Figure massive et généreuse, des yeux clairs quasi-enfantins, et une éternelle barbe en collier : le visage de Marco Ferreri est peut-être plus connu que son œuvre, trop souvent réduite au seul triomphe commercial de sa carrière, La Grande Bouffe, film énorme et débordant, comme l’arbre qui cache la forêt, constituée de 35 films en 40 ans de carrière, tournés sur quasiment tous les continents, et avec les plus grandes stars. Le Lit conjugal (1963) fait partie des ressorties salles et vidéo chez Tamasa, ainsi que de la prochaine rétrospective à la Cinémathèque française.
Premier long métrage tourné par Marco Ferreri en Italie, Le Lit conjugal est un bijou d’humour noir et féroce, qui s’inscrit pleinement dans la veine de la comédie italienne. Au moins pour trois raisons. Tout d’abord, par son récit, truculent et sarcastique : Alfonso, cadre commercial dans une concession automobile, quarantenaire bellâtre, après avoir séduit et épousé la belle Regina – sublime Marina Vlady – se voit peu à peu transformé en mâle italien harassé par son épouse et réduit à ses fonctions de reproducteur. Occasion de dresser le tableau de la société italienne écartelée entre boom économique et rigidité de la chape morale du catholicisme et du Vatican. Symboliquement, l’appartement de leurs ébats donne sur le dôme de la basilique Saint-Pierre. Ensuite, par son interprète masculin principal, qui deviendra un de ses acteurs fétiches : Ugo Tognazzi, que Marco Ferreri dirige ici pour la première fois avant de le retrouver à sept autres reprises. Ugo Tognazzi est l’incarnation du comique italien par excellence, populaire et débonnaire, auquel tout Italien peut s’identifier, par son côté malin, roublard et séducteur. Enfin, par la qualité de ses dialogues, la caractérisation de ses personnages et les quiproquos des situations propres à la comédie italienne, et au rire grinçant qu’il déclenche chez son spectateur, à la manière d’un Dino Risi.

Le Lit conjugal ne serait que cela, on s’en satisferait allègrement. Malgré sa forme somme toute classique, Le Lit conjugal se révèle profondément ferrerien et très personnel. Écrit avec la complicité de son ami le scénariste espagnol Rafael Azcona – avec lequel il collaborera à 15 reprises – son premier film italien présente déjà les thématiques qui établiront sa réputation : la difficulté des rapports hommes-femmes, la dénonciation du matérialisme et du poids de la religion dans la société italienne, en matière de sexualité et d’éducation, avec une tonalité beaucoup moins tragique que ses films ultérieurs.
Tout Ferreri en germe
Surtout, cinématographiquement, on voit en germe ce qui donnera le prix de ses œuvres ultérieures, comme Rêve de singe ou Contes de la folie ordinaire : l’apparition de motifs visuels récurrents, comme celui de la plage comme havre de paix ; la traque de la folie dans le quotidien ; la métaphore animale – le titre original « La Ape regina » faisant ici référence au prénom de son héroïne, ainsi qu’à la Reine des abeilles dominant sa ruche et son mode de reproduction ; l’ambivalence des personnages féminins (Regina, pour lequel Marina Vlady remporte le prix d’interprétation féminine à Cannes en 1963 pour un rôle écrit pour Monica Vitti) suscite constamment à la fois crainte et émerveillement. Découvrir Le Lit conjugal, c’est donc remonter aux sources mêmes de l’œuvre du cinéaste. C’est avec ce film que Marco Ferreri assoit sa réputation de cinéaste corrosif, frondeur et anti-conformiste. Il constitue donc une esquisse de ses chefs-d’œuvre postérieurs – Liza, Rêve de singe, La Chair, notamment. Même s’il ne porte pas encore les traces d’absurdité existentielle qui font le prix de Dillinger est mort et Break up notamment, Le Lit conjugal pose les fondements de la vision à la fois tendre et désespérée que porte Ferreri sur l’humanité.
Il marque enfin les premiers déboires de Marco Ferreri avec la censure italienne : son scénario est ainsi saisi pour obscénité. Devant le refus du cinéaste de procéder aux coupes exigées par les autorités catholiques de son pays, il est traîné en justice. La raison ? L’image que le film donne des autorités religieuses, notamment un cousin de la famille, le père Mariano, curé, entremetteur, confident, sexologue, qui prescrit un reconstituant hormonal à Ugo Tognazzi harassé par son épouse ! « Demande-lui d’y aller plus mollo », demande d’ailleurs Tognazzi au curé, par ailleurs cousin de Regina ! Enfin, avec ce film, percent les premiers malentendus qu’aura Ferreri avec l’opinion tout au long de sa carrière. Accusé à tort de misogynie, Le Lit conjugal, comme la plupart de ses films, dénonce avant tout les reliquats de misogynie et de machisme tels qu’ils subsistent dans l’éducation et les schémas traditionnels de pensée. Et non la vision d’un cinéaste profondément attaché à la femme, salvatrice et rédemptrice d’une humanité dominée par les hommes et qui court à sa perte.

