Tourné au moment de la suppression du régime de l’Apartheid, le film sud-africain Sarafina ose regarder droit dans les yeux la sombre histoire du pays à travers le parcours d’une adolescente de Soweto. Entre comédie musicale et drame politique engagé, une des plus belles redécouvertes de cette édition de Cannes Classics.

Un sourire radieux, des yeux pétillants… C’est avec la malice des adolescentes de son âge que Sarafina rêve son avenir. Dans un tour de chant imaginaire aux chorégraphies dignes de Broadway, la voilà en train de fantasmer sa réussite. Une carrière d’actrice hollywoodienne en route vers les Oscars lui irait bien. Mais voilà. Sarafina est une jeune fille noire du township de Soweto, l’un des plus précaires d’Afrique du Sud. Nous sommes en 1976 et l’adolescente, fervente admiratrice de Nelson Mandela, rêve de liberté avec ses amis sous l’impulsion d’une professeure militante incarnée par Whoopi Goldberg. Mais la répression des forces de l’ordre face à cette jeunesse pleine d’espoir fera grandir plus vite que prévu Sarafina. Adapté d’une pièce musicale montée à Johannesburg en 1987, puis reprise à Broadway, le film joue sur deux tableaux parfaitement articulés entre eux.

D’un côté il y a la comédie musicale, avec ses tableaux colorés à la mise en scène stylisée et menés par l’énergie des rythmes d’inspirations africaines. Ils sont peu nombreux, cinq à six au total, et apparaissent à l’écran comme des moments d’espoir. C’est une ode à la liberté et à la fin de l’Apartheid qui est chantée, avec ce fil rouge de la préparation en cachette par les élèves d’un show en hommage à Nelson Mandela. De l’autre, il y a la fresque politique réaliste qui n’édulcore absolument rien de la violence. Répression policière, séquences de torture en prison sur les étudiants, actes de vengeance. La représentation faite par Sarafina de la plus dure période de l’Apartheid surprend par une crudité que l’on n’attendait pas au démarrage de cette fable musicale. À sa sortie en salles en 1992, le film fut d’ailleurs amputé de ses séquences les plus graphiques dans certains pays pour éviter d’être classifié trop sévèrement. Coupe malheureuse la représentation de cette dualité entre les espoirs de la jeunesse et efforts violents du régime Afrikaners pour contenir la révolte fascine dans le film.

L’œil de la jeunesse

Sarafina (1992) © Distant Horizon Limited

Les émeutes de Soweto, représentées au milieu du long-métrage, sont connues comme le paroxysme de la violence envers les populations noires d’Afrique du Sud. Le 16 juin 1976, des milliers de jeunes défilent dans les rues pour s’opposer à l’application de l’Afrikaans comme langue officielle d’enseignement, au même degré que l’Anglais. La police tire à balles réelles. Officiellement, 23 jeunes sont décédés. Officieusement le bilan se compterait à plusieurs centaines de victimes. Si l’événement avait déjà été montré auparavant au cinéma dans des productions américaines (Cry Freedom de Richard Attenborough en 1987, Une saison blanche et sèche d’Euzhan Palcy en 1989), Sarafina est le seul film traitant de ce trauma exclusivement du point de vue d’une adolescente, la principale actrice de cette manifestation. Le réalisateur Darrell Roodt s’attarde à la fois sur le parcours qui la mène dans la rue (l’influence d’une professeure, la force du groupe dans le combat…) et les conséquences de la répression (violence qui s’exacerbe, arrestations…). Il est aussi intéressant d’observer que la quasi-totalité des personnages du film sont noirs. Les seuls Afrikaners apparaissant à l’écran sont issus des forces de l’ordre, sans compter une brève séquence avec la patronne de la mère de Sarafina, bourgeoise des beaux quartiers. Dans la plupart des autres productions sur le sujet, dont celles citées plus haut, on retrouvait toujours le point de vue de personnages blancs, comme pour évoquer un regard occidental sur la situation ou le poids de la culpabilité. Sarafina est ainsi un film tout à fait inédit dans sa représentation, et qui insiste enfin sur l’espoir et la capacité de résilience d’un peuple meurtri.

Sarafina (1992) © Distant Horizon Limited

Produit et tourné au moment du crépuscule du régime de ségrégation, le rêve d’une nation arc-en-ciel s’imprime sur pellicule, particulièrement dans son final musical euphorisant. L’ode à Nelson Mandela, idole de Sarafina, a une saveur particulière quand on sait que le militant sera libéré quelques mois avant la sortie du film – le générique de cette version restaurée contient d’ailleurs la réaction du futur président à la sortie du film. L’engagement de ce projet en faveur de la place des femmes dans le mouvement est aussi important, comme a tenu d’ailleurs à le rappeler en préambule de la projection cannoise l’actrice Leleti Khumalo, interprète de Sarafina. Ce sont deux femmes qui mènent la danse ici, l’adolescente et son inspirante mentor Whoopi Goldberg, alors au sommet de sa gloire avec la sortie la même année de Sister Act (1992) et qui est la première actrice afro-américaine à avoir pu tourner en Afrique du Sud. Notons aussi la présence de la grande artiste sud-africaine Miriam Makeba dans le rôle de la mère de Sarafina, personnage incarnant la passivité des générations précédentes face à la domination Afrikaners, qui éblouit par sa voix lors d’une des scènes musicales les plus touchante du film en duo avec Leleti Khumalo. 30 ans après sa première présentation à Cannes hors-compétition et son succès populaire dans l’Afrique du Sud réunifiée, l’œuvre de Darrell Roodt continue de rapeller avec fougue l’histoire des luttes contre l’Apartheid et le rôle clé de la jeunesse. Inspirant.  

Pour en savoir plus sur l’impact et la représentation de l’Apartheid dans le cinéma sud-africain, lire notre article « De l’autre côté de l’Arc-en-ciel » publié dans Revus & Corrigés n°10 – Histoire(s) des cinémas d’Afrique(s).

SARAFINA
Darrel James Roodt, 1992, Afrique du Sud

Présenté dans la sélection Cannes Classics 2023

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