Avant-derniers films de Fritz Lang, le diptyque Le Tigre du Bengale / Le Tombeau hindou retrouve le chemin des salles pour son soixantième anniversaire. Un périple du bout du monde formellement somptueux, œuvre-clef d’un cinéma d’aventure disparu et des fantasmes du réalisateur de Metropolis, revenu en Europe après son exil américain.
«À l’avènement du régime hitlérien, je venais de tourner un film antinazi, Le Testament du Dr Mabuse, et ce film – où j’avais placé les slogans nazis dans la bouche d’un criminel fou – fut bien entendu interdit. Je fus convoqué chez Goebbels, non pas comme je le craignais pour rendre des comptes au sujet de ce film, mais pour apprendre, à ma grande surprise, que le ministre de la Propagande du IIIème Reich était chargé par Hitler de m’offrir la direction du cinéma allemand : “Le Führer a vu votre film Metropolis et a dit : voici l’homme qui créera le cinéma national socialiste !” Le soir même, je quittais l’Allemagne. » L’anecdote, connue, largement romancée par Fritz Lang – son départ n’a lieu que quatre mois plus tard, et les circonstances réelles demeurent troubles [1] – révèle néanmoins une fracture réelle dans sa vie. Car non seulement, le cinéaste quittait alors son pays natal, mais il laissait également derrière lui Thea Von Harbou, sa femme, bientôt adhérente au National-Socialisme, avec laquelle il avait divorcé un peu plus tôt. Avec Von Harbou, et d’après un roman signé par elle, un succès publié en 1917, Lang avait justement signé en 1921 le scénario d’un diptyque d’aventure dans les Indes, grosse production réalisée et produite par Joe May – Lang était alors un peu vexé que son jeune âge l’ait empêché de s’occuper lui-même de la mise en scène. Après son départ d’Allemagne, le Reich commanda en 1938 une autre version du diptyque [2], cette fois-ci sensiblement retapée avec certains canons nazis, dont une vision douteuse de l’exotisme hindou. Trente-sept ans après ce script de jeunesse, et cinq ans après la disparition de Von Harbou, Lang, de retour au bercail après ses déconvenues hollywoodiennes, planche enfin sur sa propre adaptation. C’était notamment le fait du producteur Arthur Brauner, qui fantasmait le retour d’un grand cinéma allemand basé notamment sur de nouvelles adaptations des grands classiques d’avant-guerre.
De son périple américain, Lang en tire néanmoins le goût des fantasmagories colorées Technicolor – ici en Eastmancolor. Évidemment, difficile de ne pas mettre Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou en regard de la magnificence Technicolor du Fleuve, tourné huit ans plus tôt par Jean Renoir, cinéaste de la même génération que Lang. Une partie du tournage ayant lieu en décors réels en Inde, l’autre dans les studios berlinois, Lang mélange vrai et faux – un faux particulièrement artificiel – donnant aux films une identité étonnante, mains tendues vers le conte exotique. Lang embrasse également les stéréotypes de son épopée, avec son personnage européen, l’architecte allemand Harald Berger [3] (Paul Hubschmid) plongeant dans les arcanes d’une cour princière indienne, s’éprennant d’une danseuse sacrée, Seetha (Debra Paget) également convoitée par le maharadjah local Chandra (Walter Reyer). Le cliché narratif rejoint donc le cliché formel, mais donne au film, d’autant plus en 1959, moment où le cinéma entame une mutation (Nouvelle Vague, nouvelles générations de cinéastes…) une « inactualité géniale [4] » comme le disait Jacques Lourcelles.
Le monde perdu
Détail plus européen – et d’ailleurs le diptyque est une coproduction entre l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie et la France – Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou ont une véritable logique (et esthétique) de bande dessinée. Les aventures du bout du monde du jeune reporter belge ne sont finalement pas si loin – et pour cause, Tintin au Tibet sort l’année suivante. Cette curiosité du monde (certes pas nouvelle, de Tarzan aux productions exotiques des frères Korda), empreinte de naïveté mais sincère dans une ère post-coloniale se ressent tout du long. Ainsi, le moindre détail du scénario du Tigre du Bengale est avant tout prétexte à une exploration des environs ou de l’intérieur du palais princier, qui ne manque pas de mystères. Perdus dans les souterrains, Harald se retrouve à observer une étrange cérémonie, qui verra le coup de foudre avec la danseuse Seetha, se prêtant à une performance des plus subjuguantes devant les prêtres et une statue géante de la déesse Kali. Le décor, intimidant, convoque d’ailleurs aussi bien Moloch du précédent Metropolis de Lang (1927) quel le plus pop Indiana Jones et le Temple maudit de Spielberg (1984). Une variante de la scène est également reprise dans la suite, Le Tombeau hindou, où cette fois-ci Seetha danse avec un serpent. Moment absolu de cinéma, de beauté dans le règne du faux, entre la splendeur érotico-cinématographique de l’instant et le désuet archaïque du serpent en plastique complètement toc et péniblement camouflé par la mise en scène. Un paradoxe sublime.
Bien que Lang rêve de l’autre côté du globe, son diptyque semble conçu comme un monde-miroir à des problématiques européennes. Formellement, Lang multiplie les jeux de reflets entre surfaces miroitantes (bassins, lacs, objets réfléchissants), comme pour souligner le parallèle, deux mondes qui se ressemblent. Bien entendu, le casting occidental joue dans cette lecture du film. Debra Paget, actrice américaine, était à ce moment-là en Europe, parfait donc pour l’inclure dans la production – elle était d’ailleurs habituée des rôles « exotiques », en indienne dans La Flèche brisée (1950), en hawaïenne dans L’Oiseau de paradis (1951) ou en perse dans Les Amours d’Omar Khayyam (1957). Son personnage en lui-même pense avoir des origines occidentales, d’ailleurs. Mais même parmi les seconds rôles, on retrouve Luciana Paluzzi, qui interprète une servante, actrice italienne pour honorer les obligations de la coproduction avec l’Italie – pour son personnage principal, Lang avait souhaité l’allemand Hardy Kruger. Le cinéaste affine son jeu de mondes-miroirs lors de la découverte d’une sorte de cité souterraine où sont confinés tous les êtres indésirables, lépreux notamment, du royaume d’Eschnapur – écho inévitable à la société souterraine du monde de Metropolis et à l’imagerie des camps de concentration. En dépit de son exotisme, le diptyque Le Tigre du Bengale / Le Tombeau hindou demeure profondément européen. En se réapproprient son scénario, en « remakant » une production nazie, Lang entend encore être critique sur les déviances de l’Occident et leurs reflets dans le monde.
La réception critique des deux films n’a pas été au rendez-vous. Beaucoup, sûrement, auront été décontenancés par la fameuse « inactualité » du film, par les vestiges entre-aperçus du grand maître d’avant-guerre. Il n’y avait guère que l’irréductible Pierre Rissient pour défendre le cinéaste vétéran, pour souligner la maestria formelle du film, son intérêt global – qui ne prend sens qu’avec les deux films, Le Tigre du Bengale s’achevant sur un cliffhanger assez brutal et narrativement un peu discutable. La version américaine y a cependant remédié, mais de la pire des manières possibles, avec le remontage du diptyque en un seul et même métrage, intitulé Journey of the Lost City, à la durée encore plus rabotée que le plus court des deux opus (1h35 !). Dès lors, il était temps, peut-être, pour Lang, de tirer sa révérence : il signe l’année suivante son dernier film, Le Diabolique Docteur Mabuse, complétant une trilogie entamée trente-huit ans plus tôt – comme en écho à ce qu’il l’avait conduit à retrouver Le Tombeau hindou. Dans un cas comme dans l’autre, des films fascinants mais loin des œuvres passées du cinéaste. Comme un regard en arrière, peut-être un peu nostalgique alors que Lang peinait à se reconnaître dans cette nouvelle Allemagne, presque déphasé du monde. Et comme le regard du spectateur, peut-être un peu aussi nostalgique de tout ce faste presque désuet, de tout ce cinéma, artifices et couleurs pétaradantes compris, qui rêvait d’un monde autre.
[1] Bernard Eisenschitz revient plus amplement sur le départ d’Allemagne de Fritz Lang dans son immanquable livre Fritz Lang au travail (éditions Cahiers du Cinéma, 2011).
[2] Cette adaptation existe également dans une version française, tournée en même temps, mais relativement au rabais.
[3] Le personnage s’appelle Henri Mercier dans la version doublée en Français.
[4] Jacques Lourcelles, Dictionnaire du cinéma – les films, Robert Laffont, 1992.

LE TIGRE DU BENGALE / LE TOMBEAU HINDOU
(Der Tiger von Eschnapur + Das indische Grabmal)
Fritz Lang, 1958, Allemagne de l’Ouest – France- Italie
Wild Bunch / Wild Side
Au cinéma le17 juillet 2019
Wild Silde
En Blu-ray le 12 décembre 2018
En complément de l’édition vidéo regroupant le diyptique, on retrouve un entretien précieux avec le toujours passionné Pierre Rissient (12 min.), mais aussi les deux adaptations de 1938 réalisées par Richard Eichberg.
Article mis à jour le 20/12/2022.
1 commentaire
LE MINISTÈRE DE LA PEUR (1944), reflets dans le miroir · 27 septembre 2021 à 18 h 00 min
[…] des effets spéciaux et transparences). Pour lui, le cinéma est avant tout art de l’illusion. Le Tigre du Bengale (1958) et Le Tombeau Hindou (1959) accentueront davantage l’impression de visions fantasmées et oniriques grâce à une Inde […]
Les commentaires sont fermés.