Vingt ans après la sortie de la très marquante série The Wire, David Simon signe une nouvelle mini-série politique, We Own this City. David Simon se situe dans la lignée de ces grands cinéastes qui, tels Frank Capra, John Ford, ou Alan J. Pakula, ont questionné à travers leurs films les modes de pouvoir aux États-Unis. Pourtant, dans les séries qu’il a créées, cet ancien journaliste est allé le premier là où peu s’aventuraient.

Dossier originellement publié dans Revus & Corrigés N°14 – La campagne électorale en images.

De 2002 à 2008, avec son complice Ed Burns, David Simon a transcendé, avec The Wire la série policière traditionnelle,  décortiquant à chaque nouvelle saison les défaillances des institutions américaines. La police, le système éducatif, le journalisme… la série n’épargne personne, montrant avec un sens journalistique certain les effets dévastateurs d’une politique américaine rongée par les manquements, la soif de pouvoir, la corruption. Là où d’autres se focalisent sur la fonction présidentielle suprême
(24h chrono, À la Maison Blanche), The Wire se distingue en s’intéressant à la politique locale de la ville de Baltimore. À son image, toute l’œuvre de David Simon se lit comme un témoignage fictionnel mais informé, quasi-documentaire, d’histoires de vies au pays de la liberté. Un geste journalistique autant que politique, que Simon imprègne de son regard humaniste et profondément pessimiste.

Le témoin du mal

« Je ne me considère en aucune sorte comme un militant, déclarait-il en 2008. J’ai été témoin d’un certain nombre de croisades menées par des journaux. Elles se terminent mal, soit parce qu’elles sont frauduleuses, soit parce qu’elles inspirent des législations qui aggravent la situation. Je me considère comme quelqu’un qui vient au feu de camp avec un récit aussi vrai que possible. Mais je suis très en colère contre la structure politique [1]. » De Generation Kill (David Simon et Ed Burns, 2008) et ses jeunes Marines engagés dans la guerre d’Irak à The Deuce (George Pelecanos et David Simon, 2017-2019), plongée dans l’industrie pornographique new-yorkaise des années 1970, chaque nouveau récit a beau proposer un ailleurs géographique ou temporel, la colère reste vive. Dans The Wire, Show Me a Hero [2] (David Simon et William F. Zorzi, 2015), et The Plot Against America (David Simon et Ed Burns, 2020), elle culmine à ce moment si emblématique de la vie politique qu’est la campagne électorale.

Tommy Carcetti (Aidan Gillen) en campagne dans The Wire (2002-2008).

Les files d’attente s’étirent devant les bureaux de vote, on sort de l’isoloir remplis d’espoir pour certains, pleins de désillusions pour d’autres, ou de désintérêt. La saison 4 de Treme (Eric Ellis Overmyer et David Simon, 2010-2013) débute le 4 novembre 2008, jour de l’élection présidentielle de Barack Obama. L’électorat noir de la Nouvelle Orléans s’est mobilisé, la liesse éclate dans les rues, tandis que la foule émue assiste au discours du premier président noir des États-Unis. « Le changement est arrivé en Amérique », annonce Obama. Mais autour des badauds noirs du quartier de Treme, des voitures de police sont postées à chaque coin de rue. Ce contraste, cet espoir suivi d’un désenchantement immédiat, est un élément systématique de l’œuvre de Simon. L’attente dans l’efficacité politique est un cercle infernal auquel il faut participer tout en étant à peu près sûr du résultat. Le Mythe de Sisyphe, d’Albert Camus, n’est-il pas d’ailleurs, pour le showrunner, une référence fondamentale ? « Ce que j’ai retenu de Camus, expliquait-il en 2014, c’est l’idée que s’engager pour une cause improbable ou certaine d’échouer paraît absurde. Mais ne pas s’engager est également absurde compte tenu de la situation. » Les gens qui ne votent pas, résume Simon, ne parviendront à rien sinon à provoquer « un déclin plus rapide de leur société [3] ».

Les héros qu'on mérite

Dans Show Me a Hero, il retrace la réelle carrière politique de Nick Wasicsko (Oscar Isaac) qui, de jeune idéaliste et candidat à la mairie, va s’abîmer au contact du pouvoir. David Simon dépeint avec finesse et subtilité toutes les strates de l’environnement complexe de son personnage, et nous plonge dans son intimité, ses aspirations et ses tourments. L’idéalisme de Wasicsko ne l’empêche pas de céder aux facilités électorales pour accéder au pouvoir, tandis qu’à ses justes combats se mêle une soif toujours plus grande de reconnaissance. Simon pointe le rythme infernal des campagnes qui se succèdent, la course à la réélection, et dénonce les stratégies incessantes de découpage des circonscriptions qu’opèrent les élus pour garantir leur victoire. « Avec le redécoupage, je perds quoi qu’il arrive » déplore une conseillère municipale sur la sellette. Dans The Wire, le candidat à la mairie Tommy Carcetti (Aidan Gillen) découvre que le redécoupage opéré quelques années plus tôt pour lui faire gagner des électeurs blancs et obtenir son poste de conseiller municipal pourrait bien lui coûter la mairie de Baltimore. Simon révèle les étapes ingrates et les embûches qui attendent les candidats. Ici, Carcetti s’adresse aux quelques résidents d’une maison de retraite qui l’écoutent d’une oreille distraite. Là, Wasicsko tente de distribuer ses tracts aux passants peu amènes. Les candidats se ruent sur les sondages pour en analyser les chiffres, quand les sondés ne semblent guère concernés. Rivée aux réponses de leur candidat, l’équipe de Carcetti assiste au débat pour la primaire à l’élection municipale. Les habitants de Baltimore, eux, le regardent à la télévision, mais ont vite fait de changer de chaîne.

Passation de pouvoirs entre le maire sortant (Jim Belushi) et le maire élu (Oscar Isaac) dans Show Me a Hero (2015).

Dans Show Me a Hero, la violence de la vie politique occupe le premier plan. Des résidents
blancs de classe moyenne à Yonkers dans l’État de New-York manifestent avec hargne contre la
construction de logements sociaux. Ils invectivent Wasicsko à coup d’injures, de crachats, et de menaces de mort. Face à la foule, telle une meute, Simon expose la réelle fragilité physique et psychologique des  personnalités politiques confrontées à un tel déferlement de violence. Outre l’opposition électeurs-élus, la brutalité des relations au sein du corps politique transparaît. Dans The Wire, Carcetti voit le maire sortant se livrer à des coups bas (des travaux inopinés et bruyants devant la porte de son QG de campagne) et des campagnes de diffamation à son encontre. Dans Show Me a Hero, Wasicsko, pour qui l’élection devient une obsession, trahit ses proches et ses principes, creusant autour de lui une solitude qui lui sera fatale. Et doit supporter les outrances de Hank Spallone (Alfred Molina), conseiller municipal qui joue avec cynisme sur la fronde populaire, attisant la haine contre le jeune
maire. Show Me a Hero a beau débuter à la fin des années 1980, l’Amérique de Trump, raciste, antisémite et antidémocratique, est déjà là tout entière.

Miroir, miroir

L’époque de la fiction importe peu, David Simon œuvre toujours en miroir de l’actualité. Au cœur de son analyse, on trouve le péché originel de l’Amérique : la question de l’intégration des Noirs dans la société, les relations entre les individus de différentes origines ou religions. Dans The Plot Against America, Simon adapte le roman éponyme de Philip Roth, qui imagine une Amérique où le sympathisant nazi Charles Lindbergh (Ben Cole) aurait gagné l’élection présidentielle de 1940. Si Lindbergh était, lui, bien un héros avant d’être décoré par Hermann Göring, le parallèle entre la mini-série de Simon et ce que traverse la démocratie américaine sous la présidence de Donald Trump est glaçant. « Cet homme est inepte, il ne devrait pas être président », entend-on un personnage asséner à l’écoute d’un discours du président Lindbergh. Une fois de plus, c’est la campagne électorale qui sert de point culminant, lorsque le père de famille Herman Levin assiste au rassemblement politique d’un opposant à Lindbergh. Lorsque des nazis infiltrent la foule et commencent à frapper les membres du public, la police regarde faire d’un œil approbateur. « C’est l’équivalent de Charlottesville [4] », indique Simon, en référence aux manifestations en 2017 de néo-nazis dans cette ville de Virginie, où une manifestante antiraciste fut volontairement tuée, écrasée par un jeune conducteur d’extrême droite. « Je n’ai jamais voté à une élection présidentielle américaine pour un candidat avec lequel j’étais complètement d’accord. […] Et pourtant, chaque vote a compté. L’élection de 2016 [qui a vu la victoire de Trump, ndlr] est un exemple déterminant de la première règle en politique : les choses peuvent toujours empirer [5]. » Comme Sisyphe poussant son rocher au sommet d’une montagne pour le voir immédiatement dégringoler, le vote se réitère avec ce qu’il porte d’espoir, de résignation, d’attentes et de déception. C’est Nick Wasicsko célébrant avec joie le soir de son élection de maire parmi la foule qui, des années plus tard, assistera à une cruelle défaite électorale dans son salon, avec pour seul entourage son épouse et son frère. C’est Herman Levin, ravagé par l’angoisse, écoutant la radio dans l’attente des résultats de la présidentielle, qui décideront si son pays retrouvera ses idéaux démocratiques ou plongera dans sa folie raciste. The Plot Against America est diffusé aux États- Unis quelques mois avant l’élection présidentielle de 2020. Soit quelques mois avant l’invasion du Capitole par des suprématistes blancs aux drapeaux confédérés. Avant que Donald Trump ne s’obstine
dans le mensonge d’une élection volée, après s’être livré des années durant à une campagne de fausses informations pour délégitimer le vote. Avant que des élus républicains ne proposent dans 43 États des lois destinées à limiter le vote des Afro-américains. Dans l’uchronie de David Simon, des électeurs regardent impuissants des hommes venir récupérer des urnes pleines, soit-disant défectueuses. The Plot Against America se termine sur des bulletins de vote qu’on brûle tandis que l’attente d’Herman Levin se prolonge, l’oreille tendue vers la radio. « Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde », écrivait Camus de Sisyphe et son rocher. « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. » Ou comme le résume David Simon, « Il n’y a rien d’autre à faire que de se battre [6] ».

Elsa Colombani

Walter Winchell (Billy Carter) candidat dans l’uchronie The Plot Against America (2020).
Image de couverture : Charles Lindbergh (Ben Cole) et le rabbin Lionel Bengelsdorf (John Turturro) dans The Plot Against America (2020).

[1] Meghan O’Rourke, entretien avec David Simon, « Behind The Wire », Slate, 4 janvier 2008.

[2] Dont les six épisodes ont été réalisés par Paul Haggis.

[3] Bill Moyers, « David Simon on Our Rigged Political System », Truthout.org, 18 février 2014.

[4] Alex Bilmes, « David Simon: “There’s Nothing To Do But Have The Fight” », Esquire.com, 11 juillet 2020.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

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