L’intrigue :
Un homme apeuré est pourchassé par quelque chose. Fuyant le regard de cette chose, qui terrifie tout ce qu’elle croise, il s’enferme dans son appartement et devient paranoïaque.
Notfilm est le récit d’une collaboration aussi séduisante que périlleuse : celle du dramaturge et romancier Samuel Beckett avec la légende du cinéma muet Buster Keaton sur Film, court-métrage muet et avant-gardiste tourné à New York durant l’été 1965, aux côtés du réalisateur Alan Schneider, de l’éditeur et producteur Barney Rosset et du directeur de la photographie Boris Kaufman. Véritable ovni cinématographique, fruit de l’association improbable entre deux grands artistes du XXe siècle, Film fascine autant qu’il déroute ses spectateurs. Le documentaire de Ross Lipman retrace l’histoire de cette œuvre hors norme, et questionne ce que le cinéma peut nous apprendre de l’expérience humaine et de la création…
Présenté lors de la 6e édition du Festival « Toute la mémoire du monde » à la Cinémathèque française.
Les fantômes de Keaton
Q
uand le restaurateur américain Ross Lipman commence à travailler sur Film, il ne se doute pas de la quantité d’archives qu’il va retrouver autour du court-métrage. Passionné par son sujet, ce qui ne devait être à l’origine qu’un court documentaire pour les bonus de l’édition DVD se transforme petit à petit en un véritable « ciné-essai » de plus de deux heures. Ses recherches sont minutieuses. De la récupération et restauration de rushs inédits (séquence d’ouverture alternative, improvisations de Buster Keaton) à la mise en scène de documents manuscrits, sans oublier les enregistrements précieux des discussions préparatoires entre Samuel Beckett et son producteur Barney Rosset, le travail de documentation effectué par Ross Lipman est en tous points impressionnant.
Le documentaire se partage en deux actes, incluant un entract musical pour faire respirer le spectateur au milieu de cette densité d’informations. Notfilm s’intéresse donc d’abord à la genèse du projet. L’analyse du concept de Samuel Beckett en est le point le plus intéressant. Dans la seconde partie le restaurateur se focalise davantage sur le tournage et la collaboration, à la fois improbable et évidente, entre l’auteur d’En attendant Godot et la légende du cinéma muet Buster Keaton. Fasciné par le 7e art depuis sa jeunesse, Film est un projet aussi audacieux que personnel pour un Beckett alors au sommet de son art. Comme l’explique Lipman à travers les témoignages de ceux qui l’ont connu, il est à la fois ce personnage fuyant l’objectif (Beckett ne supportait pas d’être filmé ou pris en photo), et la caméra-œil qui cherche à capter l’essence de l’être humain. Comme dans ses pièces et ses romans, le maître de l’absurde cherche à transposer une réflexion sur l’existence à travers la relation de deux entités, ici l’Œil (la caméra) et l’Objet (le personnage qui cherche à fuir), qui s’avèrent dans un geste final ne faire qu’un.
Le tournage débute à New York à l’été 1965. L’inexpérimenté Beckett s’entoure de pointures pour réaliser son unique film, comme le directeur de la photographie Boris Kaufman, oscarisé en 1954 pour Sur les quais d’Elia Kazan. Film est un terrain d’expérimentation. Le court-métrage muet, dont le silence ne sera brisé que quelques secondes par « Chut » presque assourdissant destiné plus au spectateur qu’au personnage, est une expérience déroutante mais réussie.
Keaton de son côté est alors un acteur fatigué. Peu sensible à l’œuvre de Beckett, auquel, de son propre aveux, il ne comprend rien : il accepte le rôle pour des raisons financière. Il se révèle finalement être l’acteur beckettien par excellence. Lipman ne s’y trompe pas en mettant en parallèle l’expérience de Film avec ses grands classiques de l’ère du muet. Cependant, sur le tournage, Beckett ne lui laissera pas une très grande liberté. Même s’il le laisse faire des propositions, comme dans cette scène burlesque où le vieil homme tente de faire sortir des animaux de son appartement, le dramaturge ne garde aucune de ces scènes improvisées au montage final. Film sera une des dernières apparitions de Buster Keaton devant la caméra, et lui vaudra une ovation lors de sa venue à la Mostra de Venise pour présenter le film en 1965, accompagné d’un Prix du Mérite. Beckett, lui, ne s’essaiera plus au cinéma, mais l’impact de Film se ressentira dans la suite de l’œuvre de l’écrivain.
Un film de Ross Lipman
avec Buster Keaton, Samuel Beckett, Kevin Brownlow
Distribué par Carlotta Films. Sortie courant 2018.
1 commentaire
CINEMA – Alicia Arpaïa – Journaliste · 18 mars 2018 à 9 h 48 min
[…] Focus sur « NotFilm », documentaire retraçant la collaboration entre Samuel B… (la revue en ligne – mars 2018) […]