ED Distribution fait un pari fou : sortir 4 films de Mani Kaul, un réalisateur indien qui ne ressemble à aucun autre et qui est tout aussi loin de Bollywood que de l’esthétique cinéma d’auteur classique de Satyajit Ray. Uski Roti, Un jour après la saison des pluies, Duvidha et Nazar nous offrent une plongée dans le monde du Parallel Cinema l’un des nombreux cinémas de l’Inde encore trop souvent inexploré.
Dossier initialement publié dans Revus & Corrigés N°17 –Hiver 2022.
« Le cinéma n’est pas une passion, encore moins une profession, c’est la vie elle-même. » Il ne faudrait surtout pas voir, dans cette phrase que Mani Kaul répétait à ses étudiants et ses amis, que le cinéma a pour rôle de filmer la vie. Loin du néo-réalisme de Satyajit Ray, le cinéma de Mani Kaul est dit avant-gardiste, expérimental, exigeant, à part ou encore incompris. La vie cinématographique, c’est une vie dans laquelle l’outil cinéma permet d’être attentif à tout. Un bruit, une couleur, une image, une ombre, un tressaillement. Fixés sur la pellicule, ces moments auxquels on décide de prêter une attention extrême, prennent vie pour donner naissance à un film. Réalisateur inclassable dans l’histoire du cinéma indien, il a laissé une empreinte sur tous ceux qui l’ont eu comme mentor, comme professeur, mais aussi chez ceux qui ont vu ses films. Sa douceur, son altruisme et sa générosité ont marqué des générations de réalisateurs indiens qui n’oublient jamais de le mentionner lorsqu’ils reviennent sur leur parcours cinématographique. Beaucoup se sentent orphelins aujourd’hui, et ne peuvent s’empêcher de se demander ce que le cinéma indépendant indien serait devenu si Mani Kaul ne l’avait pas quitté à sa renaissance dans les années 2010. Orphelins, mais pas épigones, car Mani Kaul n’aurait pas aimé cela. Lui qui refusait de définir le cinéma, qui refusait de dire « c’est comme cela qu’il faut faire », lui qui poussait chacun à trouver sa voie, son expression, son cinéma, sa vie à vivre, n’aurait pas aimé que ses étudiants devenus à leur tour réalisateurs se limitent à faire « comme lui ».
Mani Kaul ne laisse personne indifférent, pas même ceux qui n’ont pas vu ses films. La légende veut qu’un célèbre acteur de Bollywood, totalement déstabilisé par Uski Roti (1969) qui passait un soir à la télévision, cassa sa télévision de rage et se donna comme mission de parler de ce cinéaste à tous, afin qu’il ne puisse plus jamais faire de film. Mais c’est l’inverse qui se produisit, et le nom de Mani Kaul commença à se répandre même chez ceux qui ne verraient jamais ses films. Anup Singh a commencé sa carrière auprès de ce grand cinéaste et en entretien [1], se rappelle cette anecdote avec émotion, avouant que cette histoire avait été le meilleur « coup de pub » de la carrière de Kaul même si cela avait probablement fait de lui « le réalisateur indépendant le plus détesté de l’Inde ». Si d’autres se souviennent de cette histoire, personne ne semble se remémorer le nom de cette superstar de Bollywood partie en campagne contre lui. Histoire douce-amère, elle nous parle d’un temps où les films d’auteur passaient à la télévision indienne et où les noms de ceux qui faisaient ces films « non commerciaux » étaient connus et respectés et non pas noyés dans la masse des productions et des plateformes comme c’est le cas aujourd’hui.

Le Parallel Cinema
Dans les années 1960, parallèlement à une industrialisation massive du cinéma commercial hindi, comme une réaction épidermique à ce trop-plein de masala, un autre cinéma émerge. Une jeune génération de réalisateurs avide de renouveau esthétique, d’expérimentation et de liberté prend la caméra. Le Parallel Cinema, la Nouvelle Vague indienne, prend forme dans le sillage de Satyajit Ray et de Ritwik Ghatak, qui avaient pavé le chemin dès les années 1950. Comme souvent en Inde, l’un et le multiple se confondent, un nom : le Parallel Cinema pour une myriade de styles, d’esthétiques, d’intentions, et de langues. Le cinéma de Mani Kaul, s’il fait partie de cette mouvance, ne ressemble pas à celui d’Adoor Gopalakrishnan, de Govindan Aravindan, de Girish Kasaravalli, ni à celui de Ketan Mehta, de Shyam Benegal ou de Goutam Ghose, pour ne citer que quelques-uns des grands réalisateurs qui ont renouvelé les cinémas indiens à cette époque. « Les » cinémas indiens, car tous viennent de régions différentes, tournent dans des langues différentes et racontent la pluralité de l’Inde par la diversité de leur cinéma. Ce qui les réunit n’est pas la forme que prend leur langage cinématographique, ce qui les réunit, c’est d’avoir pu profiter d’une formidable convergence entre les volontés politiques, et leurs aspirations artistiques.

Car le Parallel Cinema n’aurait pu exister sans le faisceau d’institutions étatiques dédiées au cinéma d’auteur qui a été mis en place dans le courant des années 1960. D’abord à travers un organisme de production, le Film Finance Corporation (FCC) qui devint par la suite le National Film Development Corporation (NFDC), puis grâce à la mise en place d’une école de cinéma, le Film and Television Institut of India (FTII). Enfin, le tableau ne serait pas complet sans mentionner la création du National Film Archive of India (NFAI), qui devait changer les regards sur le cinéma en installant l’idée que l’archive et la sauvegarde des productions cinématographiques étaient indispensables à la création d’une histoire des cinémas. Cette synergie fit de Pune, la ville d’accueil de ces institutions, l’âme des cinémas indiens offrant aux jeunes réalisateurs, chefs-opérateurs, monteurs, mais aussi comédiens et comédiennes un espace d’apprentissage et d’émulation sans pareille dans toute l’Asie du Sud-Est.
Construction plus que narration
Mais dépasser ses maîtres ne s’apprend pas à l’école et pour reprendre les mots de Gurvinder Singh [2], « Mani admirait le travail de Ghatak, mais il le trouvait trop mélodramatique », il lui fallait donc s’en écarter. Mani Kaul et son camarade de toujours Kumar Shahani ont été marqués par la courte présence de Ghatak en tant que professeur au FTII, mais ce dernier avait selon eux une vision très affirmée de ce que devait être le cinéma indien en matière de production, d’esthétique et de choix d’acteurs. La question des acteurs est l’une des plus importantes dans les cinémas indiens, car finalement, aussi variés et différents soient-ils, tous se retrouvent autour d’une notion centrale : la star. Même les films d’art et essai jouent sur ce lien particulier que le public indien entretient avec la figure de l’acteur. Les visages reviennent de films en films, comme celui de Sumitra Chatterjee qui hante le cinéma de Ray. Le Parallel Cinema va lui aussi produire ses vedettes. Shabana Azmi et Naseeruddin Shah en sont deux des plus flamboyants exemples : révélés dans un film de Benegal, ils passent d’un cinéma à l’autre depuis près de 50 ans. Mani Kaul s’affranchit de cette règle qui semble alors intangible. Il fait tourner des acteurs non professionnels, des amis, des amis d’amis etc. Les visages ne deviennent pas familiers, le spectateur ne s’attache pas à eux, il est invité à constamment accepter la nouveauté plutôt que la répétition, l’inconnu plutôt que le familier. Cela n’a l’air de rien, mais c’est un acte fort dans l’histoire des cinémas indiens.
À l’origine de la pratique cinématographique de Mani Kaul est la construction. Il commençait chacun de ses films en s’imposant des règles strictes. Son premier film, Uski Roti, est le résultat d’une série de contraintes qui avait pour objectif l’expérimentation de la construction filmique. Il s’imposa de n’utiliser que deux objectifs : un grand-angle de 28 mm et une longue focale de 135 mm. Mani Kaul voyait les objectifs comme des personnages. Il leur assignait des rôles, des placements et des intentions. Pour ce premier essai cinématographique, il s’interdit également les zooms, les travellings, il renonça à un éclairage complexe et opta pour des équipements légers. Son intention était de construire une réalité cinématographique, une réalité qui n’existe que par ces contraintes techniques et de laquelle découle la construction filmique. Car pour lui, c’est le cinéma en tant que pratique artistique qui doit réussir à s’exprimer. Ce goût de la construction, il ne le tient pas de l’Inde, mais de la France ; et particulièrement de Robert Bresson, qu’il admirait :« C’est avec du net et du précis que tu forceras l’attention des inattentifs d’œil et d’oreille » [3].

Expériences cinématiques
La sortie simultanée chez ED Distribution de Uski Roti (1969), Dhuvida (1973), Un jour avant la saison des pluies (1971) et Nazar (1991), nous donne un aperçu de la palette cinématographique de Mani Kaul. 4 films, 4 styles, 4 expérimentations, mais aussi 4 versions de l’Inde et une femme indienne toujours soumise à l’attente. Du Pendjab au Rajasthan en passant par l’Inde antique du poète sanskrit Kālidāsa et la modernité des quartiers résidentiels de Bombay, Mani Kaul nous donne à voir l’Inde sans jamais se complaire dans une vision fantasmée comme celle des films commerciaux ou exotisés comme c’est parfois le cas dans les productions qui visent un circuit de diffusion internationale.
Dans Uski Roti, le spectateur est transporté au cœur du Pendjab. Les champs, les châles en laine si caractéristiques de l’Inde du nord, l’« Inde du froid », et bien sûr les roṭī, ces pains à base de farine complète et cuit à plat, qui sont la base de l’alimentation. Le pain quotidien est un symbole fort. Symbole d’une région, du mariage, de la place de la femme et de son rôle dans le foyer. L’obsession de Balo à vouloir porter le pain à son mari Sucha Singh, chauffeur de bus, est si forte qu’elle en devient absurde. Mani Kaul cherche à éclater la narration. Ce n’est pas l’histoire qui compte, mais les moments par lesquels on la vit. Une dispute, une tempête de sable, des rires, des moments d’ivresse et tant d’autres. La constance, le spectateur ne la trouve que dans les roṭī qu’il faut préparer, envelopper et livrer.
Dès les premières secondes de Un jour après la saison des pluies, on comprend que les contraintes qui vont forger la création sont différentes. C’est la langue qui prévaut. L’hindi est fleuri, sanskritisé, et si les nuances ne sont pas perceptibles dans le sous-titrage, en tant que spectateurs on peut se laisser porter par l’omniprésence de cette langue, des dialogues, qui sont dits comme une longue litanie sans émotion. Mani Kaul ne faisant jamais rien au hasard, la raison de ce changement de registre linguistique nous est donnée dans les premières minutes du film. Nous sommes en Inde ancienne, dans l’antiquité auprès de l’un de ses plus remarquables auteurs sanskrits : Kālidāsa. De plus, le film est une adaptation d’une pièce de Mohan Rakesh (1925-1972), une figure littéraire incontournable de la Nayī Kahānī (le Nouveau Roman) qui avait déjà signé les dialogues de Uski Roti. Mallika, amoureuse de Kalidasa, vit avec sa mère dont le blanc immaculé du sari nous indique qu’elle est veuve. Les deux femmes sont enchaînées à cette maison, à leur foyer dans lequel leur vie se résume aux corvées ménagères. Leur monde est bousculé lorsque Kalidasa est appelé à la cour pour en devenir le poète. Mallika, symbole – de nouveau exploré par Kaul – de la pativratā (femme vertueuse qui a juré dévotion et soumission à son mari-dieu), se sacrifie pour qu’il vive la vie qu’il mérite. Enfermés avec ces deux femmes dans cette maison, les moments de reculs peu nombreux ne nous autorisent pas à voir les contreforts de l’Himalaya qui la bordent. Kaul filme l’attente de Mallika, qui s’oublie dans son espoir de revoir un jour celui qu’elle aime. Comme pour renforcer ce sentiment d’oppression, Mani Kaul cadre les visages, rien que les visages qui prennent alors tout l’écran. Les regards indirects, les corps qui ne se touchent pas, renforcent l’impression de regarder des tableaux parlants.

C’est Duvidha qui va lui permettre d’explorer encore davantage la frontière floue entre peinture et cinéma. Bijou de la filmographie de Kaul, Duvidha est une ode au peintre Akbar Padamsee, et à ses couleurs chéries puissantes pleine d’ocres et de rouges qui se fondent et se confondent avec le conte rajasthani de Vijaydan Dehta. Ce quatrième film de Kaul, c’est aussi celui dans lequel le réalisateur trouve la réponse à son besoin d’explorer le temps et l’espace de la vie cinématique. « Qu’est-ce que le mouvement sinon l’expression du temps qui se déroule sous le regard attentif de la caméra ? » déclare Gurvinder Singh en commentant les jeux d’images fixes et en mouvements de Duvidha. La désynchronisation est quasi totale dans cet opus. Images, paroles et personnages ne dialoguent pas entre eux, ils vivent des vies propres qui parfois au gré des besoins se désynchronisent pour créer une emphase. Dans ce conte savoureux, un fantôme malicieux tombe amoureux d’une jeune femme alors qu’elle mange des baies sauvages. Ce comportement, indigne de la part d’une jeune fille bien sous tous rapports, horripile son jeune mari, qui perd ainsi rapidement l’assentiment du spectateur. L’inconfort du mariage arrangé, l’inconfort du mariage adolescent nous est transmis avec une force inouïe, sans violence, sans jugement, juste par l’artifice cinématographique. À peine marié, le mari doit partir, le fantôme saisit sa chance et décide de le remplacer. Honnête, il avoue à sa bien-aimée qui il est, sinon comment pourrait-elle l’aimer en retour ? L’inconfort se transforme en joie des premières amours. Duvidha est un film au destin original, car il a été repris au début des années 2000 par Bollywood avec Paheli de Amol Palekar. On sera troublé de voir la ressemblance de certains plans, la persistance de certains détails. Mais lorsque l’on sait que Shah Rukh Khan, superstar qui tient le premier rôle a fait ses début en 1992 dans The Idiot de Mani Kaul, alors tout s’éclaire. Malgré une fin plus heureuse que dans la version de Kaul, le film est un échec public. Moins qu’un hommage, mais plus qu’un clin d’œil, Paheli gagne à être vu à la lumière de Duvidha. Enfin, Nazar, le dernier film de la rétrospective, nous plonge dans un Bombay moderne et envahissant. On retrouve les thèmes chers à Kaul, l’attente, l’incompréhension, la frustration, la solitude féminine. Mais cette adaptation de Dostoïevski ne convainc guère. De l’aveu de Kaul lui-même, quelque chose n’a pas pris dans ce film. Comme si la vie cinématique qu’il essayait toujours de créer n’avait pas trouvé sa voie. On appréciera malgré tout le travail sur la désynchronisation qu’il pousse encore davantage ici et les sons de la ville qui nous transportent plus que les images en Inde. Preuve s’il en fallait une, que le monde cinématographique de Mani Kaul est à découvrir avec curiosité.
1. Entretien réalisé le 26 octobre 2022.
2. Entretien réalisé le 25 octobre 2022.
3. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Éditions Gallimard, coll. « Folio », (1975), 1988, p. 100.
