Lune froide a beaucoup fait parler à sa sortie pour une séquence choquante, grotesque, interdite. Pourtant, le film de Patrick Bouchitey ne peut se résumer à ce paroxysme de cinéma. Adapté de Charles Bukowski, Lune froide est d’abord une histoire d’amitié entre deux pieds nickelés. C’est aussi un film poignant, drôle, poétique, et rageur.
Patrick Bouchitey est un drôle de zozo. L’artiste est insaisissable. Les cinéphiles le découvrent avec Le Plein de super (1976), film de potes qu’il écrit et que réalise Alain Cavalier, ainsi que dans le troublant La Meilleure façon de marcher (1976), avec Patrick Dewaere, du regretté Claude Miller. Le grand public fait un triomphe à Bouchitey dans le rôle du Père Auberger de La Vie est un long fleuve tranquille (1988) d’Etienne Chatiliez. À chaque fois un nouveau rôle, un autre visage, drôle, grimaçant, charmant, inquiétant.
Faire l’acteur ne suffit pas à Bouchitey. Il lui faut réaliser. En 1989, il adapte Charles Bukowski (La Sirène baiseuse, nouvelle issue des Nouveaux Contes de la folie ordinaire) avec Lune froide, court-métrage qui remporte le Grand Prix du Festival de Clermont Ferrand. Coup d’essai, coup de maître.

Du court au long
Deux ans après le court-métrage, Bouchitey veut transformer son film en long. Il n’en a pas fini avec ses personnages, veut retrouver l’extraverti Dédé, qu’il incarne, et Simon, son pote d’infortune, joué par Jean-François Stévenin. Simon semble le moins déjanté des deux. Le plus raisonnable. Le garde-fou. Il faut se méfier de l’eau qui dort… Andrée Martinez produit le film. Luc Besson, avec sa société Les Films du Dauphin, est producteur également. L’histoire de Lune froide importe assez peu. Comme souvent chez Bukowski, les deux zigotos du récit n’ont pas de but précis. Ils picolent, divaguent, èrent, matent les femmes, picolent, couchent avec des femmes (surtout Dédé), picolent… On retrouve la poésie morbide de l’auteur de Women. Bukowski est peut-être le seul auteur américain, avec tout de même Jim Thompson et Hubert Selby Jr., dont la noirceur est si terrible, si extrême, qu’elle en devient drôlatique, hilarante.
Humains, trop humains
Quand on revoit la séquence finale de nécrophilie, qui a tant fait parler, trop d’ailleurs au détriment du film, on est soufflé. Scié ! Comment Bouchitey a-t-il osé mettre en scène un tel moment ? On comprend les étranglements au Festival de Cannes, où le film est présenté. Pourtant, à la revoyure, la séquence, tant appréhendée, sidère, mais ne choque (presque) plus. On y voit deux personnages, humains trop humains (avec ce que l’Humain peut avoir aussi de répulsif), célébrant la vie, l’amour, au-delà des conventions, de la bienséance, et, surtout, de la mort. Tout de même, il faut être un artiste vraiment libre, pour jouer, réaliser, de manière frontale, un tel paroxysme. Qui oserait aujourd’hui ? Qui produirait, surtout ?
Ne résumons pas Lune froide à cette seule séquence. Le film regorge d’autres grands moments. Grâce aux dialogues de Jackie Berroyer, Lune froide est souvent drôle. Les dialogues ne singent jamais, et heureusement, ni Michel Audiard, ni Bertrand Blier. C’est autre chose. Un mot nous envoie valdinguer contre un mur, une phase nous crucifie, un trait d’esprit nous fait bidonner. Quel drôle de film, tout de même. Inclassable, impoli, rageur, anarchiste, tendre, et poétique. Tout à la fois ! Porté par les musiques de Jimmy Hendrix, des Kinks, Lune froide a sans doute des défauts. Avec son beau noir et blanc, le film frôle cette redoutable esthétique publicitaire du cinéma français des années 80. On sent aussi que Bouchitey veut trop en dire avec un scénario par trop ténu. Après tout, on s’en fiche ! L’histoire est toute entière contenue dans le hors-champ de ces vagabonds célestes. Un sourire crispé, un rire forcé, disent le passé heureux et tragique de Dédé et Simon.

Découvrons Lune froide en salle. Laissons-nous entraîner dans ses eaux sombres par la sirène. Profitons-en pour voir ou revoir en DVD (il n’y a pas de VOD), le second long-métrage de Patrick Bouchitey, différent, mais tout aussi réussi et nimbé d’étrangeté : Imposture (2005). Ce grand acteur est aussi un sacré cinéaste !
