A l’occasion du Festival Toute la Mémoire du Monde, qui s’est déroulé du 7 au 11 mars 2018 à la Cinémathèque française, nous sommes revenus avec Bernard Benoliel sur sa programmation consacrée à la nostalgie du muet dans le cinéma hollywoodien d’après-guerre.
Lors de ce Festival International du Film Restauré, le directeur de l’action culturelle et éducative, Bernard Benoliel, s’est mué en programmateur. A travers une conférence et une poignée de films, le public de la Cinémathèque française a pu disséquer un vieux fantasme hollywoodien : revenir sur son passé proche à travers un cinéma naïf, coloré faisant taire aussi bien les souffrances post-seconde guerre mondiale que la gravité de l’époque qu’il idéalise. Ainsi, nous n’avons pas résisté à interroger Bernard Benoliel sur ces fictions du muet dans l’après-guerre hollywoodien (par ailleurs le sous-titre de la programmation) ainsi que sur la manière de montrer et penser le cinéma américain de nos jours.
Au temps du muet, dans l’après-guerre…
(Préambule issu du texte de présentation)
Pendant, après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au milieu des années 1950, certaines fictions hollywoodiennes cèdent à une tentation : revenir en arrière, renouer comme par magie avec une haute et « belle époque », ce temps perdu d’une innocence fantasmée, un temps rêvé plus d’une fois confondu avec celui du cinéma muet. Pourquoi dans l’après-guerre ce retour au temps du Muet et plus encore aux formes originelles du spectacle américain, du Wild West Show au music-hall, en passant par le cirque, le vaudeville, le « burlesque », la « revue » ou encore l’exposition universelle de 1904, à Saint-Louis (Le Chant du Missouri[1]) ? C’est cette guerre justement et son défilé des horreurs vécues ou vues aux « Actualités » qui provoquent assurément ce rêve d’une annulation du réel, la tentation d’un refuge dans le temps d’avant, un désir de revival du monde d’hier. Ces quelques fictions rétros, rejouant une mélodie du bonheur égarée en route, incarnent un fantasme d’uchronie où une sorte de grand flashback contiendrait en germe la possibilité de réécrire l’Histoire et d’éviter la guerre qui vient… qui vient d’avoir lieu… Et comme pour creuser l’écart avec une déflagration comme le monde n’en avait jamais connue, ces films nostalgiques arborent une esthétique excessive, volontairement naïve ou kitsch, aux couleurs rehaussées, voire saturées (« Glorious Technicolor »), en somme un goût indéniable pour le « chromo »[2].
D’un côté, un cinéma hollywoodien lucide s’essaie à une approche néoréaliste du temps présent (films noirs). De l’autre, et en même temps, un autre cinéma hollywoodien pratique le déni et s’évertue à entretenir l’illusion. Ainsi ressurgissent en couleurs personnages et actrices d’antan (Les Exploits de Pearl White) où des exploits d’un autre âge et des affrontements sans ambiguïté entre bons et méchants garantissent un happy end. De même les studios ressuscitent-ils Valentino (Rudolph Valentino, le grand séducteur), Keaton (The Buster Keaton Story), Al Jolson (The Jolson Story) ou Annette Kellerman, vedette de Vaudeville, actrice et pionnière du maillot de bain une pièce (Million Dollar Mermaid). Dès 1941, Les Voyages de Sullivan rend hommage aux gags échevelés du cinéma des premiers temps et Joel McCrea, du fin fond de son bagne, se tord de rire devant un dessin animé de Walt Disney (à l’origine, Preston Sturges souhaitait projeter un Charlot). Et c’est toute l’époque du muet qui reparaît dans le chef-d’œuvre du « genre », Chantons sous la pluie, où la mélancolie pour un temps révolu est battue en brèche par la démonstration phénoménale d’un increvable vitalisme made in USA.
Au même moment reviennent aussi des figures fondatrices du show business à l’américaine : Annie Oakley, reine de la gâchette au Wild West Show (Annie Get Your Gun), Phineas Taylor Barnum (The Greatest Show on Earth), Florenz Ziegfeld et ses « extravaganzas » sur Broadway (Ziegfeld Follies, Show Boat). Et Houdini qui fascine les foules (Houdini). Ainsi chacun de ces films semble participer au même projet de ranimer un monde et un temps engloutis, faits d’émotions simples, de sensations fortes et pures. Contemporain de ces tentatives hagiographiques, Boulevard du crépuscule de Billy Wilder réveille à sa façon ce « monde du silence ». Mais en faisant un faux voyage dans le temps. En convoquant cette fois les vraies figures : Gloria Swanson, Erich von Stroheim, Cecil B. DeMille, Buster Keaton en chairs et en os. Et en les faisant sortir de l’ombre comme d’un cercueil. Soleil noir, Boulevard du crépuscule anéantit dans son rayon la vision naïve d’un temps susceptible d’être ranimé autant que de besoin et supposé indemne.
Bernard Benoliel
Comment en êtes-vous arrivé à proposer au public ce corpus de films, était-ce une démarche personnelle ou une commande des programmateurs du festival ?
Il s’agit au départ d’une démarche personnelle. Cette programmation est née d’une constatation empirique qui s’est elle-même consolidée avec le temps. À vrai dire, je ne sais plus comment cette idée de corpus a commencé à consister car je ne me souviens pas exactement du moment qui a déclenché cette recherche. C’est parti sans doute d’un souvenir d’enfance, comme souvent : j’avais gardé jusqu’à tout récemment un souvenir très paradoxal d’un film américain en Technicolor, Houdini, réalisé par George Marshall, produit par Paramount et sorti en 1953 – bien qu’alors je ne savais évidemment rien de tout cela. Paradoxal parce que je l’ai vu enfant à la télévision, en version française, mais jamais revu jusqu’à ces derniers temps… jamais revu ni oublié. Et en le revoyant enfin, je me suis rendu compte que je ne me souvenais en fait de rien, rien ne me « revenait », aucune scène, sauf une, celle que j’avais gardée en mémoire depuis l’enfance, que je m’attendais à retrouver et, de fait, restée intacte, telle quelle ; elle ne s’était ni idéalisée ni transformée avec le temps. Ayant ainsi tout oublié du film, je m’en suis souvenu à jamais du fait de cette seule scène ‒ une très courte scène, vers la fin du film, où Tony Curtis/Houdini se heurte contre le manche d’un poignard, en a le souffle coupé avant d’entrer en scène, et pour le coup l’enfant que j’étais en a eu assurément le souffle coupé lui aussi…
Sans doute étais-je en train de faire des « recherches » autour de ce film, et à force de tourner autour, de fil en aiguille j’ai remarqué un autre film américain de la même époque et dans le même « genre », puis un autre… Cette époque, c’est l’après Deuxième Guerre mondiale, et il apparaissait que d’autres films semblables revenaient : biographies filmées, évocations ou recréations qui renvoyaient à des figures du spectacle, réelles ou inventées, évocations de shows du temps de la Belle Époque, numéros de vaudeville, « burlesque », music-hall, autant de représentations idéalisées du « temps du muet », dans une conception élargie de ce temps-là. Cette figure du spectacle était aussi bien un acteur du cinéma muet : biopics sur Rudolph Valentino, Pearl White, Al Jolson, Houdini lui-même qui fut acteur dans des serials à sa gloire à la fin des années 1910 et au début des années 1920, mais encore sur le Wild West Show de Buffalo Bill, sur P. T. Barnum, Annette Kellerman, « le grand Ziegfeld », etc. 1 + 1 + 1…, j’ai commencé à lister ces films qui avaient « un air de famille », qui pouvaient s’apparenter, avec cette idée peu à peu qu’il y avait là l’objet d’une réflexion, d’un texte, d’une programmation.
À force de chercher, et pour le coup un peu systématiquement, je me suis rendu compte qu’il y avait un ensemble « cohérent » de films, un même corpus idéologique pour le dire autrement ‒ tant je ne crois pas à la « neutralité des formes », et encore moins quand celles-ci s’affichent comme du « pur divertissement ». Sur cette base, j’ai établi une première filmographie qui ne reposait pas tant sur des auteurs que sur un sujet historique commun, et sur une « politique des studios ». J’ai ainsi rédigé un texte que j’ai proposé, ainsi que la filmographie établie alors, à Jean-François Rauger, le directeur de la programmation à la Cinémathèque. Grâce à lui, puis à Pauline de Raymond, la programmatrice de « Toute la mémoire du monde », cette idée a trouvé une première expression dans le cadre du festival : huit séances, en sachant que c’est quelque trente films de « la même famille » que j’ai repérés à ce jour.
Comment s’est constitué le corpus, dans le sens où il y a un équilibre entre films très connus (Chantons sous la pluie de Stanley Donen, Le Chant du Missouri de Vincente Minnelli) et d’autres œuvres peu vues aujourd’hui ?
Plus je cherchais et plus cela concernait exclusivement un cinéma populaire américain, prédominant à l’époque, autant de films à succès plus ou moins oubliés aujourd’hui, comme s’ils avaient eu alors une sorte de fonction d’usage avant de passer de mode. Or, pour qu’on ait envie de voir des films méconnus, il en faut aussi de plus réputés, des points de repère et des réussites dans leur « genre », des films qui ne s’usent pas. Et je me suis souvenu d’une programmation récente à la Cinémathèque, « Good Cop, Bad Cop » (juillet 2017), sur des figures de flics dans le cinéma américain des années 1970, conçue par Philippe Garnier, avec l’aide de Nicolas Saada et Jean-François Rauger. Au départ, Philippe Garnier ne voulait programmer que des films inconnus ou du moins méconnus en France, des raretés, de drôles d’objets populaires qu’il avait dénichés. Or Jean-François prônait l’alternance. Sur le papier, cela ennuyait Garnier de projeter encore French Connection ou L’inspecteur Harry, plus excité à l’idée de ne montrer que des perles rares, et puis quand il a vécu la programmation en suivant les séances, parfois deux ou trois par jour, il a dit à peu près textuellement pendant la présentation de l’une d’entre elles, c’était avant la projection de Badge 373 (Police Connection, Howard Koch, 1972, avec Robert Duvall) : « C’est Jean-François qui avait raison, c’est bien finalement de passer de films connus à d’autres méconnus, et inversement ».
J’ai éprouvé le même sentiment en suivant cette rétrospective seventies et j’ai essayé ici aussi de marier le célèbre et l’oublié. J’avais aussi en tête, en travaillant sur ce corpus du cinéma hollywoodien d’après-guerre nostalgique d’un temps ancien, comptant des réalisateurs comme George Marshall, Charles Walters, George Sidney, Walter Lang, David Butler ou Michael Curtiz (un des rois du « genre »…), soit des yes men, des « cinéastes maison », des vétérans talentueux pour certains, qu’on parviendrait à un corpus certes intéressant, mais constitué majoritairement de films moyens ou standards. Parfois des films « moyens-biens » et d’autres « moyens-pénibles », alors compter quelques chefs-d’œuvre dans le lot, pas si nombreux que cela, ou penser tout d’un coup au parfait contre-exemple contemporain (Sunset Boulevard de Billy Wilder), rend l’ensemble plus passionnant et aide à dégager plus clairement des significations.
On a l’impression que le cinéma américain est un puits sans fond, qu’on peut éternellement en programmer de nouveaux, qu’on ne finira jamais d’en redécouvrir.
Oui, on peut dire cela. Quantitativement, le cinéma hollywoodien, comme le cinéma italien des années 1945-1975 ou le cinéma japonais, semble un puits sans fond. Selon les années, cela peut être entre trois cents et six cents films par an. Souvent et pour en rester à ceux de l’âge d’or hollywoodien, on se cantonne aux films les plus célèbres, encore une fois les moins oubliés et souvent à juste titre. Mais justement, et c’était une de mes questions : pour quelle raison en programmer d’autres, autrement dit comment les faire revenir, au nom de quelle logique les montrer ? Une partie du travail et du plaisir est de fouiller ces cinématographies, parfois fascinantes de tant de renouvellement quantitatif (l’usine à rêves) et parfois lassantes de tant de répétition (le travail à la chaîne).

Les Exploits de Pearl White (1947)
J’en reviens à Houdini. En partant de ce seul film et en épluchant la filmographie de George Marshall, je me suis rendu compte qu’il avait aussi réalisé dans ces mêmes années d’après-guerre La Blonde incendiaire, d’après la vie de Texas Guinan, soit la première cowgirl au cinéma, et encore Les Exploits de Pearl White, biographie très romancée et chantée (Betty Hutton dans le rôle-titre) d’une des premières stars. Mais au fait, c’est qui George Marshall ? On connaît son nom pour Le Dahlia bleu, Femme ou démon avec Marlene Dietrich et James Stewart, or il a justement débuté sa carrière en 1916 et tourne peu après des serials avec Ruth Roland, une vedette de l’époque et « rivale » de… Pearl White. Il est en quelque sorte un enfant de ce cinéma ancien. Si bien que ce cinéaste-là s’intéresse à une cinématographie et à un temps du spectacle qu’il aide d’autant plus à faire revenir qu’il les a connus. Il n’a pas seulement répondu à une commande, un besoin du public tel que le studio se le figurait (celui de se réfugier dans un passé transfiguré), mais aussi à son propre désir ; il a sans doute mobilisé ses souvenirs.
Sur un cycle comme celui-ci qui n’est pas la rétrospective d’un cinéaste, vous sentez-vous plus libre ?
Je crois à la pertinence de la politique des auteurs mais je me suis dit : « voilà un sujet où la politique des auteurs m’aide et ne m’aide pas » ; ici, je ne pouvais me repérer en m’accrochant aux noms des cinéastes. Même s’il n’y a pas de hasard, les grands films sont faits par les grands auteurs comme Donen, Kelly, Minnelli ou Wilder. Le fil rouge ici tient davantage à une période historique (1944/1945-1955), un studio (MGM, Paramount…), un acteur ou une actrice, et surtout aux différentes occurrences d’un même sujet « rétro ». Je pouvais naviguer dans la production courante du cinéma américain d’après-guerre, soit découvrir des films sans plus value artistique particulière. Plus qu’une politique de l’auteur, c’était en quelque sorte une « politique du film », qu’il soit bon, moyen ou médiocre.
Mais du fait même des contours de ce cycle, un aspect m’inquiétait. On se le répète sans cesse à la Cinémathèque : « on ne programme pas un titre, on programme une copie ». Or, autant le corpus qui m’intéressait avait été énormément vu en son temps, autant il s’agit aujourd’hui de films délaissés, donc moins bien conservés, pas forcément restaurés ni numérisés, existant sur des supports impropres à la projection ou inaccessibles à moins de dépenser une fortune en transport… Chantons sous la pluie peut être facilement projeté en DCP, mais quid de Ziegfeld Follies ? Il faut donc trouver des copies d’époque…, en 35 mm ou en 16 mm, soit dans les collections de la Cinémathèque idéalement, soit auprès d’autres archives. Est-ce que les couleurs de ces copies rares, parfois une seule en Europe pour un titre, n’ont pas viré ? Pour toutes ces raisons, cette programmation ne pouvait être que celle d’une cinémathèque, et plus encore peut-être l’une de celles d’un festival consacré à montrer des films restaurés et des incunables dans des copies vintage. D’où l’idée de Jean-François Rauger d’en parler à Pauline de Raymond. Et au sein de l’équipe de programmation, chargé de la recherche de copies pour le festival, Guelfo Ascanelli, un « limier » hors pair, a su dégoter des copies 16 et 35 mm d’époque, de Ziegfeld Follies, de Houdini, des Exploits de Pearl White, de Valentino…, des copies de toute beauté, en « glorious Technicolor ».
Pouvez-vous nous parler de cette esthétique du Technicolor dans ces films et de leur côté un peu… excessif ?
Le Technicolor est dominant dans ces films, biopics et comédies musicales, et il est l’un des véhicules majeurs de leur parfum nostalgique. Ce sont des fictions « rétros », qui fantasment un temps du spectacle d’avant, d’avant la catastrophe de la guerre. Et le Technicolor est un procédé génial d’idéalisation car il représente la « réalité » avec des couleurs qui n’existent pas dans le réel. C’est une façon de dire aux spectateurs : « Regardez comme le monde d’hier est “regrettable”, il existait dans des couleurs qui ont disparu depuis. » Le Technicolor avait un peu pour le monde ici-bas la fonction des vitraux d’église dans leur représentation de l’au-delà. Le Technicolor rehausse la réalité en la travestissant, il la maquille. Il apparaît comme une sublimation, un colorant ou un agent de conservation d’un temps qui n’a pas existé sous cette forme mais dont on voulait croire qu’il pouvait prendre cette allure-là.
Dans votre conférence, vous avez utilisé le terme d’« escapisme », n’est-ce pas l’essence même de la comédie musicale ?
Oui, sauf qu’il existe des comédies musicales qu’on pourrait qualifier de « réalistes », comme Un jour à New York de Stanley Donen et Gene Kelly, révolutionnaires et minoritaires. Dans le cinéma hollywoodien, la grande tendance est à l’entertainment, et le divertissement c’est justement l’évasion ou l’« escapisme » (de l’anglais, to escape). Le divertissement, c’est ce pour quoi beaucoup vont au cinéma (« j’y vais pour m’évader », entend-on souvent) mais c’est aussi la diversion, ce qui vous détourne à dessein d’autres pensées. Aucune image n’est neutre, sans intention ou arrière-pensée. Or les films qui ne cessent de s’affirmer comme du pur entertainment ont une fonction idéologique comme les films ouvertement idéologiques. Toute image qui s’affiche comme ne voulant rien veut évidemment quelque chose, elle se projette à la place d’une autre qu’elle masque et qui manque. De ce point de vue, la schizophrénie ou la puissance du cinéma hollywoodien d’après-guerre, c’est d’avancer sur deux jambes, qui marchent en sens inverse l’une de l’autre…, d’un côté la comédie musicale et de l’autre le film noir.

In the Good Old Summertime (1949)
La comédie musicale est un véhicule d’évasion dans l’espace, et dans le temps quand son intrigue cumule un effet « rétro ». En quelque sorte, toute comédie musicale contient en elle-même un « effet Brigadoon ». Il y a des contre-exemples tardifs mais dans la majorité des comédies musicales d’après-guerre nourries des spectacles de Broadway, rien ou presque de l’époque ne s’insinue alors que dans celles de Busby Berkeley dans les années 1930, on le sait, il y a des allusions manifestes à la Grande Dépression, autant de signes qui cherchaient à s’infiltrer et étaient accueillis dans des fictions par ailleurs d’un escapisme délirant. Dans l’après-guerre, les comédies musicales paraissent une forteresse. Des films comme Le Chant du Missouri ou In the Good Old Summertime, pour citer deux titres avec Judy Garland, ou Annie, la reine du cirque (d’après la vie d’Annie Oakley, tireuse d’élite au temps de Buffalo Bill), semblent vraiment pensés et organisés comme des remparts contre le temps présent ou celui qui vient de passer. Ce sont des fictions escapistes, certaines crispantes (Annie, la reine du cirque, avec Betty Hutton, qui remplace Garland…), certaines géniales et bouleversantes (Le Chant du Missouri).
Est-ce toujours le cas maintenant ? On pense par exemple aux films Disney ou de super-héros.
Il y a un film qui m’a beaucoup intéressé, autour duquel j’ai beaucoup tourné, qui se situe à la fois hors de mon corpus (ce n’est pas une fiction historique, le récit a l’âge du film) et complètement dedans (c’est l’esprit de Barnum ressuscité) : Sous le plus grand chapiteau du monde de Cecil B. DeMille (1952) – et encore un souvenir d’enfance… Regardez dans le film la façon dont le spectateur du cirque, le spectateur au spectacle, est représenté : on pourrait le prouver par un jeu de photogrammes, qu’il soit petit ou « grand », vraiment un enfant ou un adulte, seul, en famille ou en groupe, en gros plan ou en plan d’ensemble, il est systématiquement montré en train de manger, de boire, d’ingurgiter du popcorn ou un soda, comme un nourrisson ; le spectacle américain le nourrit depuis toujours et pour toujours. Les textes de James Agee, le plus grand critique américain d’après-guerre ‒ une de mes joies de lecture à l’occasion de cette recherche (Agee on Film, textes écrits entre 1941 et 1948, édités pour la première fois en 1958) ‒, en appelaient entre autres à des films hollywoodiens faits pour un spectateur de plus de cinq ans d’âge mental. Le même Agee écrivait en 1950, à l’occasion d’un portrait de John Huston et pour mieux faire ressortir par contraste la valeur d’un tel cinéaste : « Presque tous les films sont tournés à partir de ce présupposé, que le spectateur est passif et qu’il désire rester passif ; tous les efforts sont faits pour lui mâcher le travail ‒ la vision, l’explication, la compréhension, jusqu’à l’émotion. »
Quand je vois la production hollywoodienne d’aujourd’hui, du moins le cinéma américain dominant c’est-à-dire l’hégémonie du blockbuster, je constate qu’il est produit selon des schémas, des recettes, voire des algorithmes. L’intrigue est absolument déterminée, prévisible et les péripéties peuvent être anticipées. On est devant un film-programme qui ne cherche à se différencier du précédent que par surenchère et s’accomplit avec la complicité de ce que James Agee appelle notre passivité. Comme dans un sursaut de présence et d’existence, le spectateur peut voir chacun de ces films dans l’attente d’une surprise : qu’est ce qui pourrait venir contrarier le programme, le faire « bugger » ? Un plan, une figure, un geste, une idée, une situation qui déroutent le déroulé désiré, ce déroulé auquel on vient assister parce qu’on le sait sans surprise, auquel on se soumet ? C’est aujourd’hui comme hier le même plaisir et espoir d’être nourri et rassuré, au contraire d’être sollicité, provoqué, dérouté, désarçonné. Le spectateur va être mené de A à Z dans une fiction de deux heures ou deux heures et demie.
Il y a continuité. Dans cette production industrielle massive, comme dans certaines fictions rétros de l’après-guerre hollywoodien, le film de « consommation courante » relève d’un programme, parfois superbement exécuté, mais qui pense le spectateur toujours de la même manière. C’est-à-dire comme « l’enfant » de Sous le plus grand chapiteau du monde. C’est en cela aussi que Le Chant du Missouri de Minnelli est précieux et que le personnage de la petite « Tootie » (Margaret O’Brien) a tant marqué les esprits, en 1944 comme maintenant : il existe au moins une représentation de l’enfance dans le cinéma américain d’après-guerre qui ne confonde pas l’enfantin et l’infantile.
Y-a-t-il eu selon vous un courant ou une époque qui a pu aller contre cette passivité du spectateur ou contre l’idéalisation d’un monde passé ?
Contre l’idéalisation, rarement. En avançant dans cette idée de programmation et plus le corpus se précisait, plus il apparaissait un rapport avec le cinéma américain des années 1970 que je ne soupçonnais pas. Cela venait répondre en creux à des questions qui n’étaient pas directement l’objet du livre que Jean-Baptiste Thoret et moi-même avions consacré au road movie (Road Movie, USA, Hoëbeke, 2011). L’idéalisation des années 1930 n’a pas été le sujet du cinéma hollywoodien des années 1940 et 1950, bien au contraire : trop proche, trop difficile de rêver à la décennie de la « Grande Crise ». Les fictions rétros ne vont pas au-delà de 1929 (Chantons sous la pluie), soit l’année du passage au Parlant et l’an 01 de la Dépression. Ce retour en arrière-là reviendra au cinéma des seventies. La valorisation des années 30, des années supposées contenir a posteriori dans leur dureté et leur dénuement mêmes le secret de l’identité américaine, sera une grande croyance du cinéma des années 70, et particulièrement du road movie : Bonnie and Clyde et Alice’s Restaurant d’Arthur Penn, En route pour la gloire d’Hal Ashby, La Barbe à papa de Peter Bogdanovich, Honkytonk Man de Clint Eastwood, etc., tous manifestent un désir de revenir aux années 30, même d’autres films non historiques (Point limite zéro de Richard Sarafian, par exemple), tous rêvent du temps des Raisins de la colère. En cette époque de contestation, de manifestation et d’opposition à la guerre du Vietnam, de crise de l’identité américaine, les années 30, du fait de leur violence même, auraient mis à nu, révélé ou rappelé l’Américain « authentique », parvenu à une définition quasi « pure » de lui-même, une définition là aussi perdue en chemin. Le cinéma des années 70 fantasme les années 30 comme le cinéma des années 40-50 fantasme celui des années 10-20.

Rain or Shine (1930)
Les fictions rétros de l’après-guerre produisent une représentation du spectacle qui édulcore, autant dire escamote, sa réalité. Le vrai monde du spectacle des années 10 et 20, celui que les années 40 et 50 « colorisent », le monde du vaudeville, du cirque, de Broadway, du Muet, tout ce monde d’« attractions » et de freak shows, est en réalité un monde violent, dur, sale, épuisant, un monde souvent pauvre, un monde de prolétaires. Pour en voir une image réaliste, il ne faut certes pas regarder du côté d’un cinéma d’après-guerre qui travaille plutôt à refouler cette vérité, mais plutôt du côté d’un film du jeune Frank Capra, Rain or Shine (1930), ou du côté d’un Tod Browning, disons de The Show ou L’Inconnu (1927 tous les deux) à Freaks (1932). Drôle de hasard, le dernier film de Browning date de 1939 alors que lui-même décède en 1962, soit vingt-cinq années d’inactivité. À partir de la guerre, les studios hollywoodiens ne veulent plus d’un cinéaste comme lui, exit les monstres. Le spectacle de foire ou « monstrueux » devient familial dans son revival cinématographique de l’après-guerre.
L’idéalisation dans l’après-guerre du spectacle d’avant-guerre ne dépasse pas le milieu des années 1950 et, symptomatiquement, on peut dater le début d’une nouvelle ère de la représentation à L’Homme aux mille visages (1957), soit un biopic Universal en noir et blanc sur Lon Chaney, l’inquiétant et génial acteur du temps du Muet interprété par James Cagney. Et Lon Chaney, qu’est-ce sinon le retour de Tod Browning via son acteur fétiche… Le refoulé finit par faire retour. La même année 1957, on compte bien aussi un surgeon tardif d’une décennie d’idéalisation, The Buster Keaton Story, mais la tendance vire aux évocations moins amènes, voire tristes et violentes : Love Me or Leave Me de Charles Vidor, d’après la vie de la « Ziegfeld girl » Ruth Etting et du gangster « Moe » Snyder/James Cagney (un « dramatic musical » selon la bande annonce, 1955) ; The Joker Is Wild du même Vidor, avec Frank Sinatra dans le rôle de Joe E. Lewis, chanteur contraint au stand up après qu’un mafieux de Chicago lui a sectionné les cordes vocales ; et aussi Jeanne Eagels avec Kim Novak, The Helen Morgan Story avec Ann Blyth et Paul Newman, The George Raft Story avec Ray Danton… Ou comment en finir, pour le dire autrement et du côté des acteurs, avec le jeu ou le sur jeu d’une Betty Hutton, d’une Doris Day, d’un Dan Dailey… On s’achemine peu à peu vers un autre type de retour en arrière – et ainsi jusqu’aux années 1960 et au « Nouvel Hollywood » qui incarnent le désir, à la mode hollywoodienne, d’une sorte de réalisme démystificateur (Harlow, W.C. Fields and Me, The Day of the Locust, Le Dernier Nabab…).
En extrapolant, peut-on dire que Hollywood est condamné à sans cesse regarder en arrière ? On a presque l’impression qu’aujourd’hui les plus vieux (Eastwood, Scorsese, Spielberg, Allen…) sont les plus modernes et les jeunes dans la réminiscence, la recherche d’une période passée…
Peut-être… Hollywood sait se faire revenir à intervalles réguliers et sous différentes formes, parfois celles de commémorations ou célébrations autant faites pour oublier que pour se souvenir. Mais je pense à une grande différence entre le cinéma actuel des blockbusters et celui qui a précédé le Nouvel Hollywood : dans les années 1960, les studios historiques qui reproduisaient les anciennes formules très coûteuses d’un cinéma populaire, comédies musicales ou films à grand spectacle, faisaient soudain plus de bides que de succès. Désemparés, les dirigeants des studios ont été de fait contraints de remettre en cause leur modèle économique et de se demander ce qui pouvait marcher, à l’heure d’Easy Rider, un film produit « out of the blue », en tout cas un film hors de leur mode de pensée. La renaissance hollywoodienne des années 1970 a profité d’une crise, or le cinéma commercial américain actuel s’avère rentable, blockbusters et « feel good movies » confondus, il fonctionne au box-office. La seule raison pour l’industrie hollywoodienne de se détourner de son fonctionnement amnésique serait que le spectateur se lasse et se détourne des formules qu’il plébiscite chaque semaine…
Hollywood ne réfléchira à un autre cinéma que sous la contrainte, tant que le spectateur ne fera pas « grève » on continuera à faire et à subir des films comme Transformers ou je ne sais quelle autre franchise… À l’inverse, à l’exception de deux néo-comédies musicales à succès, La La land et The Greatest Showman, le cinéma hollywoodien récent ne semble pas chercher refuge et réassurance dans la réactivation idéalisée de spectacles d’antan, le musical des années 1950 pour l’un et le « Barnum » de la deuxième moitié du XIXème siècle pour l’autre. Ce n’est peut-être pas plus mal bien qu’un cinéma seulement amnésique, ne faisant que reprendre une formule ayant fonctionné l’année dernière, serait un cinéma mort. En tout cas, plus que le fantasme d’un « retour en arrière » comme dans les dix ans et plus de la guerre et de l’après Deuxième Guerre mondiale, on jurerait aujourd’hui plutôt une fuite en avant…

Retour en arrière, encore : The Greatest Showman (2017)
[1] Les titres en gras désignent les films projetés lors de la sixième édition du festival « Toute la mémoire du monde ».
[2] « Chromo » : image, tableau de plus ou moins mauvais goût, aux couleurs criardes.
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