C’est sans doute le film sur la rafle du Vel’d’Hiv, dont on commémorera dans une dizaine de jours le 80e anniversaire. C’est aussi le film de l’acteur-producteur qui est sans doute, à ce moment-là, la plus grande star du cinéma français, Alain Delon (actuellement à l’honneur au festival La Rochelle Cinéma), dans une quête de déconstruction de sa propre image. C’est enfin le film d’un cinéaste singulier et inclassable, Joseph Losey (récemment au cœur d’une rétrospective à la Cinémathèque française) qui a mis en images ce cauchemar honteux et traumatique de l’Histoire française.

La décennie 1970 est marquée par l’apparition de films consacrés au régime de Vichy. Suite à la sortie du Chagrin et la Pitié (1969), de Marcel Ophüls, des cinéastes vont lever à l’écran les interdits historiques et politiques en vigueur liés aux décisions prises par l’État français au cours de l’Occupation. Que ce soit Lacombe Lucien (1974), de Louis Malle, Les Guichets du Louvre (1974), de Michel Mitrani ou Section spéciale (1975), de Costa-Gavras, chacun aborde la responsabilité du gouvernement français d’une façon plus critique qu’il ne le fut fait jusqu’ici. Réalisé par Joseph Losey, Mr. Klein (1976) se démarque encore plus de part son style à la fois onirique, réaliste ou abstrait, mais surtout par la manière qu’aura le cinéaste d’aborder le sujet, la rafle du Vel’ d’Hiv, en mettant un personnage ordinaire dans une situation extraordinaire.

Dans sa construction dramaturgique, Mr. Klein n’est pas sans rappeler La Mort aux trousses (1959), avec ce thème de l’homme pris pour un autre qui va s’interroger tout au long de l’histoire plus que se justifier de certains actes. Seulement à la différence du film d’Alfred Hitchcock, outre le contexte et le genre, Mr. Klein est moins une œuvre sur le double que sur l’autre. En effet, tout est fait ici pour que le personnage principal incarné par Alain Delon finisse par accepter son destin. La question de l’identité même est le sujet principal. Qui suis-je ? Joseph Losey ne cherche pas à raconter l’histoire d’un imposteur ou d’un dédoublement qui lorgne par moment du côté fantastique. Dans cette étrange cavale, renforcé par l’absence de musique qui n’intervient qu’à deux reprises (en dehors de la soirée au cabaret, dans une salle où l’on voit plus de Français que de soldats allemands ce qui en dit long sur le message que veut faire passer le cinéaste), Joseph Losey met en scène la longue marche d’un homme amené à se fondre dans un ensemble alors qu’il a toujours fait preuve d’un individualisme forcené. 

Une œuvre nécessaire pour deux aventuriers

Le film repose sur une adéquation totale entre, d’une part un metteur en scène et un sujet ; d’autre part un acteur et un rôle. Joseph Losey est le réalisateur légitime pour aborder un tel sujet, de part son parcours humain et cinématographique. Le racisme, l’oppression sur un individu, sont des thèmes présents dans ses précédents films mais aussi des ressentis qu’il a lui-même vécu à l’époque du maccarthysme quand il dut quitter les États-Unis. Losey n’essaye pas non plus de créer une connivence entre le spectateur et le film, ni n’engendre de l’apitoiement ou de l’empathie. Ce qui lui importe, c’est la réflexion plus que l’identification ou la compassion. Sa situation personnelle et son expérience professionnelle lui permirent de recréer l’atmosphère de peur diffuse et d’indifférence qui environne ceux que traque un régime autoritaire. 

De son côté, et plus d’une fois jusqu’ici, Alain Delon fut au centre de films mettant en cause certains faits dont la responsabilité incombait à l’État : L’Insoumis, Les Centurions, Deux hommes dans la ville… Par ailleurs, et à plusieurs reprises, il incarna des personnages doubles, ou des protagonistes se substituant à un autre : Plein soleil, Les Félins, La Tulipe Noire, William Wilson, Zorro, Nouvelle Vague ; Mr. Klein faisant figure d’apogée. Dans ses films et quelques autres, l’acteur croise et fixe systématiquement un miroir reflet d’une âme mystérieuse. Comme ce fut le cas auparavant avec des cinéastes tels que Clément, Visconti ou Melville, la personnalité d’Alain Delon va inspirer la mise en scène de Joseph Losey. Alain Delon donne ici une version négative des personnages qui ont fait sa gloire : il est l’incarnation parfaite d’un salaud ordinaire. Dans ce monde clos, où l’énergie juvénile de l’acteur se mue en un hiératisme statuaire, l’acteur ne montre plus l’aspect angélique, héroïque ou tragique des personnages qui le caractérisaient jusqu’ici mais seulement la complexité. En choisissant d’incarner ce personnage et de produire ce film, Alain Delon, silhouette raide et visage pâle, plonge dans un milieu qui n’est pas le sien. Le personnage vient à lui par ses zones d’ombres car d’une certaine façon il en porte en lui de terribles. À peu près à la même époque, Pascal Jardin écrivait au sujet de l’acteur : « Tous les personnages qui cohabitent en lui s’entendent mal entre eux. » 

Delon et ses doubles

Alain Delon est un être complexe au sens étymologique du mot, à savoir qu’il est fait de plusieurs éléments. Tout au long de son parcours, il est étrange de remarquer qu’il s’est souvent défini par rapport aux autres : ses personnages à l’écran mais aussi ceux rencontrés dans sa vie. Que ce soit avec des références faisant office de figure paternelle qu’il défie ou dépasse le temps d’un film, ou de vedettes auxquelles il est associé, plus souvent sur le plan commercial ou artistique, quelques rares fois les deux, reste que la présence d’un double et la perte de l’identité sont les spectres qui hantent sa filmographie. Alain Delon, ce n’est donc pas la performance mais l’existence. Habitué donc à incarner (à être ?) des personnages inadaptés au bonheur, presque autodestructeur, Alain Delon, dont on peut croire qu’il fut et reste encore à la recherche de son identité, trouve ici le rôle de sa carrière. Preuve en est aussi toutes ses séquences dans lesquelles en le voyant jouer, parler, marcher, on perçoit les leçons apprises et retenues auprès de ces maîtres : Clément, Visconti et Melville. Alain Delon est un aventurier, dans la vie comme dans les choix artistiques qu’il effectue. Il s’aventure là où il veut : rien ne le prédestinait ni ne le prédisposait à incarner ce personnage, à financer ce film qui faisait peur à tout le monde, si ce n’est au nom du point de vue artistique et sûrement individuel. Une façon pour lui, homme libre, recru d’épreuves, finalement détaché de tout jugement politique mais pas d’une certaine morale, de faire son travail d’artiste : interpeller le spectateur. Il en est de même pour Joseph Losey. 

Présenté à Cannes le 22 mai 1976, le film n’aura pas les faveurs du jury et le public ne sera pas au rendez-vous. Document au sens de réalité en raison d’une retranscription quasi parfaite à l’écran, à l’exception de quelques anachronismes conférant toutefois au film une atmosphère encore plus tragique, Mr. Klein est avant tout un chef d’œuvre esthétique et éthique.

Mr KLEIN
Joseph Losey, 1976, France – Italie

Les Acacias Distribution
Au cinéma le 6 juillet 2022

Studiocanal
En coffret Blu-ray / livre 29 septembre 2021

Ce coffret hors-série n°2 de la collection « Make my Day » dirigée par Jean-Baptiste Thoret, présente un accompagnement éditorial particulièrement complet : la traditionnelle préface de Thoret (8 min.) ; une analyse de Michel Ciment (47 min.) ; un entretien avec le monteur Henri Lanoë (25 min.) ; un entretien avec l’historien Laurent Joly (68 min.) ; enfin, la longue émission Les Dossiers de l’écran : Pétain, diffusée en 1976 (la même année que Mr. Klein), un débat délicat où, trente ans après la fin de la guerre, pétainistes et résistants s’affrontent devant les caméras de la télévision – un document fascinant.

Enfin, l’imposant livre de 180 pages, composé de nombreux textes (parmi lesquels on retrouve les plumes d’Olivier Père, François Angelier, Stéphane Bou et Thoret lui-même), d’un historique complet et passionnant et remarquablement narré de la genèse complexe de Mr. Klein, signé Samuel Blumenfeld, ainsi que divers textes et documents plus anciens, dont l’acceuil critique à sa sortie.

Catégories : Critiques