Troisième film antinazi de Fritz Lang, Le Ministère de la Peur est librement inspiré du roman de Graham Greene. Lang n’a, en apparence, aucune latitude sur ce film produit par la Paramount. Pourtant, on est frappé par les obsessions et autocitations langiennes qui parcourent le métrage.
Le Ministère de la Peur est le troisième film antinazi de Fritz Lang – Cape et Poignard suivra en 1946. Le cinéaste de Metropolis réalise ce sixième long-métrage américain après sa fuite de l’Allemagne nazie, en 1933. Elle fait suite à la proposition de Goebbels de lui confier le rôle de cinéaste officiel du IIIème Reich. Lang ne décline pas la proposition mais le lendemain matin, il quitte l’Allemagne pour Paris [1]. En 1934, Lang réalise en France Lilliom, avant de s’exiler de nombreuses années à Hollywood. Son premier film américain est le remarquable Fury (1936) avec Spencer Tracy.

Les productions des films antinazis de Fritz Lang (œuvres de propagande participant à l’effort de guerre) connaissent des fortunes diverses. Lang vit mal la réalisation de Chasse à l’Homme (Man Hunt, 1941) à cause de l’ingérence de Darryl F. Zanuck, producteur chez la Twentieth Century Fox. La production des Bourreaux meurent aussi (1943), coécrit par Bertold Brecht, se passe mieux puisque le cinéaste jouit d’une liberté totale. L’année suivante, en 1944, Fritz Lang réalise Le Ministère de la Peur, librement inspiré du roman de Graham Greene. Tous les changements demandés par Fritz Lang au script de Setton I. Miller sont refusés. Lang n’a, en apparence, aucune latitude sur ce film produit par la Paramount. Pourtant, en redécouvrant Le Ministère de la Peur (longtemps intitulé en France Espions sur la Tamise), on est frappé par les obsessions et autocitations langiennes qui parcourent le métrage.
Au début du film, Stephen Neale, superbe Ray Milland, sort d’un hôpital psychiatrique pour avoir aidé au suicide assisté de sa femme, condamnée par la maladie (idée progressiste qui n’étonne guère de la part de Fritz Lang, l’humaniste). Puis, Stephen Neale se rend dans une fête foraine. Une petite fille lui envoie par inadvertance un ballon, que Neale lui rend aussitôt. Cette scène est évidemment une allusion à l’inoubliable M Le Maudit (1933). Le Ministère de la Peur présente deux séances de spiritisme. L’une se déroule dans la fête foraine (avec une diseuse de bonne aventure, Mme Bellane). Elle va décider du Destin – ce fameux « Fatum » qu’affectionne Fritz Lang – de Stephen Neale. L’autre séance de spiritisme se passe dans un appartement londonien, toujours avec Mme Bellane, dont l’apparence physique a cette fois-ci radicalement changé. Elle s’est métamorphosée en une femme sublime, dont la beauté renvoie à la dangerosité des femmes fatales. Cette transformation est-elle l’œuvre de forces occultes comme dans la série des Dr. Mabuse ? A l’issue de cette séance de spiritisme, un certain Monsieur Cole est tué d’un coup de revolver. Neale est immédiatement soupçonné d’en être l’assassin. Durant la suite du métrage, le héros n’a de cesse de prouver son innocence. Le meurtre de Monsieur Cole renvoie Neale à la mort de sa femme, dont il porte le poids de la culpabilité.
Dans une biographie datant de 1997 (The Nature of the beast), Patrick McGilligan révèle qu’en 1920, la première épouse de Fritz Lang, Lisa Rosenthal, le surprend avec sa maîtresse Thea von Harbou (future épouse et coscénariste du réalisateur, elle rejoint le parti nazi après la séparation du couple). Quelques temps après, Lisa Rosenthal est retrouvée morte dans sa baignoire avec une arme qui appartient à Fritz Lang. Suicide ou meurtre ? Un temps soupçonné, Lang n’est jamais inquiété. Les thèmes de la culpabilité et du meurtre, qui contaminent toute l’œuvre de Fritz Lang et Le Ministère de la Peur, ont-ils à voir avec ce drame ? Intrigante hypothèse.

Comme toujours chez Fritz Lang, la mise en scène est au cordeau. Nous sommes en terrain connu avec un travail d’éclairage époustouflant (le chef-opérateur est Henry Sharp, dont ce fut la seule collaboration avec Lang), des ombres portées, angles de prises de vues, qui renvoient à l’expressionnisme allemand. Quand, au début du film, Stephen Neale sort de l’hôpital psychiatrique, Fritz Lang insiste par un plan sur l’enseigne de l’asile : son héros en a-t-il fini avec ses névroses et cauchemars ? Ce que voit le spectateur est-il réel ou assiste-t-il aux projections mentales d’un homme malade psychiquement ? Tout est « déréalisé » dans Le Ministère de la Peur. Lang s’arrange ouvertement pour que le public devine les décors du studio et un Londres réinventé. Depuis le cinéma muet, le cinéaste est rompu à l’art du factice (il est un précurseur des effets spéciaux et transparences). Pour lui, le cinéma est avant tout art de l’illusion. Le Tigre du Bengale (1958) et Le Tombeau Hindou (1959) accentueront davantage l’impression de visions fantasmées et oniriques grâce à une Inde entièrement reconstituée. On pourrait multiplier à l’envi les références langiennes présentes dans Le Ministère de la Peur.
Mais Fritz Lang se montre également influencé par ses collègues cinéastes. Il surprend par l’utilisation d’un McGuffin (le gâteau) qui fait progresser artificiellement l’action et Stephen Neale dans le récit. Lang louche ouvertement du côté du cinéma d’Alfred Hitchcock. Mais Hitchcock comme d’autres grands réalisateurs furent tant influencés par Lang, les cinéastes expressionnistes et leurs chefs-opérateurs (qui façonnèrent le film noir), qu’on peut y voir un clin d’œil malicieux de la part du futur metteur en scène des Contrebandiers de Moonfleet (1955).

Si le Ministère de la Peur amuse par son aspect serial et délivre un suspense savamment orchestré, on tique sur sa conclusion. Avec son humour pataud, la fin semble appartenir à un film d’un autre genre (les comédies avec Doris Day ne sont pas loin) et ne trouve pas de réelle cohérence avec le ton du film. Comment Fritz Lang aurait pu aimer ce final bâclé, ôtant toute ambiguïté à un personnage dont il n’a eu de cesse de creuser les zones d’ombres ? En l’état, Le Ministère de la Peur demeure pourtant une œuvre-somme du cinéma de Fritz Lang. Et si, sous ses fausses apparences de film mineur (que Fritz Lang n’aimait pas), Le Ministère de la Peur dévoilait davantage que d’autres longs-métrages les secrets les plus intimes de son auteur ? Il est des reflets dans le miroir qu’on ne peut, ne veut pas voir.
[1] Anecdote que le critique de cinéma Michel Ciment réfute dans son ouvrage Fritz Lang, Le Meurtre et la Loi.
