La ressortie en salle de La Noire de… d’Ousmane Sembène, en version restaurée 4K, n’est pas seulement un évènement cinéphile ; c’est aussi le geste fort de montrer l’acte de naissance du cinéma africain subsaharien, au lendemain de l’ère coloniale. À travers le portrait d’une employée de maison sénégalaise « ramenée » à Antibes par ses patrons français, Sembène dresse le portrait d’une société contemporaine sinistre, où l’espoir de l’indépendance est vite balayé par le cynisme déprimant imbibant le vieux monde. Le cinéaste livre, à cet égard, un film sublime et puissant, qui soixante ans après sa sortie, ferait bien d’être revu par un certain nombre de personnes.

Le hasard a voulu que dans le premier plan du film fondateur du cinéma sénégalais et subsaharien, celui où l’on voit un paquebot (blanc) arriver à Marseille, un porte-avions se profile en arrière-plan. Ousmane Sembène et son chef-opérateur Christian Lacoste (duo déjà au travail sur le premier court de fiction du cinéaste, Borom Sarret) auraient pu déplacer la caméra, choisir une autre focale, cadrer autrement ce paquebot, en filmer un autre (ça n’est pas ce qui manque à Marseille [1]) ; non, il fallait quelque part que ce porte-avions soit là. Le film aurait à peine commencé que déjà il montrerait et dirait quelque chose. De là où le cinéaste se trouvait, il ne pouvait sans doute pas tout à fait identifier précisément le bâtiment de guerre. Peut-être a-t-il pensé que c’était L’Arromanche, qui avait fait à cette époque-là escale à Marseille, ce même porte-avions dont la flotte aérienne avait bombardé l’Indochine, jusqu’à Diên Biên Phu, puis, peu après, en Algérie, au moment des « événements ». En réalité, c’était la silhouette de l’USS Franklin D. Roosevelt [2] , alors engagé dans un exercice méditérannéen avec la Marine française, quelques mois avant d’être déployé au Vietnam, d’où seraient catapultés les chasseurs-bombardiers chargés de napalm. C’était à la fin de l’année 1965, et le Sénégal, ancienne colonie, province de l’Afrique-Occidentale française, n’était indépendant que depuis cinq petites années. Alors, il fallait bien cette symbolique, ce rappel de la puissance occidentale, cette puissance à la fois militaire (le porte-avions) et commerciale (le paquebot blanc), pour ouvrir La Noire de…, chassant dès lors l’innocence du film. Jusqu’à son titre, d’ailleurs, frontal.

Force esthétique

Pourtant, symbolique, Ousmane Sembène ne l’est pas exclusivement. Militant et évocateur par ses images, oui, bien sûr, mais justement, ce sont ces images qui devaient être d’abord percutantes. Après tout, il avait été à bonne école, chez les soviétiques, à l’emblématique VGIK de Moscou, et, dans les parties tournées à Dakar, il y a sans doute plus d’un plan que n’aurait pas renié Mikhaïl Kalatozov (Quand passent les cigognes, Soy Cuba), dont ce superbe vertige esthétique de la ville entraperçue par les ouvertures d’une cage d’ascenseur. Et les contours du Dakar moderne, tout fraîchement bétonné, sixties obligent, sont autant de perspectives pour y balader celle qui n’est pas encore « la Noire de… », Diouana (la charismatique Mbissine Thérèse Diop), aérienne et libre. Sembène avait beau avoir été écrivain avant d’être cinéaste, l’essentiel de la narration de La Noire de… est créée par l’image, ses cadres et mouvements. D’autant plus qu’il filme deux mondes : celui des néo-colons (ou post-colons, c’est selon) de la côte d’Azur, et celui d’où est originaire l’héroïne du film, Dakar. Ses employeurs, Monsieur (Robert Fontaine) et Madame (Anne-Marie Jelinek) ont beau répéter que la France, « c’est très beau », qu’Antibes « c’est très beau », puis que Paris aussi, « c’est très beau » : non seulement on n’en verra rien, mais du peu que l’on en aperçoit, du balcon de Monsieur et Madame, rien n’a l’air palpitant, tout est figé, faux, presque un décor ; comme un film de Jacques Tati, mais sans vie, sans amusement, sans humeur. Et puis, dans ces mondes, on en revient au monde de l’image, et au monde du son. L’image dit le vrai. Le son, lui, le faux ; certes, il y a les monologues intérieurs de Diouana, ses complaintes intérieures que l’on entend à voix haute (« Je suis venue pour les enfants. Où sont les enfants ? Pourquoi Madame m’a-t-elle fait venir si les enfants ne sont pas là ? »), alors que son vocabulaire avec ses patrons ne s’en tient qu’à des « Oui Madame. », mais on sait, au fond, cette réalité sonore fausse : car Diouana ne pense pas en Français – un choix qui serait vraisemblablement une contrainte, pour avoir un minimum de dialogues en Français et les financements allant avec [3] (et dont Sembène se débarrassera enfin dans son second film, tourné en Wolof, Le Mandat). Quant à ses employeurs, il s’expriment comme des robots, déjà parce qu’ils sont post-synchronisés, comme dans les films italiens, ensuite car tout paraît mécanique chez eux, au point de faire de Diouana la servante d’une dystopie contrôlée par l’inhumain. Pourtant, tout ce que met en scène Ousmane Sembène, n’est que le vraisemblable : déjà car la nouvelle qu’il avait écrite et qu’il adapte s’inspirait d’un « fait divers » ; ensuite parce que, quasiment soixante ans après le tournage du film, pas grand-chose ne paraît surprenant dans les rapports entre Blancs et Noirs – à part que peut-être on ne dit plus à table « Je n’ai jamais embrassé une négresse ! » en faisant une étreinte forcée à l’employée de maison (quoique…).

Film court, lectures multiples

Inévitablement, La Noire de… a pour sujet principal les relations entre ex-colons et ex-colonisés, puisque Diouana est traitée au mieux comme une esclave, sinon complètement objectifiée, par ses employeurs. Mais c’est là aussi l’autre sujet du film : le rapport au travail, à la propriété, aux patrons, aux travailleurs. La Noire de… commence dans le feu de l’action, puisque Diouana rejoint d’ores et déjà ses employeurs en France : les raisons de cette destinée sont en flashback. Dans ses déambulations à Dakar, elle cherchait simplement du travail, arpentant le trottoir des « nourrices » (au fond l’image des travailleuses du sexe arpentant Hollywood Boulevard n’est pas loin non plus), avant de décrocher ce qui s’apparente au Graal : travailler pour des Blancs. Car les ex-colons (désormais dits « expatriés ») ne sont pas partis pour autant, le Sénégal n’étant pas l’Algérie. Diouana a beau avoir été embauchée comme nourrice, elle se retrouve bonne à tout faire en France – et Sembène filme avec application le travail ingrat que ses patrons lui font faire, dans cet appartement en huis-clos, sinistrement clinique, dont le sol au motif bariolé noir et blanc évoque des barreaux de prison. Une prison de tristesse et d’ennui bourgeois où les geôliers s’enferment aussi dans un quotidien rythmé par la lecture superficielle des magazines de Madame et des journaux de Monsieur, le silence, les réprimandes et l’alcool – Monsieur enchaînant des siestes pitoyables d’ébriété. Les enfants, eux, existent peu (à Dakar) et son absents en France. Finalement, qu’en dire de plus, ils ne sont malheureusement que des adultes en devenir. D’autres patrons, sans doute. Tout au long des courtes soixante minutes de métrage, un masque réapparaît régulièrement : celui que Diouana « achète » à un enfant de son quartier pour l’offrir à ses nouveaux employeurs comme gage de sympathie, ou pour se faire bien voir, qu’importe. C’est l’un des rares objets de décoration demeuré dans l’appartement d’Antibes. Lorsqu’enfin elle se révolte contre ses patrons, elle le reprend : « Ceci est à moi », dit-elle intérieurement. À priori, elle reprend son identité, ses racines, mais au fond ce masque n’était pas vraiment à elle non plus, puisqu’elle l’avait pris à un enfant et en avait fait cadeau. C’est là où Ousmane Sembène, très politisé, n’est pas dupe dans son écriture, qui évoque aussi les difficultés politiques post-indépendance du Sénégal (jusqu’à une crise politique grave en 1962) – il semble y faire directement référence lorsque Diouana croise quelques politicards costumés sortant d’un bâtiment officiel à Dakar, d’ores et déjà symboles d’une bureaucratie corrompue. Lucide, Sembène sait que le Sénégal n’est pas un Paradis perdu, et que le ver colonial est resté dans le fruit. Son film, lui, finit mal. Le masque ressurgit et devient symbole de mauvaise conscience. La route sera longue jusqu’à la paix intérieure. Mais il fallait La Noire de… comme borne fondatrice.

[1] Ousmane Sembène, auteur du roman Le Docker noir, le sait bien, lui qui avait été docker à Marseille.
[2] Remerciements à Loïc Guermeur de la chaîne Youtube « Cap-hornier », ainsi qu’à sa communauté, pour l’identification du porte-avions CV – 42 USS Franklin D. Roosevelt.
[3] Ashley Clark, « Black Girl: Self, Possessed », Criterion.com, 23 janvier 2017.

LA NOIRE DE…
Ousmane Sembène, 1966, France/Sénégal

Les Acacias
Au cinéma le 9 octobre 2024

Retrouvez en salles le document d’accompagnement édité par Revus & Corrigés pour Les Acacias.

Pour en savoir plus sur le cinéma d’Ousmane Sembène et les cinémas africains, retrouvez Revus & Corrigés N°10 – Histoire(s) de cinémas d’Afrique(s) sur notre boutique.

PROMO : En ce moment, le numéro est à 30% grâce au code de réduction LESACACIAS

Catégories :

En savoir plus sur Revus & Corrigés

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture