Tourné clandestinement en 1987, Yolande Zauberman signe avec Classified People un premier film foudroyant sur la violence du régime sud-africain. Au cœur du documentaire : le témoignage d’un couple brisé par l’instauration de ce système. Une œuvre rare et essentielle pour comprendre la violence de cette période qui ressort en salles en version restaurée.
Blancs. Noirs. Asiatiques. Coloured.
En 1950, l’Afrique du Sud met en place une classification de la population selon sa couleur de peau. Le pays, dominé par les Afrikaners, est entré depuis deux ans dans le régime de l’Apartheid qui perdurera jusqu’en 1991. Cette ségrégation, Robert va la subir dans sa chair. Sa peau est blanche, pourtant le tribunal l’étiquette comme métis (ou “coloured” – qui regroupe métis, arabes et hispaniques). Son argument : il a combattu volontairement pendant la guerre au sein d’un régiment d’hommes de couleurs. Sa femme et ses enfants, eux, sont sans hésitation considérés comme blanc. Après le décès de son épouse, ses fils le renient. Robert ne peut plus vivre dans les zones résidentielles blanches, ni fréquenter les lieux réservés aux blancs… 40 ans plus tard, le vétéran, en compagnie de sa seconde épouse Doris, une femme noire, évoque avec une force incommensurable ce drame familial à Yolande Zauberman. Si Classified People ouvre aussi le débat à une réflexion globale sur le régime de l’Apartheid avec l’intervention de personnes annexes à l’histoire de Robert et Doris (un journaliste, un homme ivre et raciste, un militant anti-apartheid blanc,…), c’est avant tout ce témoignage bouleversant qui éclaire sous un angle nouveau et très intime le drame sud-africain.
C’est dans un cadre clandestin que Yolande Zauberman se lance dans ce tournage en 1987, armée d’une caméra 16mm à l’objectif rapidement défaillant (d’où l’aspect flou du film, joli accident esthétique). La cinéaste reste au total trois mois et demi sur place à s’imprégner de son sujet, à rechercher des témoignages. Après quelques désillusions, elle se tourne naturellement vers l’histoire de Robert et tourne le film en seulement quelques jours. Elle y ajoute aussi de longs travellings sur les paysages sud-africains, de la ville aux townships, qui fait de Classified People une photographie du pays, où le racisme impacte l’urbanisme. Son documentaire reposera sur l’absurdité de la classification raciale, thème peu traité par les cinéastes qui s’intéressent à la représentation de l’Apartheid. Notons par exemple que cette période là, deux films hollywoodiens prenant place en Afrique du Sud sortent coup sur coup : Cry Freedom de Richard Attenborough (1987) et Une saison blanche et sèche d’Euzhan Palcy (1989), deux oeuvres évoquant le massacre de Soweto et la culpabilité de personnages blancs face à l’horreur raciste. Yolande Zauberman se démarque ainsi d’emblée dans son travail avec un approche intime et des personnages métis dans un entre-deux, dont la parole est rarement entendue.
Amour toujours
Plus qu’un film militant, Classified People se positionne davantage comme un documentaire humaniste révélant sans artifice le quotidien des personnes ségrégées, Yolande Zauberman inaugurant ainsi avec ce premier film une carrière qui sera centrée sur la libération de la parole (Would you have sex with an arab?, M,…). Doris et Robert relativisent ainsi sur la situation, vont parfois rire, parfois être plus grave, notamment en évoquant le traitement des enfants de Robert envers le couple, refusant que leur propre père ne viennent les voir dans le quartier “blanc” par peur des qu’en-dira-t-on. Avec l’utilisation de plan fixe, et une non-intervention de la réalisatrice dans la discussion, Zauberman fait le choix bienveillant de la pudeur dans sa mise en scène du témoignage que le spectateur reçoit tel quel. Et si l’histoire de ce vieux couple nous touche autant au cœur, ils ont respectivement 91 et 71 ans, c’est aussi parce que c’est un grand film sur l’amour. Un amour qui traverse les épreuves. Un amour qui est encore possible dans un pays où tout est fait pour entretenir les braises de la haine entre les classes raciales. Pour reprendre les mots de la cinéaste, “l’intime est un lieu de résistance”, et la complicité intacte de ce duo racontant 40 ans de politique raciste est un tour de force cinématographique unique. Au moment du tournage, le régime de l’Apartheid, largement pointé du doigt au niveau international, en est à son crépuscule. Le régime sera aboli 4 ans après la sortie en salles de Classified People.
La restauration du film aujourd’hui s’inscrit dans le cadre d’un regain d’intérêt cette année pour la mémoire de l’Apartheid à l’occasion du 30e anniversaire du prix Nobel de la paix remis à Nelson Mandela. On note à ce titre la sélection en mai dernier à Cannes Classics d’une fiction sud-africaine cette fois centrée sur la révolte de la jeunesse, Sarafina (lire notre chronique ici). De grandes œuvres pour lutter contre l’oubli d’un des régimes les plus inhumains du XXe siècle, alors que dans certaines régions du monde aujourd’hui, hélas, l’histoire tend à se répéter.

CLASSIFIED POEPLE
Yolande Zauberman, 1987, États-Unis
Shellac Films
Au cinéma le 20 septembre 2023
Pour en savoir plus sur l’impact et la représentation de l’Apartheid dans le cinéma sud-africain, lire notre article « De l’autre côté de l’Arc-en-ciel » publié dans Revus & Corrigés n°10 – Histoire(s) des cinémas d’Afrique(s)
Crédits images : © Shellac Films