Film à la fois profondément américain et profondément emprunt de l’âme de Jean Renoir, L’Homme du Sud capture une mythologie du territoire en parallèle d’un contexte social. Alors que la guerre touche à sa fin en Europe, le cinéaste exilé affirme un film plus personnel qui se confronte dans le même temps aux limites du système hollywoodien.
« Cultive ta propre terre. » Quelle réplique pour ouvrir le film d’un cinéaste qui, justement, n’a plus de terre, et fait de L’Homme du sud, troisième de ses longs-métrages américains, sa première production indépendante. Jean Renoir avait atteint Hollywood en janvier 1941, préférant l’exil à la collaboration avec les Allemands et la Continental Films[1]. C’était une époque où une bonne moitié du cinéma américain était due, de près ou de loin, à des européens – et la guerre avait évidemment accentué cette tendance. Mais à la manière d’un Josef Von Sternberg (arrivé une décennie plus tôt), Renoir est déjà un grand cinéaste à son arrivée. Il a déjà cultivé « sa propre terre » le temps de quelques chefs-d’œuvre entre la fin du muet et le parlant. Ses premières collaborations américaines sont marquées par la contrainte alors que s’y mêlent ses thèmes et son approche du cinéma, son envie de réalisme social. L’indépendance qu’il gagne sur L’Homme du Sud marque comme un tournant, et, paradoxalement, projette le cinéaste dans une œuvre profondément américaine. Si américaine, d’ailleurs, que l’on pourrait se demander comment un « foreign director » a pu saisir avec autant de vérité cette mythologie du territoire et de la communauté – mais c’est aussi car l’universalité de cette Amérique avait alors transcendé le monde. L’histoire a beau être vieille comme le monde – un paysan, Sam Tucker (Zachary Scott), souhaitant « cultiver sa propre terre » et s’émanciper du patronat –, elle ne peut en même temps évoquer qu’un rêve américain ; autrement dit, et malgré toute la dimension renoirienne du film permise justement par cette indépendance, le même film n’aurait pas de sens en France.
Évidemment, par l’histoire, le cadre et la nature des personnages, L’Homme du Sud évoque John Ford et Steinbeck (guère étonnant quand Dudley Nichols, scénariste de Ford, a écrit des deux premiers Renoir américains). Adapté du roman Hold Autumn in Your Hand de George Sessions Perry (contemporain de Steinbeck, auquel il a souvent été comparé), le scénario, co-signé par Renoir, l’est également par Hugo Butler (collaborateur de Richard Thorpe, et bientôt de Robert Aldrich et Joseph Losey) et surtout, appuyé par deux collaborations non-créditées : William Faulkner – dont la verve native du Sud américain sied parfaitement au sujet – et Nunnally Johnson, notamment scénariste… des Raisins de la colère. Pourtant, l’œuvre en elle-même reste renoirienne. Malgré le haut-patronnage de Ford, Renoir fait par exemple peu de plans larges et, s’il a beau faire un film de territoire, il n’accorde pas beaucoup d’importance à la spatialisation (on ne situe pas toujours bien qu’est-ce qui est où dans la ferme à coton des Tucker). Renoir colle à ses personnages, à leur environnement immédiat : un poêle, une chaise, un chien, un porche. Le plan large n’a ni place ni logique dans ce dispositif ; ce que le cinéaste illustre superbement bien le temps de quelques plans de découverte de la ferme en ruine où, en voix-off (ou plutôt voix hors-champ), Sam Tucker et sa femme Nona (Betty Field) commentent les dégâts et les réparations à envisager – un moment de mise en scène très français au milieu de ce film très américain. Peut-être aussi car Renoir retrouve aux États-Unis deux collaborateurs français : son chef décorateur Eugène Lourié, et le chef-opérateur Lucien Andriot (émigré depuis 1914), dont la carrière entasse les grands noms, de René Clair à Raoul Walsh en passant par Tod Browning. Ou peut-être, aussi, car l’initiative-même du projet était d’ascendance européenne : c’est Robert Hakim, déjà producteur de Duvivier (Pépé le Moko), Carné (Le Jour se lève) et inévitablement Renoir (La Bête humaine), lui aussi exilé aux États-Unis, qui avait apporté à ce denier le livre de Perry – ce même Robert Hakim qui, quelques années plus tard, produira avec son frère Raymond les grands succès du cinéma européen, pour Michelangelo Antonioni, Luchino Visconti, René Clément, Luis Buñuel…
L’attention de Renoir pour ses personnages, et particulièrement les seconds rôles, qui ont tous une existence propre et pas seulement un aspect fonctionnel, porte ses fruits, renforcée par le fait que finalement, aucune grande star ne figure au générique (le couple devait être interprété par Joel McCrea et sa femme Frances Dee, mais ils se désengagèrent en amont du tournage, peu enthousiastes face au style de Renoir). Ce soin des seconds rôles, sans doute un trait alors particulièrement français (même chose chez Duvivier et Carné), confère au film toute son humanité : le voisin cruel a ses motivations (« Tout le monde a ses raisons », faisait dire Renoir à Marcel Dalio dans La Règle du jeu) autant que la grand-mère bougonne (Beulah Bondi, née en 1889, morte en 1981… quelle vie !), d’apparence caricaturale et à valeur humoristique, finalement touchante. Betty Field, quant à elle, vole presque la vedette, personnage féminin qui dans un premier temps subit en quelques sortes le choix de vie de son mari, puis parvient à s’imposer, devenir un moteur à part entière de cette nouvelle vie, trimant et pleurant dans les champs de coton, fière et inquiète elle aussi.
Seulement, Renoir n’est pas Ford pour autant et son aisance dans l’appropriation du mythe américain paraît moins transcendantale. Les incartades légères de Ford, où la gravité du récit trouvait aussi son authenticité dans le trivial de certaines situations, sont plus ou moins reprises dans L’Homme du Sud, avec une scène dans un bar qui dégénère, moment où la narration semble comme s’échapper de Renoir. Les faiblesses du film apparaissent, peut-être par sa nature chimérique, jusque dans sa forme : les efforts des collaborateurs français de Renoir sont alourdis par la musique de Werner Janssen, venant surligner la moindre émotion – les scènes où elle ne figure pas ou est en retrait paraissent d’autant plus belles. L’Homme du Sud est une œuvre belle et sensible mais qui manque de quelque chose pour toucher au sublime, malgré la pertinence de son écriture et de ses personnages. Au fond, l’indépendance de Renoir se heurte au concept-même du cinéma américain ; comme une manière de comprendre que le grand film américain de Renoir n’existera pas, ou alors qu’il s’agit d’un terrain d’essai à la coproduction internationale que sera Le Fleuve (1951). Ou plutôt, que finalement, rien ne vaut mieux que de « cultiver sa propre terre »…
The Southerner
Un film de Jean Renoir
Avec Zachary Scott, Betty Field, J. Carrol Naish
1945 – États-Unis
Théâtre du Temple
Cinéma
5 février 2020
[1] Dans Voyage à travers le cinéma français, Bertrand Tavernier rappelle que les motivations de Jean Renoir dans son exil ne sont pas complètement louables, ce dernier ayant laissé derrière lui des lettres infamantes et faisant la propagande de Vichy outre-Atlantique.