La sortie du miraculeux Call me by your name en 2018 a permis de remettre sur les devants de la scène son scénariste, James Ivory, 92 ans. Cerise sur le gâteau : il décroche enfin cette année-là son premier Oscar à titre individuel. Pourtant, c’est en tant que cinéaste que ce vénérable Américain a connu son heure de gloire dans les années 80, par ses adaptations à l’écran d’œuvres de Henry James et EM. Forster. Au moment où ressort en salles un de ses fleurons, Chambre avec vue, et où la Cinémathèque française lui consacre une rétrospective intégrale (jusqu’au 15 février 2020), retour sur une filmographie bien plus riche et complexe que ce que sa réputation a injustement laissé entendre.

Né en 1928 à Berkeley, ce cinéaste américain – souvent identifié comme Britannique, à l’instar de son écrivain favori Henry James – a connu son heure de gloire dans les années 90 avec ses adaptations du romancier britannique EM. Forster : Chambre avec vue, Maurice, Retour à Howard’s End. Injustement taxé d’académisme, son œuvre, détonne par sa richesse : 29 longs métrages, des adaptations littéraires pour la plupart, mais il fut l’un des premiers à filmer l’Inde par le prisme du documentaire, puis de la fiction. Son 1er film, The Householder (1963) est entièrement tourné sur place avec des acteurs locaux. On lui doit un étonnant road movie en Inde, Shakespeare Wallah (1965), l’itinéraire d’une troupe de théâtre britannique en Inde. Epaulé par Satyajit Ray, James Ivory creuse ce sillon, jusqu’en 1983 avec Chaleur et poussière. Entretemps, il y eut Le Gourou (1969) et Autobiographie d’une princesse (1975).

L’Inde au cœur

D’où sa une fascination pour la confrontation des cultures. Sociologiques, sociales, culturelles, sexuelles. Tous ses films peuvent être lus à travers cette grille, des meilleurs – Retour à Howard’s End, Maurice – jusqu’aux pires – Surviving Picasso, Jane Austen in Manhattan – en passant par les plus mièvres – Mr and Mrs Bridge. Il doit à ses adaptations de l’écrivain britannique EM. Forster ses plus grands succès critiques et commerciaux : Chambre avec vue, Maurice et Retour à Howard’s End. Ajoutons-y Les Vestiges du jour, adaptation de l’écrivain britannique récemment nobélisé Kazuo Ishiguro.

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Autre originalité de sa carrière : son association – professionnelle, mais aussi sentimentale – avec Ismaël Merchant, co-producteur de l’intégralité de ses films, jusqu’à son décès en 2005. Fructueuse association qui leur ont permis de tourner à l’abri des vicissitudes des studios, tout en bénéficiant de leurs moyens. Association à laquelle il faut ajouter la compagnie de la scénariste allemande Ruth Prawer Jhabvala, qui travailla sur quasiment tous leurs films.

Directeur d’acteurs hors pair

Quatrième point : son talent de directeur d’acteurs. Daniel Day-Lewis, Hugh Grant, Anthony Hopkins, Christopher Walken, Kris Kristofferson, Paul Newman, Nick Nolte, James Mason, Ralph Fiennes, Alan Bates, Julian Sands, côté hommes ; Helena Bonham-Carter, Maggie Smith,  Judi Dench, Emma Thompson, Isabelle Adjani, Julie Christie, Vanessa Redgrave, Raquel Welch, Lee Remick, Julianne Moore, Uma Thurman, lui ont donné leur meilleur, même quand les films ne s’avéraient finalement pas à la hauteur des attentes, y ont donné le meilleur d’eux-mêmes.

Dernier point : ses plus grandes réussites se déroulent dans un passé, souvent victorien. D’où sa prédilection pour les mondes en devenir, au bord du gouffre, et qui permettent à ses personnages de se révéler à eux-mêmes – ou bien de rester dans une position figée face à l’Histoire. S’il n’a certes pas la grandiloquence opératique et baroque d’un Luchino Visconti, ni la puissance fictionnelle et visuelle d’un Joseph Losey, James Ivory n’en demeure pas moins par l’attention qu’il porte aux détails l’un des plus lucides et acerbes cinéastes sur le genre humain et les ironies de l’Histoire.

Avant la sortie du miracle Call me by your name, Chambre avec vue figure notamment parmi les six films indispensables dans sa pléthorique filmographie :

Quartet (1981)

En sélection officielle Cannes 1981, Quartet rassemble un quartet d’acteurs majestueux : Maggie Smith, Alan Bates, Isabelle Adjani et Anthony Higgins. La France des Années folles, Montparnasse et ses artistes, vus à travers les yeux de deux couples, qui ne comprennent rien au désastre à venir. Très belle adaptation de Jean Rhys, Quartet est le récit d’une double emprise, psychologique et artistique, orchestrée par un quatuor d’acteurs au sommet, dont Isabelle Adjani qui reçoit cette année-là un double prix d’interprétation à Cannes pour Quartet et Possession – le choc des extrêmes…

Chaleur et poussière (1982)

Greta Scacci et Julie Christie resplendissantes, les difficultés de communication entre l’Orient et l’Occident, deux trajectoires parallèles de deux femmes qui s’émancipent de leur milieux respectifs – l’une, de l’Inde coloniale, l’autre, de l’Angleterre  contemporaine -, avant de se rejoindre le temps d’un plan proustien, à 50 ans d’intervalles. L’adieu de James Ivory à son pays de prédilection, l’Inde. A redécouvrir, même si on rêve de ce qu’aurait pu en faire en termes de folie romanesque et d’audace narratives Jane Campion.


CHAMBRE AVEC VUE (1985)

Dans cette gourmande adaptation d’EM. Forster (dont David Lean avait adapté en 1984 La Route des Indes), James Ivory entame une nouvelle ère, plus british, tout en creusant son sillon : un couple hors normes, dans l’Angleterre victorienne, face aux contraintes sociales de son milieu. Pour y échapper, direction la Toscane, dépeinte déjà ici comme le lieu de la sensualité et de l’épanouissement des sentiments. Avec son chef opérateur Tony Pierce-Roberts, James Ivory cisèle une imagerie riche qui oppose les tonalités chaudes et mordorées de l’Italie florentine aux verts frais et humides de l’Angleterre victorienne. Et livre une éducation sentimentale revisitée par la théorie des climats, comme autant de chapitres d’un livre. Chaque séquence étant introduite par un carton qui renforce l’aspect irrévérencieux et chromo de cette love story drôle et délicate.

Certes, ceux qui connaissent l’Italie filmée par Fellini, Pasolini ou Visconti, et la Grande-Bretagne filmée par Joseph Losey ou Karel Reisz pourront être déçus par la vision un peu convenue et collet monté proposée par le plus britanniques des cinéastes américains, James Ivory. Mais il reste fidèle à ses thématiques de base (la question des mésalliances dues aux conventions sociales, notamment) qu’il avait abordées précédemment dans Chaleur et poussière (1982) ou Les Bostoniennes (1984).

Reste une admirable peinture de l’Angleterre victorienne, et si représentative de l’art du casting de James Ivory. Outre Maggie Smith qui offre de subtiles variations à son rôle traditionnel de vieille fille so british, on y découvre Daniel Day Lewis dans une de ses toutes premières apparitions en aristocrate dandy et décalé, involontairement drôle malgré lui, et Helena Bonham Carter, en jeune aristocrate dépassée par le tumulte de ses sentiments. Premier triomphe public et critique pour le trio James Ivory-Ismael Merchant-Ruth Prawer Jhalaba et 3 Oscars à la clé (meilleurs décors, meilleurs costumes, meilleur scénario adapté).


Chambre avec vue (A Room with a View)
Un film de James Ivory
Avec Helena Bonham Carter Daniel Day-Lewis, Julian Sands
1985 – Royaume-Uni

Sortie en version restaurée au cinéma le 22 janvier 2020 par Carlotta Films et Mk2 Films



Maurice
(1988)

Des êtres qui se heurtent aux normes sociales, nouvelle variation. Là, il s’agit pour James Ivory d’évoquer l’homosexualité masculine, et ses difficultés à la vivre pleinement dans l’Angleterre à la fin du XIXe siècle. Adapté d’un roman autobiographique d’EM. Forster paru de manière posthume, Maurice bénéficie de la fougue de son duo d’acteurs principaux, récompensé à la Mostra de Venise en 1988, Hugh Grant, en aristo prisonnier de ses conventions, et James Wilby, brûlant de désir et assumant peu à peu son homosexualité. James Ivory y décroche Lion d’argent du meilleur réalisateur.

Retour à Howard’s End (1991)

La quintessence Ivory : pour cette 3ème adaptation d’EM. Forster, le choc des cultures, des classes sociales et des sexes atteint des paroxysmes de violence sourde et feutrée. Admirable reconstitution de l’Angleterre fin de siècle, qui voit s’affronter avec rage Anciens et Modernes. Un classique sublimé par la lumière de Tony Pierce-Roberts. Trois Oscars, dont celui de Meilleure actrice pour Emma Thompson. Grand Prix du 45e anniversaire Cannes 1991.

Les Vestiges du jour (1993)

Racontée en flaskback, l’idylle entre un majordome inflexible à sa tâche, malgré les soubresauts intimes et ceux de l’Histoire – nous sommes en 1939, un moment où les industriels britanniques basculent entre soutien au nazisme et aux forces britanniques – et une gouvernante éperdue d’amour, s’apparente à un véritable service de porcelaine sur celluloïde. Par la délicatesse et la lucidité de son regard, James Ivory parvient à faire passer des sommets d’émotion, à partir d’infimes tressaillements. Du grand art, servi par Anthony Hopkins dans son plus beau rôle.

Et depuis ? Curieusement, James Ivory connaît une fin de carrière qui échappe au succès critique et commercial. D’accord, il s’est fourvoyé avec Surviving Picasso ou Le Divorce. Bousculé par le décès de son complice Ismaël Merchant, il n’a jamais retrouvé l’inspiration des années 90. A tel point que son dernier film, pourtant interprété par Anthony Hopkins et Charlotte Gainsbourg, est resté inédit en France.

La plupart de ses films ont fait l’objet de très belles éditions chez MK2 Video. Outre sa trilogie EM. Forster, signalons une très belle adaptation d’Henry James La Coupe d’Or (2000), avec Nick Nolte et Uma Thurman, et quelques curiosités : Savages (1972), Wild Party (1975), Roseland (1977) et La Fille d’un soldat ne pleure jamais (1999). Ses quelques incursions dans le présent se sont avérées assez désastreuses, comme en témoigne sa satire du monde arty new-yorkais, Esclaves de New York (1989)

© 1985 PRODUCTIONS MERCHANT IVORY POUR GOLDCREST. Tous droits réservés.

Article publié le 27/02/2018, mis à jour le 22/01/2020.


Sylvain Lefort

Co-fondateur Revus & Corrigés (trimestriel consacré à l'actualité du cinéma de patrimoine), journaliste cinéma (Cineblogywood, VanityFair, LCI, Noto Revue), cinéphile et fan des films d'hier et d'aujourd'hui, en quête de pépites et de (re)découvertes

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