Des films, des livres, des documentaires… On vous mentirait en vous disant que le nom de Samuel Fuller ne fait pas intensément partie de notre quotidien depuis les dernières semaines. Entre la Cinémathèque française et celle de Toulouse, les vingt ans de la disparition de ce cinéaste américain essentiel était un événement pour Revus et Corrigés, d’autant que ses long-métrages et sa façon bien à lui de voir le monde sonnent toujours aussi juste aujourd’hui.

L’autre Fuller que l’on ne peut manquer dans les couloirs de l’institution cinéphile parisienne c’est bien Samantha. Héritant du cinéma de son père, elle est toujours sur le pied de guerre, présente quasiment à chacune des projections du soir qui font salle comble. Derrière le micro, elle nous communique aussi bien sa bonne humeur et son enthousiasme, que des anecdotes sur les films de son père qu’elle se fait un plaisir de revoir sur le grand écran.

Avec la réalisatrice de A Fuller Life (lire notre critique), nous nous retrouvons dans la cafétéria de la Cinémathèque, lovés dans le seul duo de fauteuils en cuir présents. Autour, un doux brouhaha de cinéphiles, qui laisse s’échapper des titres des films Samuel Fuller. Celui projeté ce soir-là dans la salle Henri Langlois date de 1957. Il s’agit de China Gate. Et gare au regard bleu acier réprobateur de Samantha si jamais vous révélez avoir manqué l’un des films de son père !

« Parce qu’il a fait tellement de bons films. Je suis fan number one. C’est pour ça que je les revois avec grand plaisir et encore plus depuis qu’il est parti, car c’est ce qu’il m’a laissé. Quand il était vivant, je l’avais lui à la maison. On les voyait ses films ensemble, c’était bien. Mais une fois qu’il n’était plus là physiquement… Dernièrement, on n’arrête pas de me demander, c’est une frenchy question [une question bien française, ndlr] : “Ça ne vous embête pas de vivre dans l’ombre de votre père ?” Mais ça va pas ! »

Ouf ! Je me rassure tout seul de ne pas trouver cette question dans notre liste fixée sur le papier avant de venir. 

« Premièrement, je suis très fière. Je ne suis pas dans l’ombre. Je le représente. Quand il était vivant, on disait que ma mère c’était l’ombre derrière le grand homme. J’ai de la chance, car mes deux parents sont très très sages, très intelligents et ils ont surtout le privilège d’avoir pu surmonter des épreuves difficiles en gardant vraiment un sens de l’humour que j’ai jamais vu ailleurs. Maintenant que mon père n’est plus là, je suis un peu devenue la spoke person [l’interlocutrice principal] pour son patrimoine, the legacy Fuller [l’héritage Fuller]. »

A FULLER LIFE_SAM FULLER

Effectivement, certains héritiers de cinéastes ne montrent pas le même entrain que Samantha Fuller pour faire vivre (ou revivre) les films de son père disparu en 1997. Elle ne fait pas seulement acte de présence à l’ouverture, mais partage cette passion commune avec les spectateurs amassés lors des séances en discutant avec eux des différents long-métrages projetés ; polars, western, film de guerre ou documentaires.

« J’aime surtout quand il est devant la caméra. C’est pour ça que j’apprécie bien des films comme des documentaires comme The Typewriter, the Rifle and the Movie Camera d’Adam Simon. Il était vivant à l’époque, il était devant. Vision de l’impossible, j’adore. Tigrero… Vous connaissez Tigrero avec Jim Jarmusch quand il est parti dans l’Amazonie ? Et là aussi il y a beaucoup de choses à dire justement des cultures qui deviennent westernisées. Je te raconte vite fait l’histoire, parce qu’il faut que tu le voies. C’est un film magnifique. »

C’était assez dangereux dans la jungle. Il est parti là-bas avec je ne sais plus combien de caisses de cigares et de vodka !

Samantha nous conte alors l’histoire passionnante derrière Tigrero, projet d’un film avorté de son père qui aurait mis en scène John Wayne, Tyrone Power et Ava Gardner au milieu de la jungle brésilienne et dont Mika Kaurismäki en a réalisé un documentaire a posteriori, sous-titré Un film qui en fut jamais fait.

« Il y est allé en repérage, on location. Il revient avec des images où il était avec une tribu : les Karaja. Il les a filmé, avec des piranhas, avec des crocodiles… C’était assez dangereux dans la jungle. Il est parti là-bas avec je ne sais plus combien de caisses de cigares et de vodka ! [rires] Et il a tourné comme ça pendant des semaines, puis il est revenu en studio. Il montre les images où l’on va envoyer Ava Gardner et John Wayne. L’assurance dit : “Ah non ! Impossible de les envoyer là-bas. On va te recréer la jungle ici, dans le studio”. Lui répond : “Hors de question. On tourne là-bas ou on ne fait pas le film”. Le film ne s’est pas fait, mais il a gardé ce qu’il a tourné avec cette même caméra 16mm qu’il avait pendant la Seconde Guerre mondiale. »

Caméra sur laquelle est inscrite son nom et avec laquelle il apparaît dans la version reconstruite d’Au-delà de la gloire.

« Des années plus tard, il en a parle à ma mère qui en a parlé à Jimmy – Jim Jarmusch – et Mika Kaurismäki et l’idée s’est faite de retourner là-bas, pour retrouver cette tribu des indiens Karaja et leur remontrer le film, tourné il y a 40 ans avec leurs ancêtres. Mon père est devant la caméra tel que moi je l’ai connu. Il n’y a pas de meilleur souvenir pour moi que de revoir ce film, parce que c’est comme ça qu’il était. Lui avec Jim sont à mourir de rire. Ma mère et la femme de Jim les avaient accompagnés à l’époque. Ils ont passé un super moment et de remontrer justement le film aux indiens Karaja. »

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« Dans le film, il y a un petit garçon dont le père avait été tué par un crocodile. Sa mère lui avait parlé du mythe de son père, comment il était. Mais il n’avait jamais vu une photo. Là, ils arrivent et leur montrent le film… et son père ! Ce garçon qui a 40 ans, il voit enfin son père qui n’était qu’une image pour lui. C’est la première fois qu’il voit une image de son père grand et fort. C’est magnifique. Et ce chef qui était un vieux monsieur se rappelait de mon père avec le cigare. Il était fort de faire des voyages comme ça, à 77 ans. Cela fait tellement plaisir de revoir tout ça sur le grand écran avec des full houses [salles combles]. »

Il est vrai qu’il faut remercier la Cinémathèque française ainsi que celle de Toulouse d’avoir organisé un tel événement en hommage à Samuel Fuller, mais également le public d’avoir répondu présent.

« C’est une bénédiction totale. Mais en même temps, il y a un immense vide pendant cette rétrospective où il nous manque, encore plus. J’apprécie la chance d’avoir tout ça. Par rapport au petit garçon Karaja qui n’avait jamais vu son père, moi j’ai des films, des documentaires, des photos, des scénarios. C’est un peu un sacrifice qu’il faut faire, mais ce n’est pas un sacrifice que je fais amèrement. Je le fais avec grand plaisir, mais il fallait se dire : « Bon, est-ce que je vais passer le reste de mes jours à me remettre dans les archives de mon père ? Parce qu’il a laissé beaucoup beaucoup d’archives et ma mère et moi on s’est mises d’accord pour conserver son bureau tel qu’il était. On a seulement mis les films aux archives pour les conserver. Mais toutes ses écritures, ses recherches, tout ce qu’il avait écrit et amassé. C’était un vrai collectionneur d’histoires… Oh ho ! »

Le visage de notre interlocutrice s’éclaire lorsque surgit Eric, un habitué de la Cinémathèque française qui interpelle Samantha. Les heureux aléas du lieu. Sur les vingt-trois films du réalisateur projetés durant la rétrospective, de dernier va manquer J’ai tué Jesse James :
— « Tu ne l’as pas vu ? C’est dommage. C’est vraiment une belle rétrospective ici.
— Ce qui est fantastique, ce sont les films qui sont scénarisés par lui, mais pas réalisés par lui, comme
L’Inexorable enquête qui est un chef d’œuvre. »

J’espère inspirer des jeunes avec ce film et leur transmettre sa sagesse, mais aussi les motiver !

3D A FULLER LIFE BD DEFAprès cet interlude de cinéphiles à cinéphiles, nous reprenons le cours de notre conversation en revenant sur son documentaire A Fuller Life sorti en DVD et Blu-Ray chez Carlotta, éditeur que Samantha compare volontiers à la prestigieuse collection Criterion.

« Au départ, il y a une histoire qui me fascine, son histoire à lui. Et le retrouver dans les personnages de ses films me fascine encore plus ; pas seulement en soldat, il peut être une femme mal comprise : un underdog [un outsider]. Les underdogs c’est toujours lui, car c’était un underdog ! Émigrant, il a dû se démerder avec rien et c’est l’histoire d’une réussite, d’un homme qui s’est battu pour exprimer ses idées. En revoyant ses films, je me suis dit que ce serait tellement intéressant de connecter sa vie personnelle avec eux. Il a vécu des extrêmes : d’une famille très pauvre aux jours de sa grande gloire en vivant à Beverlly Hills avec cuisiniers et chauffeurs, pour tout reperdre et vivre dans un petit studio à Montmartre. »

Son côté anarchiste avait repoussé Samuel Fuller des Etats-Unis des années 1960 vers la France, où le cinéaste avait trouvé auprès des critiques des Cahiers du cinéma de fervents défenseurs de ses films.

« Il a travaillé avec des gens avec qui il n’était pas d’accord politiquement mais avec qui il a réussi à s’entendre, à être diplomate. C’est un grand sage. J’espère inspirer des jeunes avec ce film et leur transmettre sa sagesse, mais aussi les motiver ! Que l’on arrête de se plaindre et que l’on pense positivement. On aura toujours des obstacles, tout le monde, et se décourager n’est pas la solution. Lui avait l’esprit d’un combattant. Tous les jours il était actif, il avait toujours faim d’en apprendre plus, toujours une curiosité de la vie et puis un respect pour l’être humain. Ça ne dépend pas de ta couleur, de ton niveau social, que tu sois mâle ou femelle. Il va te regarder et savoir si t’es un mensch ! »

Réalisé en 2013, A Fuller Life est une forme d’hommage à Samuel Fuller par ses proches et amis avec la lecture de passages de son autobiographie intitulée Un Troisième visage, faute de n’avoir pu célébrer son centenaire en sa présence.

« Il m’a eu tard dans la vie et me disait : “Ne t’inquiète pas, j’aurai 100 ans et on aura a big party [une grande fête]”. Ça ne s’est pas fait, mais je voulais quand même faire quelque chose de spécial. Pas juste un dîner ou une vidéo YouTube ! On a fait venir des amis pour lire des passages de son autobiographie que j’ai sélectionnés. C’était assez difficile de condenser sa vie en 80 minutes mais, comme mon père, il fallait que j’attrape le public, leur attention, par les couilles comme il dit et pas les lâcher jusqu’à la fin. Je ne voulais pas faire un long film de 3 heures du type bla bla bla bla… La dernière chose que l’on veut faire, c’est que les gens regardent leur montre ! »

41owLFOXCBL.jpgÉditée en France chez Allia, Un Troisième visage est plus qu’une autobiographie, c’est un témoignage des grands moments (souvent dramatiques) du XXe siècle.

« Je connais tellement bien sa vie. Je voulais une chronologie condensée. J’ai pris son autobiographie, Un Troisième visage, qui fait 600 pages. J’étais présente pendant l’écriture, ma mère l’a réédité avec Jerry Rudes. Ils ont revu ensemble et retravaillé des passages. Parce qu’au début il y avait 1000 pages. C’est une super histoire qui pourrait se faire en série télé qui couvrirait l’histoire du cinéma, la politique, la société et la société économique. Il y avait tellement de bonnes histoires à découvrir et c’est de l’Histoire. On apprend beaucoup de choses avec lui sur la Grande dépression, sur la condition des Etats-Unis, sur les premiers syndicats, la Seconde Guerre mondiale… Des histoires qui font partie de l’Histoire. »

Des bâtons dans les roues, toute sa vie.

« C’était très difficile de ne pas s’attarder plus sur le journalisme, la Seconde Guerre mondiale et surtout sur Hollywood. On me l’a reproché, mais on avait déjà fait d’autres documentaires à ce sujet. On devait parler de sa vie privée et aussi comment il a eu du mal à faire des films, comme beaucoup de réalisateurs qui font des classiques, on les oublie, et ils ont du mal à faire leurs films. Des bâtons dans les roues, toute sa vie. D’ailleurs, China Gate que l’on va voir ce soir, n’était pas sorti en France à l’époque. »

Il n’y a pas que du Sam dans A Fuller Life, il y a aussi Jennifer Beal, Mark Hamill, Bill Duke, Jim Jarmusch…

« Chacun avait sa raison. Jennifer Beals avait joué avec lui dans La Madonne et le dragon. Elle jouait une journaliste, il jouait son éditeur. Bill Duke il parlait des émeutes à San Francisco en 1934. Je me souviens du tournage de Sans espoir de retour, j’avais 13 ans à l’époque. Il a une scène dans avec Bill Duke dans une émeute et mon père lui en avait bien parlé de celles qu’il avait vues à San Francisco, qui étaient très violentes. C’était à la même époque où il s’était infiltré dans les réunions du Ku Klux Klan et avait pris des notes des vrais discours qu’il a réinsérés dans Shock Corridor. Jim Jarmusch avec l’Allemagne et Marlene Dietrich. »

« Pour James Franco au début, par exemple, je voulais un jeune. Quelqu’un qui ait moins de 50 ans et qui appréciait les films et lui il aimait beaucoup Fuller. Il me fait beaucoup penser à mon père. C’est un homme de renaissance qui n’a peur de rien, qui fait de l’écriture, de la réalisation, de l’art. Il a un appétit comme mon père. Il est très prolifique aussi. William Friedkin je l’ai mis à la fin, parce qu’il avait une variation dans ses films, comme mon père, une peu de tout genre. Il a une sagesse de réalisateur. Il est aussi passé par des hauts et des bas. Monte Hellman : on était allé ensemble à Falkenau en Tchécoslovaquie [République Tchèque aujourd’hui] visiter le camp que mon père avait filmé en 1945. On y avait été ensemble lors du festival Karlovy Vary. Donc il y a des attaches à tous les personnages. Mais je vois l’heure là, je dois aller prendre les billets… »

Malgré cette abondante lecture retranscrite, cette rencontre nous aura parue bien trop courte ! Nous remercions encore Samantha pour sa disponibilité et sa générosité, alors que Jean-François Rauger est venu jusque dans la cafétéria pour nous l’arracher. Eh oui, l’heure tourne et la projection de China Gate ne peut attendre, comme aucun film de Samuel Fuller d’ailleurs…

A Fuller Life est disponible en DVD et Blu-ray chez Carlotta.

Propos recueillis par Alexis Hyaumet et Marc Moquin. Photo en une de Marc Moquin.
Nos remerciements à Élise Borgobello de Carlotta d’avoir organisé cette rencontre.

 

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