Le cinéma de Maurice Pialat est, contrairement à ce qu’on croit souvent aujourd’hui, empli de mystères. Dans le mélange de rage et de timidité qui ressortait de ses interventions, Pialat s’est plu à brouiller les pistes. Que ce soit par sa discrétion sur son enfance, sa formation d0e peintre dont il a caché les tableaux ou sur ses inimitiés légendaires, le caractère de Pialat en dit long sur ses films. Et puis ce fameux « Si vous ne m’aimez pas, eh bien je ne vous aime pas non plus » lancé à Cannes en 1987 pour sa Palme d’Or. Surtout, un auteur qui a travaillé la pluralité des genres pour régler, de la plus belle manière qui soit, des problèmes avec lui-même.
Article initialiement publié dans Revus & Corrigés N°11 – Hollywood Breakdown.
Aujourd’hui, on aime se souvenir de Maurice Pialat comme d’un cinéaste irrémédiablement réaliste, entre le naturalisme et le cinéma direct. Mais tout au long de sa carrière, Pialat n’a cessé de brouiller les pistes, en coupant définitivement ses liens avec la Nouvelle Vague d’abord puis en se détournant peu à peu de ses références. Lui qui dirigeait ses films comme aucun autre cinéaste a réussi mieux que d’autres à faire sa place dans l’histoire du cinéma français. Malgré ses irrésistibles tentatives de destruction, des arrêts de tournage répétitifs à l’abandon de projet, il est parvenu à construire une filmographie incontournable qui continue d’inspirer les cinéastes du monde entier, tels qu’Abdellatif Kechiche ou Damien Chazelle. Sur le tournage de Loulou (1980), il quitte le plateau en plein tournage dans le métro parisien et chaque acteur donne une version différente de sa fugue. Gérard Depardieu raconte que le cinéaste est allé au cinéma voir Apocalypse Now (1979), Isabelle Huppert parle d’un exil de trois jours et Guy Marchand décrit qu’ils l’ont retrouvé en train de déprimer dans un bistrot quelques heures plus tard. Cette mise en danger permanente de son œuvre faisait partie du processus de création et rien ne sortait d’un film qui se faisait tout seul. Il est presque impossible de définir la méthode Pialat. Comme le décrit très bien Isabelle Huppert, il était « à la recherche d’une flamme si fragile, si difficile à obtenir » qu’il n’hésitait pas à pousser ses équipes à bout. Dans une conférence donnée à la Cinémathèque française le 13 mars 2013, Serge Toubiana raconte que lors de la scène du dîner à la fin d’À nos amours (1983), le personnage du père joué par Maurice Pialat entre dans le plan alors qu’il était censé être mort. Le réalisateur n’avait pas prévenu les acteurs, qui ne savaient pas très bien comment réagir. Comme le confie le critique de cinéma, cette anecdote est sûrement le meilleur exemple de ce qu’était la méthode Pialat. Représenter le réel, c’est aussi chercher la vérité à tout prix et cela ne va pas sans le risque.

Au-delà de la vérité, Maurice Pialat cherchait à atteindre un absolu qu’il ne trouvait pas chez les autres et que le cinéma, en tant qu’art, doit pouvoir atteindre. Toute sa vie, il aura à coeur de pointer du doigt les défauts qu’il repère dans les films qui sortent. Il aurait d’ailleurs pu suivre la trajectoire des critiques des Cahiers, qui ont par la suite intégré leurs théories à leur cinéma, mais il était plus vieux et, surtout, il ne partageait pas cette complaisance du critique qui défend bec et ongles les cinéastes qu’il admire. Dans son cinéma comme dans ses interventions, Pialat s’attache à renverser les idoles. Si Jean Renoir, qu’il ira jusqu’à renier à la fin de sa vie – non sans une once de provocation – et d’autres qui ne sont pas épargnés, il reste le premier sujet de son exigence. Son drame est de ne pas atteindre cet absolu qu’il peine même à définir.
« Le premier sur lequel je chie, c’est moi. »
Même s’il nie avoir un jour eu la sensation d’être un peintre raté à la sortie de Van Gogh en 1991, cette peur tenace de ne pas être à la hauteur semble remonter à ses débuts difficiles en tant qu’artiste. Accumulant les toiles qui ne le font pas plus connaître, il tente de se lancer dans une carrière de comédien sans grand succès. La trajectoire de Van Gogh qui, fatigué et au sommet de son art, se retire, comme Gérard Depardieu dans Sous le soleil de Satan (1987), révèle quelque chose du rapport de Maurice Pialat à son cinéma. Un rapport contrarié, tortueux, qui passe par des éclats de colère juste avant la révélation et l’apaisement.
Si Maurice Pialat n’épargne personne, c’est aussi le cas de ses personnages. Chacun, comme dans un roman d’Émile Zola, connaît un instant de gloire puis la déchéance. Dans La Gueule ouverte (1984), on voit peu à peu le cancer tirer les traits de cette femme drôle et vive, inéluctablement. Filmé tout près de son village d’enfance en Auvergne, c’est un moyen pour le cinéaste d’exorciser les mois de souffrance de sa mère avant sa mort. Ce film, comme presque tous les autres depuis L’Enfance nue (1968), traite du malheur de l’enfant abandonné. Ce sujet récurrent est d’ailleurs au cœur de la magnifique mini-série de Maurice Pialat, La Maison des bois (1971), dans laquelle on suit la vie du petit Hervé, abandonné par sa mère et confié par son père à une famille de la campagne au début de la Première Guerre mondiale. Dans Le Garçu (1995), il met en scène son fils, Antoine, qui se retrouve balloté entre ses deux parents après leur divorce. Une manière pour lui de laisser une trace de son amour pour ce fils qu’il a eu trop vieux, juste avant de le quitter.

Maurice Pialat est un homme qui n’a pas réglé ses problèmes et chacun d’eux se retrouve dans ses films. Dans Loulou, c’est son histoire avec Arlette Langmann qu’il raconte. Elle rencontre un homme flamboyant de la classe populaire et délaisse son amant de l’époque, Guy Marchand dans le film et Pialat dans la vraie vie. Pour Maurice Pialat, un film est avant tout une affaire solitaire, une manière d’être face à lui-même et à ses contradictions. C’est la raison pour laquelle il détestait les tournages où il était forcé de composer avec une équipe technique, même s’il y avait ces rares moments qui rendaient l’ensemble supportable, exactement comme ses films qui arrachent à la fiction des tranches de réel. C’est peut-être parce que ses films sont autobiographiques que ses personnages sont sans cesse montrés vulnérables. Dans Nous ne vieillirons pas ensemble (1972), les défauts de Jean (Jean Yanne) et Catherine (Marlène Jobert) éclatent à l’écran à chaque dispute. Ses films ont en commun de représenter des personnages qui éprouvent une haine violente envers eux-mêmes et qui dès lors ne parviennent pas à aimer.
Amour du genre
En choisissant de filmer des ruptures, des abandons, des échecs, des délinquants dans des lieux sordides et délabrés, Pialat a toujours privilégié l’aspérité à la belle ouvrage. Il a ainsi affirmé son geste de cinéaste et son indépendance vis-à-vis de tout modèle, et notamment du cinéma français auquel il reprochait le manque de moyens alloués à ses films. Contrairement aux idées reçues, Pialat n’était pas du tout un désintéressé de l’esthétique cinématographique, bien au contraire. Il suffit de voir les techniciens dont il s’est entouré (l’encore débutante Katia Wyszkop aux décors, Willy Kurant, Néstor Almendros ou Luciano Tovoli à la photographie, Yann Dedet au montage) pour voir qu’il accordait une grande attention aussi bien à la couleur ou la lumière (après tout, il a une formation de peintre) qu’aux décors ou aux raccords. Il n’hésitait d’ailleurs pas à dire beaucoup de mal de Pierre-William Glenn (pourtant chef-opérateur de Costa-Gavras ou Bertrand Tavernier), qui a signé l’image de Passe ton bac d’abord (1978) avant d’être remercié en cours du tournage de Loulou, en raison de travail trop neutre et dénuée de la vibrance que Pialat cherchait tant.

Toujours considéré comme un héritier du naturalisme, on en oublierait presque que Pialat est un cinéaste de genre qui ne dit pas forcément son nom. Il faut dire que ce sont des éléments furtifs, distillés avec parcimonie au sein de longs-métrages d’une certaine sobriété et sécheresse esthétiques. C’est surtout avec sa Palme d’Or polémique, Sous le soleil de Satan (1987) que Pialat flirte avec le fantastique. Là encore pas tant dans la représentation qu’il fait de la religion, puisque Satan est personnifié par Jean-Christophe Bouvet qui vient hanter de façon très littérale l’abbé Donissan, joué par Depardieu, en posant sa tête contre sa poitrine. Le pas de côté vient de cette nuit américaine (spécialité de Willy Kurant, le chef-opérateur du film récemment décédé) qui crée une certaine sidération esthétique évacuant tout le réalisme de la situation, une forme de mysticisme concret. À l’instar d’un Robert Bresson, qui a également adapté Bernanos avec Journal d’un curé de campagne (1951) et Mouchette (1967), autre cinéaste estampillé naturaliste et explorant la foi (Jeanne d’Arc, Pickpocket) mais dont certains fragments sont empreints de fantastique (la tempête dans Mouchette) voire du slasher (la fin de L’Argent). Sous le Soleil de Satan se présente presque comme une synthèse des deux films que Bresson a tirés de Bernanos et renoue avec l’imagerie de son aîné. La Mouchette jouée par Bonnaire n’est pas si éloignée de cette fillette sauvage et rebelle, interprétée par Nadine Mortier dans le film éponyme. D’une part par cette délicate scène dans laquelle elle nettoie dans une rivière sous un arbre à moitié déraciné, le regard plein de crainte et d’affliction, le soulier taché de sang du meurtre qu’elle vient de commettre. D’autre part, par sa dimension anarchiste et désespérée qui intensifie la crise de foi de l’abbé, incapable de la sauver de son suicide.
L’autre versant de ce rapport au genre vient peut-être de la cinéphilie de Pialat, dont on sait qu’il a regardé beaucoup de classiques américains dans sa jeunesse et notamment des westerns. C’est paradoxalement quelque chose qu’on retrouve dans Van Gogh, dont une certaine filiation avec John Ford, autre grand cinéaste de la légende. C’est une chose qui se ressent immédiatement dans la composition des cadres du film et cette façon d’épouser les paysages, d’isoler le personnage face à l’immensité naturelle par le décadrage ou le surcadrage (la fenêtre remplace ici la fameuse embrasure de porte de La Prisonnière du désert). Par ailleurs, Van Gogh travaille dans son approche de la vie du peintre cette conception fordienne qui tend à objecter la réalité à sa légende, en premier lieu avec L’Homme qui tua Liberty Valance (1962) ou le personnage de Wyatt Earp joué par Henry Fonda dans La Poursuite infernale (1946) ou Les Cheyennes (1964). Le peintre passe plus de temps à badiner le long des cours d’eau ou des champs de blé qu’à se pencher sur son chevalet. Cet hédonisme trouve son apothéose lors de la scène de danse dans le cabaret qui renvoie directement à celle du Massacre de Fort Apache (1948), autre film qui joue essentiellement sur l’attente, l’intériorité des personnages plus que sur leurs actions.

Enquête de vérité
En plus du western, l’autre évidence de ce rapport au genre et au cinéma américain est Police (1985), sur le quotidien d’un commissariat de Belleville face au trafic de drogue. Le film se situe dans un entre-deux, partagé entre ce souci de réalisme très français et une parfaite conscience de l’héritage des codes du polar. Il entame une relecture anti-spectaculaire du genre, liée notamment à l’écriture très documentée de Catherine Breillat, et embauche Luciano Tovoli non pas pour sa capacité à filmer le surnaturel (celui des gialli d’Argento ou de Profession : reporter d’Antonioni) mais pour sa gestion de l’espace, le petit studio qui reproduit le commissariat étant compliqué à éclairer. Or les séquences nocturnes dénotent de cet ancrage réaliste, contrastent avec le gris bleuté presque bétonné des scènes dans les bureaux. D’abord par les néons de la façade et de l’intérieur de la discothèque dans laquelle le commissaire Mangin (Depardieu) rencontre une prostituée (Bonnaire) qui ont par exemple marqué les frères Safdie pour leur Good Times (2017). Puis par cette deuxième partie de film qui multiplie les scènes en voiture, décors typique du film noir américain, dépeignant une romance aride et cruelle entre Mangin et Noria (Sophie Marceau), jeune femme maquée à un trafiquant. Le détective et la femme fatale, en somme. Leurs retrouvailles se font dans la pénombre de cette voiture dans laquelle ils sont totalement baignés et s’embrassent tout en sachant que ça ne peut que mal finir. À l’image de cette baignade de Yanne et Jobert dans Nous ne vieillirons pas ensemble, rare moment d’insouciance qui ne dupe pas leur fatalisme. Plus largement que le film noir, les personnages de Depardieu et celui de Yanne sont à l’image d’Humphrey Bogart dans Le Violent (1950) de Nicholas Ray, des hommes rongés par leurs démons répétant à tout le monde, et notamment aux femmes qui les savent irrécupérables malgré leur amour pour eux, qu’ils vont s’améliorer et que la situation va s’arranger, mais qui finissent irrémédiablement par sombrer.
Dès lors, la seule vérité possible quand il s’agit d’appréhender Pialat est à trouver dans ses films, car si ses personnages semblent incapables d’exprimer leurs sentiments et de dire l’amour qu’ils éprouvent, leur honnêteté implacable et radicale est toujours proche de la tendresse. Pour Maurice Pialat, le tournage était la pire chose du monde car Pialat croyait non pas au parfait mais à l’imperfection, d’où cette construction fulgurante au montage qui consiste à ne garder que l’essence même des scènes. Privilégier le moment à l’histoire.
Loris Dru Lumbroso et Florine Marmu
