Hitler… connais pas
Un film de Bertrand Blier
France – 1963

France Société Anonyme
Un film d’Alain Corneau
Avec Michel Bouquet, Francis Blanche, Roland Dubillard, Allyn Ann McLerie
France – 1974

Jean-Baptiste Thoret poursuit son exploration d’incunables avec sa collection Make My Day ! Les cinéphiles seront aux anges avec ce double programme qui réunit les œuvres singulières de deux grands cinéastes français : Bertrand Blier et Alain Corneau. Revoir leurs premiers longs-métrages, Hitler… connais pas et France Société Anonyme, en dit long sur ces réalisateurs et l’époque des tournages de leurs films.


La force de l’expression


Hitler … connais pas (1963) de Bertrand Blier

Après avoir été l’assistant de Georges Lautner et Jean Delannoy, le tout jeune Bertrand Blier accepte une commande comme réalisateur. Il s’agit de filmer la jeunesse française de 1963. Le film, qui s’intitulera Hitler… connais pas (on perçoit déjà avec ce titre toute la provocation du futur auteur des Valseuses) ne se veut pas une analyse sociologique des jeunes français. En cinq cartons qui ouvrent le film, nous voilà prévenus : Hitler… connais pas n’est pas un portrait représentatif de la jeunesse. Chaque « personnage » s’exprime en son nom propre.

hitler connais pas afficheCe premier long de Blier fils a l’aspect du cinéma documentaire tout autant que celui de fiction. Dès le début du film, rien n’est dissimulé du tournage. Le plateau d’Epinay est filmé de l’extérieur (une provocation à l’époque de la Nouvelle Vague), puis de l’intérieur. Sont ensuite exposés aux yeux des spectateurs les trois caméras du tournage, le travelling, ainsi que l’équipe technique. Durant 1h32, nous allons écouter les confidences de onze jeunes français, venus d’horizons différents. Il y a une jeune mannequin, divinement belle mais totalement extérieure aux préoccupations sociales de l’époque, une sténodactylo dévoreuse d’hommes et d’une telle dureté qu’elle doit dissimuler bien des fêlures, un apprenti ouvrier, un fils à papa futur directeur d’usine, un titi parisien, une jeune fille-mère désespérée, …

Bien sûr, les jeunes n’ont pas été choisis au hasard. Bertrand Blier, jeune bourgeois, se déplace dans des univers qui lui sont inconnus, pour y faire son casting, des usines, aux foyers (dans l’entretien accordé à Thoret en bonus du blu-ray, le réalisateur raconte l’anecdote – terrible – d’une jeune fille de douze ans, enceinte, qui joue à la poupée) Grâce à un montage éprouvant, d’une durée de cinq mois, Blier fait converser ces jeunes gens qui ne se sont jamais rencontrés sur le plateau (le tournage a duré une dizaine de jours). Ainsi, naissent des regards, échanges, conversations, entre jeunes gens d’éducations et de milieux opposés. Par ce procédé, le cinéaste raconte, l’air de ne pas y toucher, la fracture sociale de la France du Général De Gaulle et, surtout, l’arrivée imminente de Mai 68. Bertrand Blier a souvent dit de Hitler… connais pas qu’il était un film fondateur de son travail de cinéaste. Il n’est pas insensé, en effet, de penser que ces gamins inspireront les personnages des Valseuses (1974), que Blier réalisera avec Depardieu, Dewaere et Miou-Miou.

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Filmé dans un noir et blanc somptueux, Hitler… connais pas nous bouleverse autant qu’il nous agace, nous émerveille autant qu’il nous violente, nous séduit autant qu’il nous révulse. Voilà bien la germination de toute l’œuvre de Bertrand Blier. Hitler… connais pas est un film d’une grande maturité pour un gamin de vingt-deux ans. La mise en scène est brillamment pensée et, contrairement à de futurs films que Blier réalisera, s’achève par une conclusion forte (Blier ne sait pas toujours finir ses films) : le  générique en voix off sur les images du studio, réconcilie les cinémas du papa Bernard Blier et de l’apôtre de la Nouvelle Vague, Jean-Luc Godard. Un premier film atypique, déjà un coup de maître.


France Société Anonyme (1974) d’Alain Corneau

En 1974, Alain Corneau, âgé de 31 ans, tourne son premier long-métrage, au titre tout aussi provocateur que celui de Blier : France Société Anonyme. Corneau est un gamin de Meung-sur-Loire, qui a fréquenté les bases américaines de l’OTAN, fait des bœufs à la batterie avec des musiciens noirs américains (dont le saxophoniste Albert Ayler). Dingue de jazz, ce fils de vétérinaire de campagne hésite un temps à devenir musicien professionnel, avant de passer le concours de l’IDHEC (future FEMIS) dont il sort diplômé en réalisation et montage. Après avoir été assistant réalisateur (il était considéré comme le meilleur assistant de France, travaillant jusqu’à 24h d’affilée) de Costa-Gavras, Bernard Paul, sa future épouse Nadine Trintignant, et même… Roger Corman, Corneau tente de réaliser une adaptation de 1275 âmes, le roman très noir, mais rigolard, de Jim Thompson. Il part aux Etats-Unis afin d’en rédiger un script en compagnie de l’auteur. Faute de moyens, le projet tombe à l’eau. Des années plus tard, sachant que Corneau en avait envisagé une adaptation, Bertrand Tavernier l’appellera pour lui demander l’autorisation de reprendre l’idée d’une transposition cinématographique. Le projet donnera naissance à Coup de Torchon (1981).

kinopoisk.ruAu début des années 70, Corneau est un trotskiste pur et dur de L’Organisation communiste internationaliste (OCI). Il est assez révolté et imagine un film dingue : France Société Anonyme ! Nous sommes en 2222, une femme d’affaires américaine veut prendre le marché de la drogue en France, en imposant sa légalisation. Un trafiquant va tout faire pour l’en empêcher. Le scénario est un énorme dossier, qui contient des milliers d’informations. Pour l’aider à structurer son film, Corneau va voir Jean-Claude Carrière (les anecdotes qu’il raconte à Thoret, dans l’un des suppléments, sont savoureuses). France Société Anonyme est presque irracontable. Le film n’est pas parfait. A cause, notamment, de l’utilisation de mises en scènes contradictoires. Mais voilà un film qui mérite le terme souvent  galvaudé d’objet cinématographique non identifié ! Aucun autre film ne ressemble à France Société Anonyme. A la fois film d’anticipation, œuvre politique radicale annonçant, dénonçant la globalisation et l’ultra-capitalisme, film noir, comédie potache, œuvre provocatrice qui flirte avec le cinéma de Buñuel  (un apport de Carrière ?), fable dystopique, France Société Anonyme ne craint pas de mélanger les genres. À ce titre, la distribution  est un pur régal. On y trouve Michel Bouquet en trafiquant (à l’opposé de ses rôles de bourgeois chez Chabrol), Roland Dubillard, Daniel Ceccaldi, Francis Blanche. Mais aussi l’actrice américaine Allyn Ann McLerie (Jeremiah Johnson, Les Hommes du Président).

Corneau se lâche, et à fond ! Il filme des scènes de fellation non simulées (tournées avec des comédiennes et comédiens porno des seventies) qui seront filtrées et diffusées sur des écrans TV, mais aussi des scènes de shoot en gros plans. D’abord totalement interdit par la censure, France Société Anonyme, dédié à l’actrice Jane Mansfield, sort finalement avec une stricte interdiction aux moins de 18 ans. L’affiche, qui montre un ours en peluche massacré à coup de couteau, n’aide pas en  faire un succès public (Corneau parle de succès « néantisé »). Néanmoins, la critique aime plutôt le film. Libération parle de «  force de l’expression » – on pourrait tout autant appliquer la formule au premier film de Bertrand Blier.

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Corneau, qui vit mal l’échec de France Société Anonyme, se prend, comme il dit, un gros coup sur la tête. Puis, revient à l’assistanat, avant de se décider à repasser à la mise en scène. Ne voulant pas revivre une expérience négative, il se demande ce qu’il aimerait faire. Comme il est un grand fan de polars, sa réponse est vite trouvée. Il se remet au boulot avec Police Python 357 (1976) en compagnie du scénariste-dialoguiste Daniel Boulanger. Il propose à Yves Montand et Simone Signoret (connus sur L’Aveu de Costa-Gavras) de faire partie de son casting. On connaît la suite : le film est un énorme succès. Corneau est vu comme le successeur de Melville. En 1979, le réalisateur tourne le mythique Série Noire (d’après A Hell of a Woman de Thompson) avec Patrick Dewaere, Marie Trintignant et Bernard Blier. Viendront ensuite le mésestimé mais somptueux Le Choix des Armes (1981) avec Montand (Lino Ventura fut envisagé), Depardieu (Dewaere voulait le rôle), Deneuve, Galabru, Lanvin, Richard Anconina.

Chose intéressante, on trouve dans ces polars, la même envie de Corneau de se situer au carrefour de plusieurs cultures et cinémas. Écoles de jeux contradictoires (Dewaere, Blier, Montand, Depardieu, Galabru, Lanvin), volonté de réconcilier le cinéma noir de Grangier ou Melville avec le culture américaine qui a « explosé » le cerveau de Corneau, adolescent. Ainsi, dans Le Choix des Armes, la musique symphonique de Philippe Sarde (enregistrée avec le London Symphony Orchestra) s’accouple au jazz de Ron Carter et Buster Williams. On trouve ces bagnoles américaines qui circulent dans des rues typiquement françaises (souvenir des voitures de gradés américains à Orléans), la présence de terrains vagues et de parkings de centre commerciaux. Corneau, qui rêvait d’adapter Martiens Go Home, le roman SF délirant de Fredric Brown (cité dans France Société Anonyme) n’a jamais voulu choisir entre les pays et cinémas qu’il chérissait. Pourquoi aurait-il dû choisir ? (Police Python 357 doit tout autant à Melville qu’à Don Siegel : l’action se déroule dans un cadre bien français, alors que Montand porte la veste d’Eastwood dans Dirty Harry).

Ainsi, même si Alain Corneau se méfiait beaucoup des fables depuis France Société Anonyme, et reniait quelque peu le film (tout en étant très heureux de l’avoir tourné), ce premier long porte en lui la germination de toute l’œuvre du cinéaste de Série Noire. Après l’élection de Mitterrand en mai 1981, le polar (genre collectif par excellence) se tarit. Les cinéastes qui le pratiquent sont moins en colère. Et le policier français ne va pas tarder à faire sa mue, pour le meilleur et, surtout, le pire à la TV. Fasciné par la musique baroque, l’Inde, le Japon, la littérature, Corneau se réinvente dans d’autres aventures cinématographiques avec Fort Saganne (film d’aventures au tournage apocalyptique, honteusement démoli à sa sortie en 1984, au moment de sa présentation à Cannes), Nocturne indien (1989), Tous les Matins du Monde (1991), Stupeur et Tremblements (2003).  Avant de revenir au film de gangsters (abordé en partie dans Le Choix des Armes) avec sa propre vision en 2007 du Deuxième Souffle, roman de Giovanni que Corneau rêvait d’adapter depuis trente ans. Encouragé par l’écrivain qui détestait Melville et son film, Corneau concrétise son rêve. Mais sa vision du Deuxième Souffle, qui mêle influences françaises, américaines et asiatiques, connaît un cruel échec public. La critique l’assassine : on ne passe pas après Melville. Corneau en est terriblement affecté. Il termine sa carrière par Crime d’Amour, où il reprend les systèmes « langiens », avec une précision d’horloger suisse, déjà utilisés dans La Menace (1977). Alain Corneau meurt d’un cancer et ne connaît pas le succès du film, ni le pitoyable remake qu’en tirera De Palma avec Passion (2012).

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Alain Corneau est à l’image de ces cinéastes américains, qu’il vénère tant. Un artiste dont on se souvient avant tout des films. On évoque moins Corneau que Tavernier, Bertrand Blier, André Téchiné , … parmi les cinéastes français de la génération des années 70-80. Sans doute Corneau était-il moins identifiable, passant d’un genre à un autre, d’un univers à un autre. La critique française a souvent ce besoin d’identifier un auteur, de la cataloguer. Dans l’extrait de Ciné 3, présent sur le Blu-ray, le critique de cinéma et réalisateur Philippe Collin, semble tenir Richard Fleischer en assez faible estime. Après avoir découvert l’entretien de Fleischer qui évoque son dernier film en date Mandingo (1975), Alain Corneau – qui s’apprête à tourner Police Python 357 –, pudique et humble, déclare, en retour plateau, sa flamme à cet artisan qu’il vénère. Ses yeux s’illuminent comme ceux d’un enfant. Ces quelques plans résument mieux que n’importe quel article, ou documentaire, qui était ce grand Monsieur du cinéma français.


 

3d-france_societe_anonyme_hitler_connais_pas_combo_br.10Hitler… connais pas et France Société Anonyme sont édités en double programme dans la collection “Make My Day” de Jean-Baptiste Thoret, chez Studiocanal. En complément, les désormais traditionnelles préfaces de Jean-Baptiste Thoret, ainsi que de nombreux autres contenus : France Société Anonyme revu par Jean-Claude Carrière et Pierre-William Glenn (env. 50 min.), une Interview d’Alain Corneau et Richard Fleischer co-réalisée par Philippe Collin et Georges Dumoulin pour l’émission Ciné 3 (1975, 9 min), Hitler… connais pas revu par Frédéric Bas (1h), un entretien avec Bertand Blier (51 min) ainsi que le documentaire Les Jeunes et le Cinéma (1962, 28 min), dans lequel on découvre un jeune Bertrand Tavernier.

À noter également que l’auteur de cet article, Grégory Marouzé, est le réalisateur du documentaire Alain Corneau, du noir au bleu.

DVD & Blu-ray
Studiocanal
27 février 2019


Grégory Marouzé

Cinéphile acharné ouvert à tous les cinémas, genres, nationalités et époques. Journaliste et critique de cinéma (émission TV Ci Né Ma - L'Agence Ciné, Toute La Culture, Lille La Nuit.Com, ...), programmation et animation de ciné-clubs à Lille et Arras (Mes Films de Chevet, La Class' Ciné) avec l'association Plan Séquence, Animateur de débats et masterclass (Arras Film Festival, Poitiers Film Festival, divers cinémas), formateur. Membre du Syndicat Français de la Critique de Cinéma, juré du Prix du Premier Long-Métrage français et étranger des Prix de la Critique 2019, réalisateur du documentaire "Alain Corneau, du noir au bleu" (production Les Films du Cyclope, Studio Canal, Ciné +)