Tout est fou dans Ludwig : du projet de presque quatre heures de Visconti au choix audacieux de faire renouer à Romy Schneider le rôle de Sisi l’Impératrice. Ce qui aurait pu être un immense kouglof kitch s’est avéré le plus grandiose projet de son époque.

Ludwig est un film fou. Un film torrent, monstrueux. Un film total, aux frontières extrêmes du kitsch et du sublime. Réalisé en 1973, il est pensé par Visconti comme le second opus d’une tétralogie allemande, entamée en 1969 avec Les Damnés et poursuivie deux ans plus tard avec Mort à Venise. La Montagne magique, autre adaptation de Thomas Mann, était censée conclure le cycle que le maestro laisse inachevé, meurtri par une attaque cérébrale (survenue sur le plateau de Ludwig) qui laisse son corps partiellement paralysé. Deux films suivront encore : Violence et Passion en 1974 et L’Innocent en 1976, lourds l’un comme l’autre du fantôme de ce film non fait, comme les précédents portaient en eux les germes du « scénario Proust » abandonné.

L’idée de vouloir mettre en scène le destin de Louis II de Bavière, bâtisseur de palais fantasques et rococos, mécène idolâtre de Wagner et dilapidateur de l’argent de la couronne au point de se faire déposer par un coup d’État et interner de force, est en soi surprenante. Le choix de donner au film une telle monumentalité (la durée totale atteint quasiment les quatre heures) est tout bonnement ahurissant. Peu de films auront ainsi documenté un tel lâcher-prise de la part d’un réalisateur – le très contemporain Voyages avec ma tante (1972) de George Cukor peut-être, à sa manière et dans le cadre bien plus restreint d’une production hollywoodienne – qui paraît ouvrir grand les vannes de son imaginaire le plus baroque et le moins empêché. Il y a quelque chose de dégénéré dans Ludwig, au sens de régressif, qui produit chez le spectateur assommé par le métrage du film et par sa déflagration ininterrompue d’opulence et d’imagerie romantique, un effet de sidération absolu. Vu récemment au festival de Bologne (Il Cinema Ritrovato) dans une salle comble, le film scandé par ses différentes parties, chacune longue comme un film « classique », achevait de faire entrer le public dans un état proche d’une transe collective.

Liberté retrouvée

La question demeure. Louis II de Bavière est-il un autoportrait angoissé de Visconti lui-même ? Un rôle offert à Helmut Berger comme une lettre d’amour trouble et venimeuse ? Une tentative de trouver une forme cinématographique à la musique opératique de Wagner ? Tout cela, sans doute, et bien d’autres choses encore, qui échappent à une réduction simpliste, trop rapide, à un sens unique qui exclurait tous les autres. La décadence du « roi fou » aux dents noircies, comme la nature exacte de son trouble – et l’existence réelle de celui-ci – reste opaque et voilée, et la fascination de Visconti à son égard demeure un secret bien gardé.

Plus limpide est le rôle qu’interprète dans le film Romy Schneider. Il y avait de quoi surprendre l’actrice, en effet, lorsque le réalisateur italien lui proposa dix ans après le sketch Il Lavoro (Le Travail) du film collectif Boccace 70, de renouer leur collaboration autour du rôle qui n’était rien moins que celui de Sissi l’Impératrice. Il est certainement inédit, avançait Frédéric Bonnaud en préambule de cette même séance de Bologne mentionnée plus haut, qu’une comédienne se soit vue présenter l’opportunité d’interpréter ainsi deux variations si différentes du même rôle, au service qui plus est, de cinémas aussi radicalement différents. Romy Schneider retrouvait donc les habits impériaux de celle que le film mentionne cette fois-ci par son titre officiel, Élisabeth d’Autriche ; cousine de Louis II de Bavière, nouant avec ce dernier une relation d’amour platonique. 

Ce rôle était, pour l’actrice viennoise, une forme de libération. Visconti lui offrait de revenir sur cette image sucrée et fausse, en partie forgée par sa mère, l’actrice Magda Schneider, qui avait su imposer sa fille comme le visage doux et lisse de cette série de films d’opérette autrichiens qui l’avait présentée au monde. Son Élisabeth de 1973, fière et digne, ombrageuse, tirait un trait définitif sur cet enfant modèle au sourire figé, cachant à l’orée des années 1950 les réalités d’une société d’après-guerre trop tranquille qui n’étaient pas les siennes. Libre, enfin, elle se réappropriait en contrechamp de la décadence de Louis, son propre reflet de celluloïd.

LUDWIG : LE CRÉPUSCULE DES DIEUX

Luchino Visconti (1973)
STUDIO CANAL
COMBO UHD + BLU-RAY le 7 décembre 2022

En complément, le documentaire Ludwig, Un voyage au bout de la nuit de Dominique Maillet avec Laurence Schiffano, biographe de Luchino Visconti et Giorgo Treves, réalisateur, scénariste, assistant de Luchino Visconti (45 min.)