issus l’autre côté du globe. Un, plus particulièrement, n’aura pas eu la chance de bénéficier de la même aura, en dehors des cercles de connaisseurs avisés, alors qu’il est encore considéré dans l’archipel nippon comme un égal des premiers mentionnés. Il s’agit de Yuzo Kawashima. Ce cinéaste disparu à l’âge précoce de 45 ans fait aujourd’hui l’objet d’une belle réédition des trois longs-métrages qu’il tourna pour les studios de la Daiei au début des années 1960, formant presque une trilogie homogène avec en vedette la formidable Ayako Wakao, qui avait déjà tourné, entre autres, pour Kenji Mizoguchi, Yasujiro Ozu et surtout Yasuzo Masumura.

Parmi ces trois volets, c’est sans doute dans le premier d’entre eux, intitulé Les Femmes naissent deux fois, que l’actrice porte à elle seule ce récit de Koen, une femme de compagnie cherchant l’émancipation de sa condition. Flirtant avec l’imaginaire de la geisha traditionnelle dévoyée par l’univers plus mercantile de la prostitution, le film adapte un roman de Tsuneo Tomita en se construisant plus comme une chronique elliptique sinuant dans la nouvelle société japonaise qui émerge dans les années d’après-guerre. Pourtant, les mœurs n’ont pas tellement changé, malgré de nouvelles lois anti-prostitution mises en vigueur, interdisant les maisons closes qui se transforment aussitôt en bars à hôtesses. Les premières scènes nous révélant le personnage de Koen nous y tromperaient presque. Seule l’audace du cinéaste ose taquiner l’invariabilité de son décor rattaché à la luxure par l’intervention sonore du pieux temple voisin.
L’autre femme
Avant même l’avènement de la nouvelle vague japonaise[1], Kawashima s’amuse à détourner ainsi les codes de la mise en scène, tout en dépeignant ce Japon dans années 1950 à travers les diverses figures masculines qui vont croiser le chemin erratique de Koen. Aussi bien clients réguliers, proies pitoyables ou désirs inavoués, chacun gravite autour de la comète incandescente incarnée par Ayako Wakao sans jamais se transcender pour elle, et vont se révéler en une succession de déceptions pour cette femme qui ne pourra jamais mieux aspirer qu’à être une numéro 2. Comme l’explique très bien Stéphane du Mesnildot dans la riche présentation du film, le titre Les Femmes naissent deux fois, peut se lire avec une première naissance dans un monde dominé par les hommes, avant une seconde une fois après en avoir pu s’extraire en gagnant son indépendance.
Poursuivant ce que soulevait Mizoguchi dans La Rue de la honte (1956) et presque en miroir solitaire et en couleurs à La Nuit des femmes de Kinuyo Tanaka sorti la même année en 1961[2], Les Femmes naissent deux fois n’hésita pas à bousculer les conventions sur un sujet prétendument sulfureux, expliquant sans doute son échec commercial au Japon. Aujourd’hui encore, sa narration faussement décousue a de quoi déstabiliser, doublé du regard du cinéaste jamais condescendant envers son héroïne. Elle vit, subit et lutte tout à la fois contre les adversités d’un quotidien qui l’empêchent d’évoluer à son avantage, la condamnant à un destin hors des normes, afin de mieux exposer l’hypocrisie de la société japonaise en la mettant face à ses propres contradictions. C’est tout ce qui aura fait la sève de l’œuvre de Yuzo Kawashima, et qu’il continuera de développer dans ses deux films suivants : Le Temple des oies sauvages et La Bête élégante.
[1] Voir l’article « Japon, aube nouvelle », in Revus & Corrigés N°4, pages 64-69.
[2] Voir l’article « Kinuyo Tanaka, l’indomptable », in Revus & Corrigés N°14, pages 114-117.

LES FEMMES NAISSENT DEUX FOIS
(ONNA WA NIDO UMARERU)
Yuzo Kawashima, 1961, Japon
Badlands / 1kult la collection
En Blu-ray le 3 mars 2023
Édition limitée à 1000 exemplaires
En supplément, cette édition, qui présente déjà un très beau master haute définition du long-métrage malgré une photographie un peu terne. Elle propose aussi une présentation dans laquelle Stéphane du Mesnildot distingue la figure de la geisha dans l’imaginaire japonais (25 min), et aussi la première partie d’un long documentaire sur le parcours du cinéaste avec d’autres intervenants tels que Bastian Meiresonne, Clément Rauger et Christophe Gans (23 min).
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LE TEMPLE DES OIES SAUVAGES (1962), ce qu’il restera de nous · 3 mai 2023 à 15 h 47 min
[…] touchant voyage au fil des échecs successifs de la vie sentimentale d’une prétendue geisha dans Les Femmes naissent deux fois, Yuzo Kawashima nous enferme cette fois-ci (presque complètement avant de pousser le huis clos à […]
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