Si Satyajit Ray est considéré comme le plus grand réalisateur de l’histoire du cinéma indien, ce sont souvent les mêmes titres de sa filmographie qui sont évoqués, et notamment Charulata (1964). Un coffret vidéo nous fait redécouvrir ce chef-d’œuvre, mais aussi cinq autres de ses films parfois plus méconnus.
Dossier initialement publié dans Revus & Corrigés N°14 – Printemps 2022 : La Campagne électorale en images.
Né dans une famille illustre (son père, Sukumar Ray, est un grand poète bengali), Satyajit Ray commence à travailler comme publicitaire. Sa vocation de cinéaste naît quand il assiste au tournage du Fleuve (1951) de Jean Renoir. La Complainte du sentier (1955), son premier long-métrage, reçoit, en 1956, un prix à Cannes. Ce film inaugure La trilogie d’Apu, qui se complète de L’Invaincu (1957), puis du Monde d’Apu (1959). Dans son cinéma, Ray filme l’Inde devenue indépendante, la musique, les difficultés des femmes, le poids des castes, l’intolérance… Le Salon de musique (1959), Terres lointaines (1973, Ours d’Or au festival de Berlin), Les Joueurs d’échecs (1977) font partie de ses films les plus célèbres, éclipsant parfois ses autres œuvres majeures (Le Lâche, 1965). Nourri de films aux genres éclectiques, aux thèmes et à la mise en scène d’une folle modernité, le cinéma humaniste de Satyajit Ray n’en finit pas d’exercer sa fascination sur les spectateurs et cinéphiles du monde entier, ou de susciter, à son tour, des vocations de cinéastes.
Destin de femmes indiennes
Son onzième long-métrage, La Grande Ville (1963) est l’adaptation d’une nouvelle de Narendranath Mitra. Subrata, un employé de banque, peine à subvenir aux besoins de sa famille. Arati, son épouse, trouve un emploi de représentante dans une entreprise de machines à tricoter. Elle va affronter la honte de son mari et de ses beaux-parents, pour lesquels une femme ne doit pas travailler. D’emblée, La Grande Ville installe les enjeux du récit et les personnages. À sa petite sœur, Subrata dit : « À quoi bon étudier ? Tu finiras à la cuisine. » La belle-mère d’Arati avoue s’être sentie prisonnière toute sa vie. Quand il apprend que sa belle-fille vient de trouver un travail, les dernières illusions du beau-père, ancien instituteur, désormais malade et désargenté, s’écroulent. Durant les 38 premières minutes, l’univers d’Arati se réduit à sa maison, et à la cour. Dès qu’elle sort de chez elle, accompagnée de son mari, pour son premier jour de travail, Arati se confronte à Calcutta, la grande ville. Pour cette découverte du monde extérieur, la mise en scène de Satyajit Ray évolue : les plans qui étaient posés laissent place, pour un temps, à une caméra épaule, en mouvement, naturaliste, quasi documentaire (on pense au néo-réalisme italien), à l’image du changement de vie radical de la jeune femme. Quand elle part pour sa première vente, le cinéaste la filme en plan large. Elle apparaît minuscule, perdue dans une rue qui semble démesurée. Plus tard, une idée similaire s’exprime quand Satyajit Ray filme Arati derrière les grilles d’une maison. La jeune femme peut-elle échapper à son destin, franchir la frontière qui la sépare de la modernité ? On est touché par la solidarité que se portent les femmes (les scènes de conversations entre les vendeuses, l’entraide entre Arati et Edith, l’Anglo-indienne). Comme dans beaucoup de ses films, Satyajit Ray se focalise sur un objet, lui donne une importance capitale et symbolique. Dans La Grande Ville, c’est un attribut féminin, le rouge à lèvres, qui représente l’émancipation d’Arati, et tous les préjugés d’une société patriarcale envers les femmes. Satyajit Ray signe une grande œuvre engagée et subversive, refusant néanmoins le manichéisme, et faisant le choix de l’optimisme.
Pour Charulata (1964), que Satyajit Ray considérait comme son film le plus accompli, le cinéaste s’inspire librement d’une nouvelle de Tagore, Le Nid brisé. En 1879, à Calcutta, Charulata attend chaque jour le retour de son mari, Bhupati, éditeur d’un journal politique. Pour tromper la solitude de son épouse, Bhupati fait venir le cousin de Charulata, Amal, un jeune artiste. Au fur et à mesure de leurs entrevues, Charulata, passionnée d’art et de littérature, se met à nourrir des sentiments pour son cousin… Charulata s’ouvre sur une scène d’une durée de dix minutes, sans dialogue, où le rôle-titre déambule dans sa gigantesque maison. Elle choisit un livre dans la bibliothèque, se poste aux fenêtres et observe les passages extérieurs avec ses jumelles. Pour la jeune femme, le monde est une scène de théâtre, dont elle est exclue, condamnée à rester dans les coulisses. Quand Bhupati rentre du travail, plongé dans un livre, il ne la remarque pas. Charulata l’observe avec ses jumelles de théâtre, pour enfin approcher ce mari, bon mais lointain. Derrière elle, on découvre un oiseau en cage, symbolisant la situation de la jeune femme. Charulata se déroule presque intégralement à l’intérieur de la propriété (reconstituée en studio). Satyajit Ray, dont la maîtrise formelle impressionne (comme l’élégance des travellings), ne quitte jamais l’épouse, hormis pour quelques scènes qui suivent le mari à l’imprimerie, ou chez le marchand de papier. Charulata passe du temps avec son cousin, qui l’initie à l’art, à la culture, à l’écriture. Dans le jardin, une discussion entre eux paraît hors du temps. Ce moment suspendu agit comme une parenthèse enchantée. Satyajit Ray filme les conversations, puis son héroïne, de face, avançant et reculant sur une balançoire. Toute la scène est inspirée par le cinéma de Jean Renoir (plus particulièrement Partie de campagne et La Règle du jeu) que vénérait le cinéaste bengali. Chaque personnage est prisonnier de conventions, et du rôle qu’il doit tenir dans la société bengalaise. La tempête, qui fait écho aux sentiments agitant Amal, se lève à deux reprises. Elle est à l’image des passions, et tensions, qui agissent sur le triangle amoureux. Dans ce film profondément féministe, Satayajit Ray ne filme pas d’archétype viril habituel. Les hommes pleurent, ne craignent pas d’afficher leurs sentiments. D’une grande sensualité, Charulata est un mélodrame somptueux.

Tragédie et comédie
En 1965, Satyajit Ray s’embarque dans un diptyque : Le Lâche et Le Saint, deux films d’une durée courte (1h09 et 1h06) qui sont projetés, à leur sortie, en double programme dans les salles du Bengale. Avec Le Lâche, Satyajit Ray adapte une nouvelle de Premendra Mitra. Amibatha Roy y est un scénariste professionnel (Ray a changé sa profession originelle d’écrivain, pour mieux se projeter dans le personnage) dont la voiture tombe en panne. Un riche planteur de thé lui offre l’hébergement pour la nuit. Amibatha découvre alors que l’épouse de son hôte n’est autre que Karuna, son amour de jeunesse, qu’il n’a pas su retenir. Comme dans les films noirs, Satyajit Ray fait ressurgir le passé pour conter son histoire. À plusieurs reprises, il utilise zooms et travellings avants (soulignés d’une musique cyclothymique angoissante, composée par le cinéaste) pour s’approcher au plus près des jeunes gens, quand ils se remémorent leur passé, raconté par des flashbacks. Si le scénario de Ray est écrit au cordeau et traite de thèmes forts et courageux (femme corsetée, médiocrité et lâcheté des hommes, poids des castes), sa mise en scène en accroît la portée. Dans un superbe noir et blanc (signé de Soumendu Roy, chef-opérateur attitré du cinéaste), Satyajit Ray joue d’ombres et de clairs-obscurs pour faire ressentir les tourments et remords du jeune homme, dont le manque de courage a brisé l’avenir du couple. Comme dans le cinéma expressionniste allemand, le fatum est à l’œuvre. Des plans sur des décors de la maison, ou de la lumière s’infiltrant sous une porte, décuplent le suspense de ce drame à l’issue cruelle.
Le Saint, quant à lui, est une comédie satirique très drôle. Le cinéaste s’y montre aussi courageux que dans Le Lâche, puisqu’il s’attaque à la religion et à ses imposteurs. Nous découvrons un riche veuf et sa fille, Buchki, voyageant en train. Ils font la connaissance de Birinchi Baba, un pseudo-saint, et de son assistant. Impressionné, le père les héberge pour surmonter son deuil. Mais Satya, le prétendant de Buchki, craint que sa promise ne se tourne vers la religion… La réussite du film tient d’abord à la qualité de son interprétation. Charuprakash Ghosh est hilarant dans la peau du faux gourou, et authentique mythomane, qui affirme avoir croisé la route de Jésus-Christ, de Bouddha et de Platon. En affublant Birinchi Baba d’un assistant ridicule à l’œil clos (joué par Robi Ghosh), Satyajit Ray crée un duo digne des grands comiques du burlesque. Si l’humour passe par les dialogues, il est aussi véhiculé par des mimiques, ou par les déplacements des corps. La charge est dévastatrice pour la bonne société bengalaise. Les grandes forces du Saint sont sa concision et sa mise en scène nerveuse (Satyajit Ray, ancien critique de cinéma et fin cinéphile, a tout compris du rythme et des codes de la comédie). Le film offre aussi de beaux moments de poésie, à l’image de cette scène où Birinchi Baba fait disparaître un nuage, puis lever le soleil. On peut y voir une allusion de Satyajit Ray à la magie et aux sortilèges du cinéma.

Mise en abîme du cinéma
La scène d’ouverture du Héros (1966) dévoile quelques parties du corps du protagoniste principal : l’arrière de son crâne, ou sa jambe. Ce personnage, que Satyajit Ray ne tarde pas à révéler, est Arindam Mukherjee : une star du cinéma bengali. Le cinéaste préserve son anonymat car la star représente le mystère et la fascination. Surtout, Uttam Kumar, son interprète, étant l’acteur phare du cinéma bengali de l’époque, Satyajit Ray se doit d’en soigner l’apparition à l’écran. Le Héros suit le voyage qu’effectue en train Arindam Mukherjee pour recevoir un prix d’interprétation à Dehli. D’un wagon à l’autre, l’acteur fait des rencontres : un vieillard détestant le cinéma (mais l’homme a vu Qu’elle était verte ma vallée de John Ford, cinéaste que Ray adorait), un publicitaire prêt à « vendre » sa femme à un industriel pour obtenir un contrat, une journaliste qui va tenir le rôle de confidente. Petit à petit, Le Héros dévoile un homme blessé. Ray utilise le zoom comme dans Le Lâche et Le Saint) pour s’approcher au plus près de Arindam, quand il se rappelle ses souvenirs malheureux : l’humiliation qu’un vieil acteur lui a fait subir, le reniement de soi, la peur de l’échec… Une scène frappe : quand, lors d’un rêve, Arindam voit tomber des milliers de billets de banque. Ensorcelé, il escalade des montagnes d’argent, avant que n’en sortent des mains de squelettes, agrippées à d’énormes liasses de billets. Puis, vient l’apparition de Shankar, homme de théâtre (que Arindam a bien connu) affirmant son mépris du cinéma et de leurs acteurs. Si la star Uttam Kumar incarne la star Arindam Mukherjee, ce n’est pas un hasard : Satyajit Ray l’a choisi pour clamer son amour du cinéma populaire, au contraire de la majorité des intellectuels bengalis. Le Héros est le seul film où Satyajit aborde le cinéma frontalement. C’est une mise en abîme. Durant une partie du voyage, Uttam Kumar porte des lunettes de soleil, beau comme Marcello Mastroianni dans un film de Federico Fellini. Le Héros est le 8 1/2 de Satyajit Ray.

Conteur populaire
En 1979, Satyajit Ray transpose à l’écran l’un de ses 15 romans policiers, qui ont pour héros Pradosh Mitter alias le Détective Felu, et cela donne Le Dieu Éléphant, une histoire où le détective enquête sur la disparition d’une statuette de Ganesh. Le générique de début s’accompagne d’une musique guillerette et mystérieuse (composée par Ray), semblant tout droit sortie d’une enquête de Sherlock Holmes ou d’Hercule Poirot. Les deux détectives, dont les aventures firent les délices de Satyajit Ray, sont ouvertement cités dans le film. Le Dieu Éléphant a l’inventivité des serials, que les premiers cinéphiles aimaient retrouver dans les salles obscures. Avec ce film, Satyajit Ray s’inscrit dans la tradition des conteurs populaires. Au cours du récit, il filme des albums de Tarzan, du Fantôme du Bengale, de Tintin (L’Île noire) – une autre bande dessinée de Hergé, L’Oreille cassée, qui joue un rôle déterminant dans la résolution de l’énigme. Par l’utilisation de décors typiques de Bénarès (marchés, terrasses, ruelles labyrinthiques), le metteur en scène joue la carte de l’exotisme cher aux touristes occidentaux. Si la mise en scène abuse quelque peu des zooms et autres travellings latéraux, elle n’est jamais ostentatoire. Ce qui intéresse d’abord Satyajit Ray, ce sont ses personnages et son histoire rocambolesque, qui multiplie les péripéties avec tireur embusqué, vieux lanceur de couteaux, et filatures. En filigrane, Satyajit Ray évoque une Inde corrompue, ses trafics, et son charlatanisme. Le Dieu Éléphant se clôt par une inscription au sol, adressée aux spectateurs, en un clin d’œil complice : « Ainsi finit le jeu. »

Coffret comprenant CHARULATA, LA GRANDE VILLE et LE LÂCHE, LE SAINT, LE HÉROS et LE DIEU ÉLÉPHANT
Satyajit Ray
Carlotta Films
En blu-ray et DVD depuis mars 2022
CHARULATA, LA GRANDE VILLE et LE LÂCHE, disponibles sur Arte jusqu’au 30 novembre 2022.
En complément du coffret, des entretiens avec le critique et
historien du cinéma Charles Tesson, auteur d’un livre sur le cinéaste, recontextualisant les films : il évoque les auteurs adaptés, les comédiens, et révèle aussi qu’un scénario de Satyajit Ray a fait le tour d’Hollywood, et que Steven Spielberg s’en serait largement inspiré pour E.T. Eva Markovits, programmatrice et membre du comité de rédaction des Cahiers du Cinéma, livre une analyse passionnante des premières scènes de Charulata et du Héros. Enfin, une archive INA de FR3 voit Ray être reçu aux côtés de Michel Ciment et Claude Sautet, revenant sur sa carrière (20 min.). Également, deux bandes-annonces.
Revus & Corrigés N°14 – Printemps 2022