Dernier film de Luchino Visconti, adapté du roman de Gabriele D’Annunzio, L’Innocent est un film habité par la conscience d’une disparition prochaine, celle du réalisateur et celle du XIXème siècle, sublimement racontée ici, inaugurant les symptômes du Mal révélé en 1922 par le fascisme. L’Innocent ressort en version restaurée dans le cadre d’un rétrospective initiée par les Acacias autour du XIXème siècle de Visconti, avec Senso, Le Guépard et Ludwig.

3 Avril 1975. Luchino Visconti chute. Sa jambe droite se brise et laisse son corps fragile en charpie. L’hôpital, à nouveau. Les blouses blanches. Le défilé des bouquets et des vœux de convalescence… Presque trois ans ont passé depuis son accident vasculaire cérébral, à Rome, sur la terrasse de l’hôtel Éden. Trois ans de souffrances et de lutte contre un Mal maudit qui entrave lourdement le cinéaste, désormais enfermé dans une enveloppe charnelle qui ne lui obéit plus. C’est un long chemin de croix, une volonté inaltérable de recouvrer l’autonomie de ses mouvements, qui se fracassent dans l’indifférence cruelle d’une journée de printemps. Visconti répète, alors, comme un comédien consciencieux, son pas assuré, libéré depuis peu de l’humiliant support d’une canne. L’espérance se brise dans le cri des sirènes d’ambulance, à la veille d’un tournage longtemps médité et attendu, repoussé sine die.

L’Innocent est le fruit blet de cette chute. La dernière chute. Et lorsque paraît le réalisateur quelques longues semaines plus tard sur le plateau de tournage, en Toscane près de Lucques, pas un des membres fidèles de son équipe ; le chef-opérateur Pasqualino De Santis, le costumier Piero Tosi, le chef décorateur Mario Garbuglia ou Suso Cecchi D’Amico, scénariste et amie de toujours, ne parvient à réprimer un serrement de cœur face à la silhouette décharnée et vieillie, enfoncée dans son fauteuil roulant, qui s’installe derrière la caméra.

C’est elle, cette silhouette fébrile, que l’on aperçoit au générique, filmée en plongée, de dos, tournant les pages d’un livre sur fond grenat. Visconti tenait à ouvrir son film ainsi : sur ses propres mains blanches et soignées suivant d’une caresse les lignes de caractères imprimés sur le papier jauni, trahissant le passage du temps qui affecte – sans qu’on le voit à l’image – son propre corps à bout de forces. Lorsque Lucio Trentini, chargé de production, lui donne à voir la maquette de la séquence de générique, le cinéaste, paraît-il, n’ordonne qu’un changement. Il raye d’un trait de plume les premiers mots : « c’est un film de Luchino Visconti », pour écrire à la place : « c’était un film de Luchino Visconti ».

© Les Acacias / Studiocanal

Retour au pays natal

L’Innocent est, depuis le premier jour, un film habité par la conscience brûlante d’une disparition prochaine. Brûlante, oui, car le film l’est : irradiant un halo d’érotisme et de Mort inextricablement mêlés, achevant dans le silence dépeuplé des villas de la côte ligurienne, cette ultime plongée vers les sources du décadentisme européen. Inaugurés par Le Guépard (1963 – bien que Senso n’y fut pas tout à fait étranger) ces voyages au long cours dans la mémoire d’un siècle agonisant dans le berceau d’un autre, avaient trouvé avec Les Damnés (1969), Mort à Venise (1971) et Ludwig (1973), leur expression la plus monumentale et définitive. Des espoirs trahis du Risorgimento à l’internement du roi fou de Bavière ; du kitsch des châteaux de Linderhof et de Neuschwanstein au Crépuscule des dieux wagnérien; de l’errance fascinée du compositeur Aschenbach sur le Lido contaminé par le choléra à la corruption sanglante et généralisée de La Nuit des Longs Couteaux [1] , Visconti aura traqué tous les symptômes avant-coureurs de ce Mal inauguré en 1922 par le fascisme, et dont il est le contemporain absolu. Cette Peste noire qui ne fut pas éradiquée – loin de là – par la défaite hitlérienne, continuant de gangrener l’âme de la vieille Europe, par des voies anciennes et sinueuses, qui se mêlent incestueusement avec l’Histoire de son grand Art.

À ce titre, L’Innocent marque un retour du réalisateur milanais dans le giron de la haute culture italienne. Après trois films souvent regroupés en « trilogie germanique [2] », réalisés sous le haut patronage – qu’il soit direct ou plus lointain – de Thomas Mann, Visconti adapte un auteur bien étranger à l’écorce grise et lisse du hêtre de Lübeck, et au calme sentencieux des sanatoriums suisses ; un écrivain jouisseur, cabotin et sulfureux, assez largement moqué ou jugé infréquentable en ce milieu des années 1970 : Gabriele D’Annunzio (1863-1938). Figure baroque et prolixe ayant embrassé tous les styles et mouvements littéraires de son temps. Homme du monde et amant volcanique de la Duse et d’Ida Rubinstein. Nationaliste pulsionnel, fasciné par la figure du Surhomme nietzschéen. Aventurier idéaliste, enfin, qui conduit après la Grande Guerre une marche guerrière sur les terres irrédentes de Fiume (actuelle Rijeka, dans la baie croate de Kvarner), y instaurant l’utopie fugace d’un territoire libre : étrange et trouble laboratoire politique mêlant aspirations socialisantes et exaltations de pureté raciale, qui mèneront in fine le poète dans les bras des chemises noires mussoliniennes, grandement inspirées en retour par la virilité astrale de ses vers.

© Les Acacias / Studiocanal

Trouble hommage

Que signifie ce dialogue sépulcral lancé par Visconti à l’adresse de D’Annunzio, dont le cinéaste ne craint pas d’encenser le style au risque de la controverse – apostrophant Moravia et Pasolini qui « ont écrit sur lui des choses ignobles » ; « si seulement », tance-t-il, « ils étaient capables d’écrire les choses que D’Annunzio a écrites [3] … » – ? D’aucuns y voient la rêverie d’un vieil homme se lovant dans la volupté d’une prose plus chatoyante et colorée que la réalité laide et sans espérance de son époque qu’il n’aime guère. Le cinéaste lui-même a pu prêter le flanc à de telles suppositions, déclarant avoir, avec les réalisateurs de sa génération, accompli son devoir politique de dire sur l’écran ce qu’il avait à dire, laissant aux plus jeunes le soin de prendre le relais, et s’octroyant le droit de mettre en images des visions plus intimes et secrètes.

Ainsi L’Innocent serait-il pur plaisir d’esthète ; écrin délicatement suranné. Il serait faux toutefois de n’y voir que cela, comme de voir dans la figure du héros viscontien tel qu’il nous apparait depuis Mort à Venise, dans Ludwig très explicitement, puis dans Violence et Passion (1974), un simple autoportrait angoissé du cinéaste, reclus dans une même luxure étouffante de boudoirs fin de siècle et noyé dans la fascination autistique de l’Art et du Beau. S’il est vrai que ces films traduisent une désillusion, voire un dégoût de Visconti à l’égard de ses contemporains, au point que Rome et ses bandes de jeunes hippies agglutinés au pied des églises ou du Colisée lui étaient devenues insupportables, ceux-ci ne sombrent jamais cependant dans l’aveuglement, ou la surdité au monde, qui est celle de leurs personnages. Demeure toujours chez Visconti une distance critique ; un pas de côté qui sauve certaines scènes du trop-plein (Les Damnés) ou même du kitsch (Ludwig), et fait tout le prix de sa mise en scène – notamment de son usage hypnotique et tout à fait singulier du zoom.

© Les Acacias / Studiocanal

Aussi faut-il sans doute appréhender son retour vers D’Annunzio sous cette ornière. D’autant que L’Innocent est un roman de jeunesse, et loin d’être l’œuvre la plus accomplie de l’écrivain, ou celle que le réalisateur affectionnait le plus. Visconti y aura trouvé cependant, plus encore que chez Camillo Boito (Senso) et le prince de Lampedusa (Le Guépard), une matière proustienne nourrissant ses propres souvenirs familiaux ; ce temps perdu des ombrelles et des voiles jetés sur le visage de sa mère, que le cinéaste fait porter à son actrice Laura Antonelli, dissimulant ses traits dans une brume de tissu opaque rappelant le flou d’une photographie ancienne ou l’esquisse d’une silhouette des Macchiaioli. D’Annunzio représentait tout cela, comme il représentait l’enfance du cinéma italien, lui qui avait signé pour plusieurs milliers de lires le script de Cabiria (1914), inventant à cette occasion le personnage immensément populaire de Maciste.

Mais il était aussi, dans le même mouvement, la caricature la plus éclatante qui soit, d’une aristocratie sentencieuse et parfois grotesque, sur le déclin, dont les compromissions morales et politiques avaient livré le pays au pire. Par sa sensualité intense et froide et ses éclats mêlés de tendresse et de cruauté ; cette douceur du souvenir inextricable du jugement devant l’Histoire ; cette tragédie antique qui avoisine le fait divers macabre, L’Innocent achève de la plus émouvante et secrète des manières, la grande fresque viscontienne qui se clôt par une aube blanche et un coup de revolver. Et la fuite d’une silhouette féminine fuyant l’ombre maléfique d’une villa, rappelant étrangement celle d’un film à venir que s’apprête alors à tourner un jeune cinéaste visionnaire : Dario Argento et son Suspiria (1977) – que D’Annunzio peut-être, aurait préféré à l’hommage trouble du film de Visconti.

[1] Le spectateur attentif remarque que le personnage du nazi corrupteur des Damnés porte le même nom, Aschenbach, que celui de Dirk Bogarde dans l’adaptation du livre de Thomas Mann par Visconti.
[2] La « trilogie germanique » viscontienne comprend Les Damnés (1969), Mort à Venise (1971) et Ludwig, le crépuscule des Dieux (1973).
[3] Laurence Schifano, Visconti, une vie exposée, Gallimard, 2009.

L’INNOCENT
(L’INNOCENTE)
Luchino Visconti, 1976, France/Italie

Les Acacias
Au cinéma le 31 juillet 2024, dans le cadre de la rétospective « Le XIXème siècle de Luchino Visconti » avec Senso (1954), Le Guépard (1963) et Ludwig, le crépuscule des dieux (1973).

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