Deux ouvrages, sortis à quelques semaines d’écart, reviennent exclusivement sur le cinéma policier hexagonal : l’Encyclopédie du film policier français de Patrick Brion, et Le Cinéma policier français de Jean Ollé-Laprune. Deux approches différentes mais complémentaires d’un genre qui brille par sa disparité, sa densité, et surtout passionnant par son évolution depuis les quasi-débuts du cinéma.

Pour les raisons que l’on connaît, souvent quotidiennes, la police ne manque pas d’actualité en France depuis plusieurs années. Voilà pourquoi nous avions consacré, durant l’automne dernier, un numéro de Revus & Corrigés, intitulé Mondo Police, à cette question, à travers une réflexion sur un cinéma international policier d’après-guerre – plus précisément celui de cinq cinématographies affirmées : française, américaine, italienne, hongkongaise et coréenne. Mais tout ceci n’apparaît être que la partie émergée de l’iceberg à la lecture des opus de Jean Ollé-Laprune et Patrick Brion, qui se concentrent, eux, strictement sur le cinéma français, et sur plus d’une centaine d’années. La différence, également, repose sur la conception même du policier : nous nous en étions tenus à des films mettant en scène la police, le plus souvent de leur point de vue. Jean Ollé-Laprune et Patrick Brion embrassent le genre dans sa définition la plus large – plus généralement des films avec des investigations. Ollé-Laprune le résume dans l’introduction de son livre : « un film est policier dès lors qu’il met en scène des faits faisant intervenir la police, ou si tel n’était pas le cas, des faits dont elle ferait bien de se mêler rapidement… » L’avantage indéniable de cette définition étendue est la variété d’œuvres abordées au sein du cinéma policier français, d’un côté ou de l’autre de la loi, avec ou sans police, avec délits et crimes variés. Par ailleurs, chacun des deux auteurs s’accorde à dire que le genre policier, tout particulièrement, donne la température de son époque. D’une parce qu’il se passe à même la ville, la cité, quand il ne s’exile pas en province ; de deux, parce qu’il n’y a eu de décennie de cinéma français sans abondance de cinéma policier – jusqu’à l’Occupation, puisque le genre était particulièrement chéri par la Continental Films (la société sous contrôle allemand qui produisait les films français d’alors). Enfin, chacun des deux auteurs rappelle l’importance capitale de la littérature policière pour le cinéma, les adaptations étant légions, évidemment celles de Georges Simenon (Maigret et tant d’autres) que, plus généralement, le véritable socle qu’a représenté la collection Série noire dirigée par Marcel Duhamel.

Cependant, de ce postulat commun, la différence de choix éditoriaux des deux livres en font des aventures distinctes mais complémentaires dans le polar. Avec son Encyclopédie du film policier français, Patrick Brion, fidèle à ses habitudes, a opté pour une vision quasi-exhaustive, comme une bible (600 pages !), après avoir exploré de manière analogue, le western, film noir américain, et synthétisé, dans une édition analogue, la programmation du Cinéma de minuit. C’est l’un de ces livres dont la lecture doit s’accompagner d’un carnet et d’un crayon pour noter soigneusement les recommandations faites par l’auteur, particulièrement sur des films inconnus, oubliés, totalement en-dessous des radars cinéphiles, qui parfois sont de véritables pépites à découvrir, ou, tout simplement, proposent déjà une ou deux idées qui valent bien le détour. On retrouve ainsi, vaillamment défendus, les films d’Edmond T. Gréville (que Tavernier défend ardemment aussi), comme Le Port du désir (1955), ou divers noms moins connus, comme Marcel Pagliero (collaborateur de Roberto Rossellini) avec Un homme marche dans la ville (1950), Philippe Fourastié (ancien assistant de Chabrol et Godard) et son Un choix d’assassins (1967) ou encore Jean Tarride et son Chien jaune (1932), seconde adaptation des aventures de Maigret (incarné par le père du réalisateur, Abel Tarride). Certes les grands classiques inévitables sont cités, parfois abordés plus densément (les Chabrol, Melville, Corneau…), mais Brion n’est jamais plus passionnant que lorsqu’il s’entiche d’un cinéaste à réhabiliter ou d’un petit film à remettre sur le devant de la scène – il ne suffit parfois que d’une phrase pour comprendre l’enthousiasme de l’auteur et susciter l’envie (envie qui peut se heurter, pour certains films, à la difficulté pour les voir). Comme tous les autres ouvrages du genre de Brion, il faut aussi se « contenter » de ses notules, parfois très courtes (avec la simple mention « Polar de série » quand il n’y a rien à dire dessus), contrainte inéluctable de l’encyclopédie. Brion, qu’on sait fort bien documenté, a par ailleurs régulièrement recours à de nombreuses citations, permettant ainsi de jongler entre différents regards. Au fur et à mesure des décennies, on sent évidemment que l’intérêt de Brion est peut-être moindre pour le genre (avec des auteurs contemporains qu’il apprécie néanmoins, dont Nicolas Boukhrief ou Olivier Marchal), qui s’est industrialisé entre les années 1980 et 1990, produisant des polars à la chaîne – et aussi souvent pour des chaînes. En cela, le livre est aussi intéressant sur la trajectoire du genre et son évolution au gré des mouvements culturels et politiques français. La sélection s’achève en 2019 – année assez intéressante où se côtoient notamment Roubaix, une lumière, d’Arnaud Desplechin, Trois jours et une vie de Nicolas Boukhrief, et l’un des grands succès de l’année, Les Misérables de Ladj Ly.

Le Corbeau (1943) de Henri-Georges Clouzot.

C’est sur ce dernier aussi que s’achève Le Cinéma policier français de Jean Ollé-Laprune, qui s’étale sur la même période, depuis les serials de Louis Feuillade des années 1910. Quoi qu’Ollé-Laprune remonte un brin plus loin, ouvrant son livre sur Histoire d’un crime (1901) de Ferdinand Zecca, produit par Pathé, métrage de cinq minutes présentant déjà un flashback et des ellipses (procédés qui seront au cœur du polar au cinéma). Passé ce cap, le procédé de « sélection » d’Ollé-Laprune est radicalement différent : cent films de cent cinéastes, impliquant, comme condition, pas plus d’une œuvre par réalisateur. C’est là où s’opèrent des choix intéressants, qui lui font préférer, chez Melville, Le Samouraï (1967) au Cercle rouge (1970), ou, chez Corneau, Série noire (1979) à Police Python 357 (1976). L’avantage, c’est que l’auteur consacre à peu près (sauf en quelques exceptions) la même quantité de texte à chacun des films choisis, ce qui permet de rentrer plus en détail dans leur production ou leur héritage (accessoirement, chaque film est accompagné par une poignée d’encadrés contenant diverses anecdotes). Par ailleurs, il est plaisant de constater que lorsque les livres d’Ollé-Laprune et Brion se croisent sur certains films, comme par exemple, Pièges (1939) de Robert Siodmak, l’un et l’autre n’en racontent pas tout à fait la même chose. De manière générale, Jean Ollé-Laprune s’attache encore davantage au contexte, n’hésitant pas à faire quelques précieux détours biographiques autour de certains collaborateurs des films. En cela, il en fait un livre peut-être plus accessible, plus didactique dans ses choix et leur explication. Le format « oblige » l’auteur à consacrer autant d’importance aux films plus contemporains, parmi lesquels Les Rivières pourpres (2000) de Mathieu Kassovitz, Le Petit Lieutenant (2005) de Xavier Beauvois  ou le plus méconnu Une nuit (2012) de Philippe Lefebvre. Surtout, comme Brion, Ollé-Laprune sait lui aussi remettre en avant des oubliés ou méconnus, que ce soit ceux d’auteurs pourtant renommés, comme La Mort de Belle (1961) d’Edouard Molinaro, tiré de Simenon et dialogue par Anouilh, une commande où le cinéaste a néanmoins livré « l’un de ses films les plus personnels » ; ou alors ceux de metteurs en scènes zappés, comme Identité judiciaire (1951) de Hervé Bromberger, un polar sous influence américaine qui « se distingue par un soin tout particulier apporté à la réalisation. » Là aussi, même s’il n’y a « que » cent films, les quelques œuvres citées à (re)découvrir valent le coup de se munir aussi d’un carnet et d’un crayon pour les noter.

Enfin, s’il fallait le rappeler, les livres de Patrick Brion et Jean Ollé-Laprune sont aussi deux aventures esthétiques dans un genre fortement connoté visuellement : par les chapeaux, les imperméables, les uniformes, les scènes de crime – les deux ouvrages sont densément illustrés en ce sens. Mention spéciale pour l’Encyclopédie de Patrick Brion qui met parfois particulièrement bien en avant le magnifique travail des affichistes du cinéma français. Bref, ce que l’on aurait pu imaginer comme une concurrence entre les deux propositions relève davantage, in fine, d’une relation complémentaire – selon aussi ce que l’on attend du genre. Ceci dit, ils prouvent tous les deux, à leur manière, que le cinéma français est bien plus riche que les cases dans lesquelles on veut bien trop souvent, et commodément, le faire rentrer. Même dans un genre aussi populaire, ayant connu le pire comme le meilleur, que celui du film policier, qui aujourd’hui, plus que jamais, nous est précieux pour comprendre la perception d’une institution en crise.

 


Encyclopédie du film policier français

Patrick Brion
Éditions Télémaque
600 pages
3 décembre 2020
63€

 


Le Cinéma policier français

Jean Ollé-Laprune
Éditions Hugo Images
239 pages
2 octobre 2020
24,95€