Dans la dernière partie de sa carrière, Samuel Fuller réalise Au-delà de la gloire, film largement autobiographique suivant les pérégrinations de la Big Red One, fameuse division d’infanterie américaine durant la Seconde Guerre mondiale, de la chaleur des déserts africains aux plages de Normandie. Le film d’une vie, complexe, immense mais inachevé.


Caporal Fuller, au rapport

Œuvre somme, synthèse, biaisée, incomplète, reconstruite… tant d’adjectifs s’accolent parfaitement à Au-delà de la gloire de Samuel Fuller. Cinéaste d’avant-garde et insoumis, il sortit en 1980 ce que beaucoup considèrent a posteriori comme son plus grand film, à contre-courant d’une époque tournée vers les nouveaux rois d’Hollywood qu’étaient Spielberg, Lucas ou Coppola. A posteriori ou à titre posthume, car Au-delà de la gloire ne satisfera pleinement les défenseurs de Fuller qu’en 2004 et à raison. La version longue dite “reconstruite”, à l’initiative de sa femme Christa – en charge de son héritage – et du journaliste et documentariste Richard Schickel redonna au film l’ampleur souhaitée initialement au projet. Deux versions, deux visions s’opposent donc sur Au-delà de la gloire. Celles qui se sont toujours confrontées à travers la carrière cinématographique de Fuller. Intransigeant dans son travail, son indépendance de ton fut mise à rude épreuve en s’attaquant au cinéma. Quel meilleur art pour transmettre ses idées, son regard et impressions sur le monde à un public de masse ? Mais cela ne va pas sans un prix lourd à payer. Samuel Fuller subit notamment la frustration de devoir se justifier auprès de producteurs et autres personnages d’Hollywood, que les films du cinéaste sont faits pour désarçonner. L’ambition autobiographique du projet fut malheureusement forcée d’être revue à la baisse, de même que le montage de la version en salles, retiré des mains de son auteur, ne lui rendra pas justice.

“Je mens comme jamais !”

Peut-on avoir de l’empathie pour l’assassin d’une légende de l’Ouest ? Un pickpocket peut-il être le héros apolitique d’un film d’espionnage ? Les bons et les méchants sont loin derrière lui, laissés sur les champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale auxquels il a survécu. Et cette histoire à travers l’Histoire qu’il porte en lui devait s’exorciser un jour sur le grand écran. Telle quelle (ou presque). “Je mens avec une caméra. Je mens comme jamais !” lançait-il dans une interview abordant sa façon de mettre en scène les combats dans ses films de guerre. Alors que la violence a toujours fait partie de son cinéma, la mort à l’écran reste un fake. À moins que… Plusieurs solutions furent proposées par Samuel Fuller à ceux qui lui avançaient que la guerre était visuellement adoucie dans Baïonnette au canon (1951) ou Les Maraudeurs attaquent (1962) : filmer des corps qui explosent en petit morceaux à l’écran et tirer à balles réelles sur la salle lui semblait un bon compromis pour faire revivre l’horreur des combats aux spectateurs venus se divertir avec leurs popcorns.

FullerNon, Samuel Fuller n’avait pas trop un tempérament ouvert aux négociations. Étonnant qu’il fut dans les petits papiers de Darryl F. Zanuck pour qui il réalisa plusieurs long-métrages aux couleurs de la 20th Century Fox. Le cinéaste et le mogul s’entendaient parfaitement sur le fait qu’un film est une bonne histoire. L’argent importait peu pour Zanuck qui laissait presque carte blanche à Fuller ensuite, qui savait respecter budgets et délais. Cependant, le cinéaste au cigare n’est pas buté au point de nier la réalité. Un film doit être vu. Or, le spectateur ne vient pas voir la vérité nue à l’écran. Il ne veut pas voir ce qui est impossible à décrire ou à reconstruire par la fiction. Personne ne désirerait découvrir le tout premier film de Samuel Fuller, bien avant Hollywood, tourné avec sa caméra 16 mm à l’ouverture du camp de concentration de Falkenau dans les Sudètes. Le cinéaste a déjà filmé l’impossible – pour reprendre le titre du documentaire d’Emil Weiss, Falkenau, vision de l’impossible (1988) – et ne désire pas en raviver le souvenir pour en faire un spectacle pour lequel on paie sa place. Alors il ment.

This is fictional life, based on factual death
— carton d’ouverture d‘Au-delà de la gloire

Ses obsessions n’auront de cesse que de passer par la fiction. Aucun des long-métrages de Samuel Fuller n’adaptent un fait réel, à l’exception peut-être de son premier, J’ai tué Jesse James (1949). Il croit profondément dans le pouvoir évocateur de la fiction auprès du public. La violence s’atténue, ses grands thèmes restent. Malgré tout, un projet lui pèse depuis longtemps. Peut-être que les cauchemars qui l’assaillent chaque nuit s’évaporeront-ils s’il met à l’ouvrage par le Septième art sa propre vie – tout du moins, son parcours dans la Première unité d’infanterie de l’Armée américaine : la Big Red One ? Auteur également de ses scénarios, un projet aussi personnel ne saurait être confié à d’autres mains. Et si jusqu’ici les petits budgets ne l’effrayaient guère, voire même le rassurait quand à sa liberté artistique, son grand film autobiographique de guerre ne manquait pas d’ambition ! Trois débarquements, du désert tunisien aux neiges de la Belgique, quantité de pays et des paysages à refaire à l’écran… The Big Red One était plus que big sur le papier. Après maintes réécritures, Samuel Fuller parvint à tourner son film malgré un budget de plus en plus restreint… et des coupes au montage, effectuées par le studio Lorimar.

big red team.jpgMark Hamill, Bobby Di Cicco, Kelly Ward, Lee Marvin et Robert Carradine

Le héros, le tueur et l’assassin

Tout aurait été différent si Samuel Fuller avait cédé aux sirènes du succès. Lee Marvin n’avait pas été le premier a manifester son enthousiasme pour incarner le rôle du sergent Possum. John Wayne, le héros hollywoodien par excellence, avait fait des pieds et des mains auprès de Fuller pour devenir ce vétéran de la Première Guerre mondiale à la tête de cette escouade de quatre jeunes soldats trompe-la-mort. Mais le John Wayne des Bérets verts n’intéresse pas le cinéaste. Il lui fallait un homme fatigué, aux traits marqués, au visage abimé par les combats. Un soldat comme il l’avait été et qui lui ressemblait au moment du tournage. Des Douze salopards à l’épisode de la série Le Virginien qu’il mit en scène avec lui, le choix de Fuller se fixa sur Lee Marvin. Liberty Valance venait d’avoir sa revanche en évinçant la légende John Wayne pour la réalité de Au-delà de la gloire. Plus encore, l’acteur aux cheveux grisonnants était aussi un vétéran. Il savait ce qu’était la guerre, la mort et que le cinéma n’était que de la poudre aux yeux. Parfait pour incarner cette antithèse du héros du film de guerre américain : mué par une force brute et contenue sous la dureté de réactions déshumanisées, définitivement désabusé du bullshit patriotique vendu par la propagande habituelle.

Chez Samuel Fuller, seule l’humanité triomphe et fait des hommes de valeur des héros.

Pourquoi faire la guerre dans ce cas ? Le sergent Possum reste marqué par cet événement dans le prologue, tenant de cette injustice toute cynique de l’absurdité de la guerre. Son infortune n’a de cesse de lui rappeler que ce qui fait la différence entre un tueur et un assassin sont “une montre, un stylo et un bout de papier”. Ces questions sur la moralité d’un meurtre en temps de guerre tiennent les fondations du film de Samuel Fuller. Pourtant, ce sont ces scènes d’interrogation sur l’éthique de cette folie générale qui furent sacrifiées au montage de la version cinéma.

En miroir aveuglé par l’idéologie de sa quête guerrière, nous trouvons Schrœder. L’officier allemand tenu par Siegfried Rauch est – à l’instar de celui de Lee Marvin – prêt à tuer ses propres hommes pour accomplir sa mission. Les deux savent que les monuments aux morts conservent les mêmes noms de soldats d’une guerre à l’autre et qu’aucun ne sera jamais médaillé pour avoir donné la vie, mais pour en avoir pris un grand nombre. Le personnage de Schrœder est certes présent pour donner le change pour incarner l’ennemi. Il manque à plusieurs reprises de tuer les héros du long-métrage d’un continent à l’autre. Mais il permet surtout au cinéaste de réécrire sa propre histoire.

fullercameo

Pour les détails, il est recommandé de lire l’autobiographie de Samuel Fuller Un troisième visage – incluant autant son engagement militaire que le tournage du long-métrage. Comme l’indique le carton d’ouverture qu’il s’agit d’une vie de fiction et d’une mort factuelle, Fuller se tient loin de faire sa propre hagiographie. Plutôt que de se représenter directement, il se divisa selon ses caractères chez Mark Hamill, Robert Carradine, Bobby Di Cicco et Kelly Ward, sous la sage protection du Lee Marvin qu’il était devenu entre temps. Le cinéaste ne s’autorisa qu’une apparition furtive dans son film, cigare entre les doigts et l’œil collé derrière sa caméra 16 mm, dans une scène qui ne sera réintégrée qu’en 2004 (ci-dessus). Avant Falkenau, cette caméra avait notamment capturé les derniers instants d’un soldat allemand pendant les derniers jours de la guerre. Au-delà de la gloire permit au cinéaste de recréer ce moment plein de remords par la fiction. Le cinéaste reconstruisit cet instant capital en conclusion mais en changea la funeste issue, malgré les horreurs traversées plus tôt dans le film et avec un adversaire rendu détestable au possible pour le spectateur. Chez Samuel Fuller, seule l’humanité triomphe et fait des hommes de valeur des héros.

Vision incomplète

Depuis maintenant plusieurs années, le cinéma de Samuel Fuller rassemble des adeptes toujours plus nombreux. Au-delà de la gloire n’est désormais connu que dans sa version reconstruite de 2004, pourtant la suite de la carrière du cinéaste ne dépendait que de la version trafiquée par Lorimar en 1980. Le premier montage du film avoisinait les quatre heures de métrage, car Au-delà de la gloire dépassait le film de guerre conventionnel qui se focalise le plus souvent sur une seule bataille. Afrique du nord, Italie, Normandie, Belgique, Allemagne… Chaque moment de répit ou d’allégresse partagé au sein de la petite escouade se retrouve systématiquement brisé par une nouvelle séquence, indiquant le lieu et la date de la mission suivante. Mais de la guerre il ne restera plus grand chose une fois passées les grillages barbelés du camp de concentration de l’ex-Tchécoslovaquie. Des yeux inquisiteurs du Jésus sur la croix, témoins du crime qui hantera le sergent, nous arrivons à cette multitude de pupilles brillant d’espoir et de pitié dans le noir des cabanes insalubres. Fuller pouvait-il en montrer plus ? L’ironie ultime voudra que le budget contraindra Samuel Fuller d’un tournage en partie en Israël, mais comprenant cette séquence, où les figurants locaux devront endosser les uniformes de la SS.

analyse TBROCe sont toutes ces anecdotes autour de la construction de Au-delà de la gloire qui donnent au film son caractère exceptionnel. Évidemment, le travail monstre produit par Richard Schickel en 2004 rend ses lettres de noblesse au long-métrage qui méritait d’être réhabilité depuis longtemps. Cependant, cette vision retrouvée reste encore incomplète. D’une part, Samuel Fuller n’était plus là. De sa direction ne restait plus que des notes et son scénario. Schickel choisit même par instants de s’en émanciper – ainsi qu’il l’explique dans les bonus vidéo – en ajoutant certains plans qui ne paraissaient pas essentiels pour le cinéaste. D’autre part, la version de 2004 présente encore des lacunes, comme ci-contre : lorsque les Américains investissent discrètement un asile occupé par les Allemands, le plan de l’un de ces dernier a été ajouté au montage, mais va révéler un autre manque. Pourquoi détourne-t-il soudain son regard ? À qui sourit-il et lève-t-il son sourcil d’un œil complice, qui permet à ses adversaires de passer devant la fenêtre inaperçus ? On est en droit de supposer que l’objet de son désir soit la belle Stéphane Audran qui tient le rôle de l’agent allié infiltré dans les lieux. Néanmoins, le contre-champ confus donné par le montage de Bryan McKenzie sur les soldats américains progressant entre les arbres à de quoi laisser perplexe. Effectivement, il manque encore un plan pour que cette scènette soit définitivement complète ! À l’heure de la HD et de la 4K, cette version reconstruite de Au-delà de la gloire est toujours invisible en haute définition. Seule une minorité des films de Samuel Fuller est d’ailleurs disponible par chez nous en version restaurée, contrairement aux États-Unis et en Angleterre. Même la copie en 35mm utilisée lors de sa présentation à Cannes Classics en 2004 était tirée depuis une source vidéo de qualité standard. Un travail conséquent reste encore à faire pour achever enfin l’œuvre d’une vie déjà bien remplie.

Au-delà de gloire, c’est voir Samuel Fuller au-delà de la mort, au-delà de l’histoire. Son travail de conteur aura su traverser les époques, tout en s’inscrivant pleinement dans la sienne. Film de guerre par excellence, même les long-métrages produits dans la vague de Il faut sauver le soldat Ryan (1998) de Steven Spielberg ne faisaient que courir après ce qu’il avait déjà accompli et auquel Quentin Tarantino faisait encore référence en 2009 dans son Inglourious Basterds. Sans doute que la série Band of Brothers et ses dix heures de durée s’avèrent le plus proche enfant légitime du film de Fuller dans son exhaustivité de la Seconde Guerre mondiale à l’écran. Espérons que nous pourrons découvrir un jour Au-delà de la gloire dans son intégralité, tel que Samuel Fuller l’avait voulu, et pouvoir dire enfin “j’ai vécu l’enfer de la Seconde Guerre mondiale”. Ou au moins le croire.

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