L’intrigue :
Dans une Amérique Latine sous la domination des dictatures militaires et des oligarques, le militant Fernando Solanas cherche à éveiller les consciences de ses concitoyens. Documentaire fleuve de 4h30 en trois parties, L’Heure des Brasiers est un manifeste révolutionnaire. Le premier volet diffusé à Cannes Calssics, « Néocolonialisme et violence », revient sur les origines de la misère sociale et culturelle qui gangrène l’Argentine des années 60.
Argentine – 1968
Restauration 4K à partir du négatif original
– Cannes Classics 2018 –
A lire en complément de notre compte rendu de Cannes Classics, Revus et Corrigés n°1, page 136.
Hasta la revolución !
L’année 1968 est une date charnière dans les mouvements révolutionnaires. En Europe comme aux États-Unis, on observe en quelques mois une convergence des luttes contre les systèmes politiques en place. Dans ce brouhaha international, l’Amérique du Sud est plus discrète. Pourtant ce continent est gangréné par la corruption et les coups d’états, avec l’arrivée au pouvoir de dictatures militaires. C’est dans ce contexte que Fernando « Pino » Solanas, réalisateur argentin militant, décide de tourner un documentaire de référence sur la situation de son pays. Produit sous l’égide du groupe Ciné Liberacion, société indépendante de production et de distribution créé par le cinéaste et d’autres confrères, L’Heure des Brasiers est tourné clandestinement. Il rapporte les témoignages d’une population laissée à l’abandon et proteste contre des sujets sociaux divers : la violence quotidienne, l’impact du capitalisme nord-américain, l’appauvrissement culturel, l’écologie, la désespérance ouvrière, le racisme… presque tout y passe. Le point de convergence entre tous ces thèmes est l’aliénation du peuple et l’avènement d’une oligarchie répressive.
Divisé en trois parties ce documentaire fleuve s’étend sur près de 4h30. Seule la première partie, intitulé « Néocolonialisme et violence » a été montré à Cannes Classics. « Acte pour la libération », sur les solutions envisagées, et « Violence et libération », sur les guérillas en cours, complète le tableau de cette trilogie. Mais le premier volet reste le plus emblématique de ce manifeste révolutionnaire, celui-ci décrivant point par point les causes de la misère sociale qui secoue le pays depuis 1945.
« Mon objectif en réalisant ce film c’était de provoquer chez les gens une discussion sur ce qu’il se passait alors en Argentine ». Fernando « Pino » Solanas est venu présenter devant le public son œuvre phare sur la Croisette, Croisette qu’il connaît par ailleurs plutôt bien pour y avoir obtenu le prix de la mise en scène en 1988 pour Le Sud. L’occasion pour le réalisateur de revenir sur l’histoire de ce film devenu symbole de la lutte à la fin des années 60 et dans la décennie suivante. « Le tournage a été une vraie aventure. Nous avons réussi à sortir 175 boites de pellicule du pays pour finir de le monter à Rome. La première présentation publique a eu lieu au Festival de Pesaro, quelques jours après les contestations parisiennes de 1968, ce qui lui a donné un drôle d’écho… » Le film est bien évidemment interdit dans toutes les dictatures sud-américaines, mais à son retour au pays le cinéaste tire en cachette 70 copies argentiques. C’est à ce moment qu’une nouvelle aventure commence : celle de la diffusion. « Grâce au film il y a eu pour la première fois en Argentine le développement d’un réseau parallèle pour diffuser des films politiques. Les projections avaient lieu dans des syndicats, chez des particuliers… A chaque fois les séances étaient pleines ».
Un manifeste percutant qui ne lésine pas sur les scènes chocs, dans un montage parfois quasi épileptique. Comme dans le chapitre sur « la guerre idéologiques », où Fernando Solanas entremêle images violentes et rires d’enfants, la joie des uns et la misère des autres, avec de temps en temps l’apparition brutal sur fond noir d’un slogan révolutionnaire moralisateur en majuscules. Les segments se focalisant sur les témoignages sont puissants – celui sur le faste indécent des oligarques est savoureux. Le documentaire pourrait aussi marquer certains par son manque de subtilité et sa démagogie, avec cette séquence en montage alterné représentative comparant des animaux menés à l’abattoir et l’accumulation de publicité américaine, ou cette fameuse image finale d’un visage mort en gros plan, s’étirant sur trois longues minutes. Des scènes qui font tout de même parties de l’histoire du cinéma sud-américain. L’impact de ce manifeste anti-capitaliste a touché toute une génération de militants qui l’ont découvert dans les années 70 (le film réussira à passer la censure argentine en 1973), en faisant un symbole de révolte. Cinquante ans plus tard, le propos du film résonne encore, comme bien d’autre œuvres présentées à Cannes Classics cette année (Coup pour coup, Quatre chemises blanches…). Comme un monde évolué aux problématiques inchangées.