Éric Rohmer sera, du 9 janvier au 11 février, au centre d’une grande rétrospective, à la Cinémathèque française et dans un circuit national de salles. Ancien des Cahiers du Cinéma, Rohmer se distingue par sa liberté de moyens et de ton, l’œuvre d’un « cinéaste du dimanche » comme il aimait à le dire. Disparu depuis neuf ans, sa société de production et de distribution, Les Films du Losange, continue d’assurer la pérennité de ce qui relève désormais de son patrimoine – en plus d’une actualité foisonnante. Rencontre avec Régine Vial, directrice de la distribution.

Vous avez été distributrice des films de Rohmer durant sa carrière – aujourd’hui, vous distribuez ces mêmes films comme des œuvres « de patrimoine ». Votre regard sur elles a-t-il changé ?

Je les aime autant, peut-être encore plus maintenant qu’ils sont associés à des souvenirs. Ma position n’est plus la même, accompagner la naissance d’un film c’est vivre la grande inquiétude de sa réception par le public et la presse. Conte d’été (1996) a fait 300 000 entrées, 500 000 pour Conte d’automne (1998) : ces films sont exigeants mais ont rencontré un large public. Grâce à la restauration opérée avec l’aide du CNC, les films ont été sublimés tout en respectant les volontés du metteur en scène. Ceci tient également au fait que les membres de l’équipe technique des films eux-mêmes y ont participé, je pense par exemple au chef opérateur Les Nuits de la pleine lune (1984), Renato Berta. Tout cela participe de la volonté de faire vivre l’œuvre d’Éric Rohmer. Les films doivent poursuivre leur dialogue avec les jeunes générations et pour cela il faut les montrer. Il est formidable de constater que ces oeuvres appartiennent à une dimension plus forte que celle de l’instant. Comme Balzac avait écrit La Comédie humaine (1830-1856), les films de Rohmer s’inscrivent dans la durée. D’où la responsabilité de faire perdurer.

eric rohmer tournage

Une rétrospective Éric Rohmer à la Cinémathèque française début 2019, un travail éditorial (vidéo) et événementiel (ressortie en salle), est-ce offrir un nouvelle jeunesse à son cinéma ?

On a collaboré très étroitement avec Potemkine Films pour le superbe coffret intégral édité il y a cinq ans. Tous les films ont été restaurés en 2k et sont évidemment très beaux à voir. Conte d’hiver (1992), par exemple, avait été tourné en 16mm et le grain de certaines séquences tournées à Nevers était très important. Le fait de les avoir restaurées, tout en partant du négatif original, l’a adouci. Depuis que l’on a cette intégrale comme référence, les choses sont beaucoup plus faciles, notamment pour la rétrospective à la Cinémathèque française qui arrive. Notre ambition était de mettre Éric Rohmer en pléiade, pour le rendre accessible.

 

 

la collectionneuse

Haydée Politoff dans La Collectionneuse (1967)

L’une des constantes du cinéma d’Éric Rohmer est son rapport à la jeunesse. Quel pourrait être le lien entre son œuvre et cette jeunesse qui va la découvre dès à présent ?

Rohmer a influencé beaucoup de jeunes cinéastes, je pense par exemple à François Ozon, Mia Hansen-Love ou encore Mikhael Hers. Mais aussi des écrivains, beaucoup de livres sortent autour de Rohmer. Comme Les Vacances (2017) de Julie Wolkenstein sur une copie disparue des Malheurs de Sophie. Ce qui est inspirant, à mon sens, c’est la liberté d’un cinéaste qui a su s’émanciper du problème économique et raconter ses histoires comme il le souhaitait. Il disait toujours : “Toute esthétique est liée à l’économique, qui est une affaire de morale.”. Son esthétique était attachée aux moyens qu’il avait jusqu’à en devenir une éthique. Maintenant, quel lien pourrait établir la jeunesse actuelle avec son œuvre ? J’ai un garçon de vingt ans et quand je lui fais découvrir Conte d’été, je vois bien que ce qui y est raconté est au cœur de ses préoccupations. Les rapports humains chez Rohmer sont intemporels, qu’ils concernent l’amitié, le temps qui passe ou le désir amoureux. Bien sûr, les époques sont différentes et j’en reviens à Balzac et sa Comédie Humaine : c’est un portrait réaliste de la France dans un instant. Cette précision n’empêche pas l’intemporalité.

Chez Rohmer, la femme est non seulement actrice de sa vie mais refuse d’être réduite au seul regard objectivant de l’homme. Quel regard est-il selon vous possible de porter sur la figure féminine chez Rohmer à l’aune de sa prochaine redécouverte ?

La femme chez Rohmer est très multiple. Elles sont omniprésentes dans ses films. Certaines travaillent, d’autres étudient mais elles savent toutes très bien ce qu’elles veulent. Il n’y a qu’à voir le personnage merveilleux de Pascale Ogier dans Les Nuits de la pleine lune qui est l’archétype de la femme d’une seconde moitié des années 80. Je pense qu’il a capté dans ses personnages féminins quelque chose qui ne se circonscrit pas au désir des hommes. C’est un cinéma où les hommes et les femmes ont du désir entre eux.

les nuits de la pleine lune

Pascale Ogier et Fabrice Luchini dans Les Nuits de la pleine lune (1984)

Avant d’être cinéaste, Éric Rohmer est un auteur en témoigne la place du texte dans ses films. Les personnalités s’épanouissent dans et par une parole déliée. Existe-t-il pour vous une parole rohmerienne ?

Rohmer est un cinéaste qui écrivait très précisément ses scénarios. Ses dialogues sont inspirés de la littérature dans la mesure où il en était passionné et avait même été professeur de lettres. Mais à côté de cette parole très empruntée à la littérature, jusqu’à son acmé Perceval le Gallois (1978), il est aussi capable de prendre des risques. On le voit avec Le Rayon vert (1986) où il est seulement parti avec Marie Rivière (l’actrice principale du film, ndlr) et une caméra 16mm. Ils ont ensuite improvisé l’histoire et les dialogues. C’est à la fois un cinéaste qui avait une grande maîtrise de ce qu’il voulait raconter, il faut rappeler que ses films fonctionnaient par cycles, mais ce qu’il y a de commun à tous ses films demeure l’audace et la liberté.

Séries de films, variations autour d’une même histoire. Rohmer trace une ligne poétique continue tout au long de sa carrière. Est-ce, pour vous, une particularité spécifique à son cinéma ?

C’est évidemment une vue de créateur très forte mais il est néanmoins capable de déconstruire cette architecture pour aller vers la spontanéité. Par exemple avec Quatre aventures de Reinette et Mirabelle (1987) qui sont quatre courts-métrages imbriqués en un film. Il y a aussi ces nombreux courts-métrages où il a filmé de jeunes gens au sein de leur quotidien. Je crois que rien ne l’amusait plus. Tous les créateurs ont une musique qui leur est propre et la force d’un grand créateur est d’arriver à l’imposer.

quatre aventures de reinette et mirabelle

Fabrice Luchini et Jessica Forde dans Quatre aventures de Reinette et Mirabelle (1987)

Votre carrière en tant que distributrice croise celles de Straub & Huillet, Haneke, Branagh, Von Trier, Goupil, Vinterberg… Le cinéma de Rohmer ainsi que Les Films du Losange ont agrégé autour d’eux nombre de cinéastes. À certains égards, poursuivre une distribution aussi intense, en parallèle de « l’héritage » Rohmer, est un bel hommage…

Je ne dirais pas que c’est un hommage mais plutôt une force. C’est une grande fierté d’avoir pu accompagner son œuvre. Je suis arrivée en 1986 aux Films du Losange, j’ai distribué Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, et ce qui m’a immédiatement séduite chez Éric Rohmer sont sa modestie et sa sagesse, bien sûr, mais surtout son sens du jeu ! Consacrer chaque instant à l’ouvrage, jusqu’au dernier jour de sa vie. Je pense que cette modestie, faire avec peu de moyens mais faire au mieux, c’est quelque chose que l’on n’oublie pas. Dans les bons jours, c’est une force. Dans les mauvais jours, un réconfort.

Remerciements à Gustave Shaïmi.


rohmer intégrale 3d

La rétrospective Eric Rohmer se tiendra du 9 janvier au 11 février, à la Cinémathèque française ainsi qu’au Louxor à partir du 16 janvier, distribué par Les Films du Losange.

En vidéo, les films sont à retrouver dans un coffret intégrale en DVD et Blu-ray édité par Potemkine.

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